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Il n'y a pas de démocratie effective sans vrai contre-pouvoir critique.
L'intellectuel en est un, et de première grandeur. » Ainsi
parlait Pierre Bourdieu, l’un des plus éminents sociologues français,
décédé mercredi soir à Paris à l’âge de 71 ans des
suites d’un cancer. Interlocuteur majeur du débat de société en France
depuis les années 70, cet agrégé de philosophie passé à la sociologie
s’est d’abord fait connaître à travers des essais sur l’Algérie,
où il était enseignant entre 1958 et 1960. De retour en France,
il occupe à partir de 1964 le poste de directeur d'études à
l'Ecole pratique des hautes études, future Ecole des hautes études
en sciences sociales (EHESS). Ecrits en collaboration avec Jean-Claude
Passeron, Les Héritiers : les étudiants et la culture (1964)
puis La Reproduction : éléments d'une théorie du système
d'enseignement (1970) fondent sa réflexion sur le système
éducatif français, débouchant sur une remise en cause radicale
qu’il ne cessera d’approfondir et d’affiner au fil des décennies,
souvent à la demande des pouvoirs politiques. Son engagement
pour une sociologie ouverte, éclairée par des modes de réflexion extérieurs
à elle, aboutit en 1968 à la fondation avec Raymond Aron
du Centre de sociologie européenne puis, en 1975, à la création
des Actes de la recherche en sciences sociales, revue-manifeste
pour une nouvelle pensée sociologique. Parallèlement, il travaille
sur la perception sociale de l’art, dans le rapport de la collectivité
aux musées et à la photographie. Six ans plus tard, il devient
titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France et
publie plusieurs essais importants : Le Sens pratique, Leçon
sur la leçon, Ce que parler veut dire. C’est l’époque des
premières prises de position médiatiques, avec notamment le soutien
à la candidature de Coluche aux présidentielles de 1981. Cette
tendance au « passage à l’acte » sera bientôt sa signature
: plaidant pour une sociologie en action, il n’hésite pas à descendre
dans la rue et à donner de la voix pour protester face au péril
grandissant de la mondialisation, qui devient son principal cheval
de bataille dans les années 90. A travers une recherche sur la souffrance
sociale tout d’abord (La Misère du monde), en se livrant
ensuite à une critique de l’instrumentalisation des médias et
notamment de la télé (Sur la télévision. Le champ journalistique
et la télévision et Sur la télévision. L'emprise du journalisme)
; enfin, en allumant des « contre-feux » pour ralentir la marche du
néo-libéralisme (Contre-feux. Propos pour servir à la résistance
contre l'invasion néo-libérale et Contre-Feux 2. Pour un mouvement
social européen). Ce combat théorique se double d'une action sur
le terrain, comme en décembre 1995 à l’occasion des grèves
contre la réforme Juppé de la Sécurité sociale, dans le soutien aux
sans-papiers et aux associations anti-mondialistes sur le modèle
desquelles il a fondé Raisons d’agir.
Marquée
par une ouverture sans précédent de la recherche sociologique aux
champs philosophique, anthropologique, ethnologique, scientifique,
littéraire et économique, la pensée de Pierre Bourdieu est aujourd’hui
saluée en France et dans le monde, notamment aux Etats-Unis où
elle est largement diffusée, pour son caractère novateur et résolument
original.
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