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bien même ne suis-je qu’un lecteur anonyme de son œuvre, je
tiens à dire qu’un immense vide et une profonde tristesse m’envahissent
depuis la disparition de Pierre Bourdieu. Je revois encore ce petit
message électronique qu’il m’avait envoyé le 10 janvier
pour me remercier chaleureusement d’une lettre dans laquelle je lui
faisais part de ma dette envers lui. Alors qu’il était souffrant
et « voué », comme il me le disait, « à
des retours moroses sur les choses de la vie », je me demande
aujourd’hui même, sachant que son temps à vivre était
précieux, ce qui le motivait de répondre aux admirateurs
anonymes. Je ne le saurai sans doute jamais…
Comment évoquer les effets qu’a pu produire la sociologie de
Pierre Bourdieu sur une trajectoire sociale comme la mienne sans donner
l’impression de verser dans un narcissisme complaisant, mâtiné
d’une « illusion biographique », c’est-à-dire cela
même que décriait cet auteur à propos des histoires
de vie ? Il m’est difficile d’éviter entièrement
ce travers, faute peut–être de savoir manier l’art de la socio–analyse.
Mon témoignage s’exprime ici à partir d’une lettre que
j’ai envoyé à Pierre Bourdieu en septembre 1998, elle
recèle énormément de défauts, de maladresses
et de naïveté, du moins je le crois ; cependant,
cette lettre était animée d’une intention sincère
et quasi–affective. Le texte ci–dessous a été suivi
d'une réponse de Pierre Bourdieu. Je me revois encore, bêtement
heureux de l’avoir touché…
Pardonnez
la longueur de ma lettre…
Nantes, le 3 / 09 / 98
Mr Pierre Bourdieu
En imaginant « la montagne » de courriers que vous recevez
chaque jour, sans doute assommante, et toutes les sollicitations dont
vous faites l’objet en tous lieux, on se dit - je me dis - que l’espoir
d’intéresser votre attention ne peut être que vain et
illusoire. Pourtant, sachant combien la rencontre de votre œuvre a
profondément marqué ma trajectoire sociale, la tentation
pour moi est forte de vouloir exprimer toute ma reconnaissance, ma
dette à votre égard, au risque d’être maladroit
et de vous importuner inutilement.
Loin de moi l’idée de vous ennuyer avec des propos narcissiques,
égocentriques et de vous présenter un menu d’éloges,
de compliments auxquels vous êtes sans doute trop habitué ;
mon désir est fort de vouloir vous faire entendre, et contre
vos détracteurs, la vertu libératrice de votre sociologie
en esquissant brièvement ce que doit mon parcours biographique
à votre lecture (Par le fait de vous avoir lu, d’apprenti ouvrier
je suis devenu étudiant en sociologie). Pardonnez le style
et le contenu de mes propos qui n’ont rien d’originaux mais qui espèrent
au moins vous sensibiliser.
Bien qu’elles ne feront pas l’objet de mes commentaires, je tiens
à vous dire que les dernières critiques à votre
encontre m’encouragent à choisir ce moment opportun pour vous
écrire et vous soutenir : les positions de Verdès
– Leroux et de Luc Ferry me font trembler de désespoir car
elles témoignent de leur paresse intellectuelle et de leurs
préjugés plus proches des boulets de canon de la polémique
que d’un exercice plus soucieux « d’hérméneutique »
auquel on devrait s’attendre chez de tels universitaires. Contre tous
ces intellectuels prisonniers de leurs lunettes scolastiques et aussi
pour vous soutenir, j’aimerais opposer la réaction enthousiaste
d’un ancien « dominé » qui découvre un jour,
hors des voies traditionnelles de l’école, l’éclatante
vérité de vos réflexions conceptuelles.
Une des seules critiques que je formulerais à votre égard
est que plus je vous lis, plus je me persuade que votre œuvre sera
toujours difficile d’accès pour celles et ceux dépourvus
d’outils nécessaires à son appropriation. En ce qui
me concerne, je dois vous dire qu’à l’âge de 21 ans,
CAP et BEP d’électromécanicien en poche et quelques
rudiments autodidactiques en tête, ce fut une véritable
guerre avec moi même pour réussir à vous déchiffrer.
Permettez moi de relater la manière dont j’ai découvert
votre sociologie alors que j’étais apprenti à l’usine
et voué à d’autres intérêts.
En 1987, à la suite d’une scolarité « problématique »
qui m’avait mené involontairement en lycée professionnel,
mes débuts à l’usine comme apprenti ouvrier m’ont curieusement
tourné vers des plaisirs culturels bien éloignés
du caractère de la formation professionnelle que je recevais
au sein de mon entreprise. Un sentiment de déclassement social
et de désillusion étaient à l’origine de mon
engouement pour la lecture (littérature, philosophie en particulier)
pendant mes temps de loisirs et mes moments de pause à l’usine.
Ce plaisir tardif constituait une sorte d’échappatoire, je
le devais sans doute à l’éducation de mes parents (ma
mère aussi était autodidacte). Mon expérience
du travail ouvrier (chaîne et autres activités d’exécution)
provoquait en moi une souffrance sociale qui me mettait en porte à
faux avec cet univers industriel dans lequel je me sentais durablement
condamné à rester. Pour moi, hors de l’usine, il n’y
avait point de salut. Le monde ouvrier, avec toute la prudence qui
s’impose pour en parler, ne m’était guère étranger
depuis mon enfance vécue en ZUP et ma scolarité passée
avec les enfants issus de ce milieu. Je n’étais pas « enfant
de prolos », mais les milieux populaires faisaient partie de
mon quotidien.
