|
«Je
ne suis pas bourdivin, je suis marxiste, dit ce sociologue argentin.
Mais il était pour nous un allié, un repère»
Elle
voudrait comprendre pourquoi les Français célèbrent
ainsi un intellectuel mort, «comme des Australiens porteraient
le deuil d’un joueur de rugby»… Nicola Bullard est australienne,
elle taquine à l’anglo-saxonne. Puis elle devient sérieuse
– hé oui, bien sûr, Pierre Bourdieu a compté pour
elle. Elle était étudiante, se destinait à l’enseignement,
elle avait lu sa critique de l’école, «cet instrument
de reproduction sociale», et ses yeux étaient décillés.
C’est aussi comme cela que l’on remet en question les évidences,
que l’on apprend à penser contre, et que l’on devient militant.
La jeune femme anime Focus on the Global South: un institut de recherche
sur la mondialisation, pilier du Forum social de Porto Alegre, où
ils sont quelques-uns, ces jours-ci, à regretter le sociologue
disparu. «Ce sont toujours les gens bien qui disparaissent,
lâche le Belge Eric Toussaint, responsable du Comité
pour l’annulation de la dette du tiers-monde. Bourdieu, je l’avais
découvert à l’adolescence, il y a plus de trente ans.
Il savait trouver des mots pour notre combat. Il va me manquer.»
Bourdieu aurait-il été chez lui à Porto Alegre?
Sans doute. Même s’il n’est jamais venu visiter ce lieu de résistance.
Bourdieu ne voyageait plus aux Amériques. On murmure, ici,
qu’il aurait pu, cette fois-ci, si la mort ne l’avait pas fauché…
Regrets mystiques pour un prophète social? N’exagérons
rien. Mais tout de même: quand Bourdieu est mort, le journal
«Folha de Sao Paulo» lui a rendu les honneurs, comme l’argentin
«Clarin», le grand quotidien d’un pays en crise vitale.
La presse et les intellectuels latino-américains restent branchés
sur les intellectuels de la vieille Europe. Ce qu’ils célèbrent
à travers Bourdieu, c’est aussi ce lien maintenu avec un monde
de concepts et de polémiques savantes, comme un antidote à
la barbarie marchande qui risque de les emporter. Ils rendent également
hommage à leur jeunesse: «Beaucoup de sociologues,
d’universitaires brésiliens et latino-américains se
sont formés en France, explique Helgio Trindade, professeur
de sciences politiques à l’Université fédérale
du Rio Grande do Sul. Les théories de Bourdieu sur la reproduction
des élites ont imprégné notre vision de la société.»
Si le premier Bourdieu, celui de «la Reproduction», a
durablement impressionné les universitaires latinos, le second
Bourdieu, celui de «la Misère du monde» et des
engagements militants, a trouvé un public politique. En 1995,
Emilio Taddei, membre du réseau de sociologues progressistes
Clacso, est un jeune étudiant argentin à Paris qui fréquente
les gauches radicales françaises. Il assiste à la rencontre
entre Bourdieu et les cheminots en grève. Il n’en devient pas
bourdivin, «je suis marxiste». Mais, de retour
à Buenos Aires, il découvre en Bourdieu un allié,
un repère du mouvement antilibéral. «Il n’avait
pas des analyses particulièrement originales, mais il avait
du poids. Ses livres ont été traduits. "Le Monde diplomati-que",
qui publiait ses articles, est très lu chez nous.»
Le second Bourdieu dénonçait les puissants, les dominants,
la globalisation et la fausse objectivité du système
médiatique. Etrangement, c’est avant tout sa réprobation
des médias qui aura séduit certains responsables de
la gauche brésilienne. «Tout simplement parce que nous
avons le système médiatique le plus totalitaire du monde,
explique Marco Aurelio Garcia, adjoint à la Culture à
la mairie de Sao Paulo, ancien étudiant à l’Ecole des
Hautes Etudes à Paris, dans les années 60. Nous sommes
en butte à un pouvoir médiatique qui veut nous minorer,
nous caricaturer, voire nous criminaliser.» En France, Bourdieu
semblait parfois excessif, y compris aux yeux de la presse de gauche.
Au Brésil, ses diatribes paraissaient exprimer le simple bon
sens. «Le pouvoir de Tele Globo, notre géant télévisuel,
a commencé avec le règne des militaires dans les années
60», accuse Tarso Genro, le maire de Porto Alegre. Bourdieu,
dans sa radicalité, se retrouvait parfois étranger en
France, ce pays encore préservé des grandes invasions
néolibérales. Mais cet homme pensait d’abord pour les
combattants du front.
|
|