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ierre
Bourdieu est décédé mercredi 23 janvier 2002,
à l’âge de 71 ans. Titulaire de la chaire de sociologie
au Collège de France depuis 1981, Pierre Bourdieu était
reconnu comme ayant renouvelé la sociologie dans les années
60. Élève de l’École normale supérieure,
il passe l’agrégation de philosophie et commence sa carrière
universitaire à la faculté des lettres d’Alger, en 1958.
Ses premiers travaux sont consacrés à ce pays «Sociologie
de l’Algérie» en 1958 et «Le Déracinement»,
en 1964.
Le
sociologue touche rapidement à tous les domaines de réflexion: culture,
art, littérature, politique, médias, fonction publique,
misère sociale.
Bourdieu
contre la mondialisation sans éthique
Dans
un entretien au Monde en 1992, il expliquait: «ce que
je défends, c’est la possibilité et la nécessité
de l’intellectuel critique. Il n’y a pas de démocratie effective
sans vrai contre-pouvoir critique. L’intellectuel en est un et de
première grandeur». Dans un texte relatif aux «objectifs
d’un mouvement social européen», publié au printemps
2000 par Le Monde, Pierre Bourdieu écrivait: «Tout
ce que l’on décrit sous le nom à la fois descriptif
et normatif de «mondialisation» est l’effet, non d’une fatalité
économique, mais d’une politique, consciente et délibérée,
celle qui a conduit les gouvernements libéraux ou même
socio-démocrates d’un ensemble de pays économiquement
avancés à se déposséder du pouvoir de
contrôler les forces économiques et celle surtout qui
est délibérément organisée dans les «green
rooms» des grands organismes internationaux, comme l’OMC ou au
sein de tous les «networks» d’entreprises multinationales».
Il s’élevait contre cette mondialisation là, refusant
le choix entre la mondialisation conçue comme «soumission
aux lois du commerce» et au règne du «commercial»,
qui est toujours «le contraire de ce que l’on entend à peu
près universellement par culture», et la défense
des cultures nationales ou «telle ou telle forme de nationalisme
ou localisme culturel».
«La
politique néo-libérale, fondée sur une vision
étroite de l’économie, a pour objectif de détruire
tous les collectifs (État, associations, familles, etc.), à
mesure que l’État social dépérit, la précarisation
des emplois féminins augmente. C’est ainsi qu’au bout du compte,
le néo-libéralisme se présente sous les dehors
de l’inévitabilité. Pourquoi? Ce qui est affaibli, c’est
que j’appelle la «main gauche» de l’État (hôpitaux,
services sociaux). De son côté, la «main droite»
de l’État (hauts fonctionnaires, énarques, etc.), professe
et impose (aux autres) les principes néo-libéraux. Bref,
la mondialisation-globalisation n’est pas une homogénéisation,
mais au contraire, elle est l’extension de l’emprise d’un petit nombre
de nations dominantes sur l’ensemble des places financières
nationales.»
La
responsabilité des intellectuels et l’engagement de Bourdieu.
Face
au silence des politiques, il en appelait à la mobilisation
des intellectuels. «Ce que je défends, expliquait-il dans
ce même entretien, c’est la possibilité et la nécessité
de l’intellectuel critique». Il ajoutait: «il n’y a pas
de démocratie effective sans vrai contrepouvoir critique. L’intellectuel
en est un et de première grandeur». On l’aura compris,
Bourdieu pointait du doigt l’intellectuel organique selon Gramsci.
Celui qui «trahit» constamment, à l’égal des
clercs de Benda pour être bien vu par les princes du moment.
J’ai
prêché écrivait-il, l’intellectuel collectif un
peu partout, par le biais de la revue Liber, notamment. Un
des problèmes de cette utopie, c’est l’accès aux médias: mon
souhait est de redonner aux intellectuels la propriété
de leurs moyens de diffusion, de leur permettre de parler plutôt
que d’être parlés par les médias.
Ce
combat contre le néo-libéralisme sous toutes ses formes,
Pierre Bourdieu y avait sa vie. De plus en plus, il s’efforçait
de combiner la posture du savant et celle du militant en mettant ses
connaissances scientifiques au service de son engagement politique.
«Je me suis trouvé par la logique
de mon travail, soulignait-il dans un de ses derniers ouvrages
(Contre-feux 2. Pour un mouvement social européen),
à outrepasser les limites que je m’étais assignées
au nom d’une idée de l’objectivité qui m’est apparue
comme une forme de censure».
Il
se disait soucieux de «faire sortir les savoirs de la cité
savante» afin d’offrir de solides bases théoriques à
ceux qui tentaient de comprendre et de changer le monde contemporain.
Bourdieu
le mal-aimé des médias
Cette
lutte contre le «nouvel ordre», passait aussi par une mise
en cause des médias, que Pierre Bourdieu jugeait soumis à
une logique commerciale croissante et auxquels, il reprochait de donner
la parole, à longueur de temps, à des «essayistes
bavards et incompétents». Dans l’une de ses dernières
interventions, en 1999, il s’était adressé aux responsables
des grands groupes de communication. Dans ces «questions aux vrais
maîtres du monde», il affirmait notamment: «ce pouvoir
symbolique qui, dans la plupart des sociétés, était
distinct du pouvoir politique ou économique, est aujourd’hui
réuni entre les mains des mêmes personnes, qui détiennent
le contrôle des grands groupes de communication, c’est-à-dire
de l’ensemble des instruments de production et de diffusion des biens
culturels».
Bourdieu
était particulièrement critique quant au rôle
des médias dans ce processus. Car ceux-ci, disait-il, «contribuent
pour une part par légèreté, par insouciance,
par ignorance aussi, au ronron néo-libéral. Sans compter
ceux qui se font le relais de discours politiques conservateurs, présentés
comme modernistes... Comme tous les bons menteurs, ils mentent bien,
parce qu’ils sont eux-mêmes trompés. La sociologie a
ce privilège de produire un consensus négatif, de faire
l’unanimité des journalistes, des artistes et autres, contre
elle, car elle dit sur eux des choses douloureuses à entendre.
Pour faire écrivain, par exemple, il est de bon ton d’afficher
son mépris pour la sociologie» (Entretiens avec Pierre
Bourdieu. Propos recueillis par Jérôme Meizoz, 11mars
1998. Parution in Le Temps P.11 Genève, 28-29 mars 1998).
Le
fin connaisseur de l’Algérie
Bourdieu
était aussi un ami de l’Algérie. Indépendamment
de ses études multiples sur l’Algérie et qui font autorité,
Bourdieu a formé aussi plusieurs sociologues algériens
de renom. En tant qu’observateur critique, il a toujours pris position
quand l’Algérie avait rendez-vous avec l’histoire. Son appel
pathétique concernant les évènements du 17 octobre
1961 est, à bien des égards, courageux. Écoutons-le:
«j’ai maintes fois souhaité que la honte d’avoir été
le témoin impuissant d’une violence d’État haineuse
et organisée, puisse se transformer en honte collective. Je
voudrais aujourd’hui que le souvenir des crimes monstrueux du 17 octobre
1961, sorte de concentré de toutes les horreurs de la guerre
d’Algérie, soit inscrit sur une stèle en un haut lieu
de toutes les villes de France, et aussi, à côté
du portrait du Président de la République, dans tous
les édifices publics: mairies, commissariats, palais de
justice, écoles, à titre de mise en garde solennelle
contre toute rechute dans la barbarie raciste» (Le 17 octobre
1961, un crime d’État à Paris, Paris, éditions
La Dispute, mai 2001).
Repose
en paix Maître, Que la terre te soit légère.
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