Un peu plus tard, tout un travail autodidactique m’a beaucoup aidé
pour comprendre le sens de ma trajectoire sociale et les multiples
formes de domination et de ressentiment que j’observais chez mes camarades
scolaires et, ultérieurement, chez mes collègues de
travail. Pendant mon expérience de l’usine, je m’étais
mis à lire de la philo, au prix d’une profonde torture pour
y comprendre quelque chose ; des ouvrages de vulgarisation et
des prises de notes m’aidaient à aborder certains auteurs abstrus.
Il m’ a fallu batailler dur pour comprendre quelques fragments de
« La critique de la raison pure », des passages de « L’Etre
et le temps », des textes de l’école de Francfort, de
Foucault… Plus proches de mes propres expériences je lisais
Simone Weil (« La condition ouvrière »), Robert Linhart
(« L’Etabli »). Chez moi ou à l’usine, pendant mes
courts moments de pause, je m’astreignais à un exercice presque
ascétique de lectures philosophiques. Je revois encore tous
mes efforts, parfois désespérés pour me familiariser
avec la « haute » réflexion ; on m’en dissuadait,
« tu n’es pas fait pour les études » pensait-on dans
mon entourage. Une anecdote me revient sur mon lieu de travail (1989) :
habillé en bleu, les mains graisseuses, j’eus le culot de rédiger
l’introduction d’un sujet de philo (destiné au professeur de
ma sœur, alors en terminale) sur un petit carnet de notes, et sous
les yeux de techniciens affairés aux réglages d’une
presse à injection qui pensaient très naturellement
que je m’intéressais à leur manière de travailler.
J’étais là et ailleurs.
Enfin, il y eut un jour ce petit livre de Ferry–Renaut, « La
pensée 68 » que j’avais acheté un peu par hasard.
Non sans mal, je m’étais mis à le lire et à découvrir
votre existence. Les analyses de ces deux auteurs me paraissaient
caricaturales et péremptoires. Elles me conduisirent à
vous connaître par le biais de « La Distinction »
(autre torture !). Je profitais des notions que j’avais maladroitement
acquises dans mes lectures philosophiques pour tenter de vous comprendre.
Ce fut pour moi, en dépit de toutes les difficultés
que j’éprouvais à vous lire, une véritable « révélation ».
Croyez moi encore, je ne sombre guère dans cette « illusion
biographique » que vous pourriez me prêter. Du coup, « les
catégories de l’entendement », « les schèmes
de pensée », « l’Etre-au-monde », « les
conditions de possibilité… » et autres notions m’étaient
bien utiles pour aborder, le moins naïvement possible le fondement
de votre théorie. Toutes les analyses que vous proposiez dans
« La distinction » m’ont aidé à repenser la
manière dont je percevais les univers sociaux que je fréquentais
depuis mon enfance. La logique des rapports de domination dans mes
lieux de travail (« cols blancs / cols bleus », « hommes
/ femmes », « agents de maîtrise / ouvriers »,
…) s’éclairait parfaitement pour moi à l’aune de vos
grilles d’analyse et m’encourageait à substituer aux petits
mépris que j’éprouvais à l’égard de mes
collèges de travail une perception défaite de tout ressentiment
et de préjugés. Croyez–moi toujours, je suis loin d’exagérer.
Par « un effet de révélation », vos écrits
m’ont conduit à reprendre des études à l’âge
de 23 ans et à poursuivre une scolarité universitaire
sans trop de difficultés jusqu’au troisième cycle .
Vous ne pouvez imaginer à quel point la manière dont
je vous ai lu a transformé mes modes de perceptions et mon
style d’écriture, autrefois laborieux. A la suite de mon expérience
d’usine, et pendant mes contrats CES, entrecoupés de périodes
de chômage, je me suis constitué une culture sociologique
en découvrant d’autres auteurs, en collectionnant vos articles
(et ceux de vos détracteurs), vos ouvrages. Dés ma première
année de DEUG, le débat Passeron – Grignon sur « le
savant et le populaire » ne m’était guère étranger
et me rappelait mes anciennes visions du milieu ouvrier…
Il m’a fallu être un dominé (je ne peux être que
très sensible, voire révolté, face à toutes
ces misères de position propres aux « précaires »
qui ne seront jamais comprises par les représentants des pouvoirs
publics, des syndicats traditionnels, des univers intellectuels mondains)
pour me rendre compte, aujourd’hui encore, qu’une compréhension
du monde social, qu’une théorie de l’acteur enfermées
dans une vision scolastique à la Ferry–Renaut, ou à
la Rawls, pour ne citer qu’eux, relèvent d’un confort cynique,
d’une profonde ignorance des conditions de production des rapports
sociaux. Mais je m’égare et je m’en excuse auprès de
vous…
Comme vous le voyez, mes propos ne sont pas théoriques, il
est cependant des moments où l’on éprouve le besoin
de délivrer un enthousiasme reconnaissant.
Pour finir, je tien à vous dire que ma trajectoire sociale
est le produit de votre lecture et, tout en continuant à vous
lire, je vous en remercie infiniment.
Amicalement
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