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La
mort de Pierre Bourdieu, le 23 janvier dernier, a déclenché
un concert d'hommages posthumes qui tranche avec les critiques que
lui avait values son engagement aux côtés du mouvement
social. Willy Pelletier revient sur le parcours d'un intellectuel
qui, par sa pratique sociologique comme par ses prises de position,
fut toujours l'allié des victimes de toutes les formes de domination.
vec
le décès de Pierre Bourdieu, tous ceux qui uvrent
à la critique sociale perdent un allié. Un allié
dans l'ordre de la pratique, tant Bourdieu contribua, depuis 1995,
à donner davantage d'échos aux luttes contre l'économisme
libéral, cette croyance ordinaire des dominants de toute espèce.
Aux côtés d'Act Up, des mouvements de chômeurs,
des sans-papiers, des syndicalistes radicaux, des militants antimondialisation,
des grévistes de 1995, et de ceux sur qui s'abat la "misère
du monde".
Dans
le dialogue
Bourdieu disait simplement: on a raison de se révolter,
il y a de bonnes raisons pour se révolter. Probablement plus
proche en cela de Foucault que de Sartre, c'est, en effet, adossé
aux analyses sociales qu'il s'autorisait des prises de position publiques.
Non pas en maître à penser, en prophète ou donneur
de leçons, non pas en surplomb de ceux qui luttent, mais dans
le dialogue, lors des États généraux du mouvement
social en 1996, ou récemment avec les États généraux
du mouvement social européen.
Certains disaient que Bourdieu n'était guère modeste.
Pourquoi aurait-il fallu qu'il le soit? Pour satisfaire ces bien-pensants
pour qui les sciences sociales doivent se faire discrètes,
calfeutrées dans l'université? On disait Bourdieu dogmatique,
il était surtout polémique. Parce que seule une polémique
sévère contre les visions toutes faites qui contribuent
à rendre le monde social "naturel" autorise la distance
sans laquelle il n'est pas de science sociale. Dans ses rapports avec
les militants en tout cas, ceux qui l'ont côtoyé savent
qu'il ne se départissait jamais d'une vraie attention, de respect
et de modestie.
Allié du mouvement social, Bourdieu l'était surtout
depuis les années soixante, par son travail sociologique et
par l'éclairage neuf qu'il portait sur les processus de domination.
Si les agents sociaux sont dominés, c'est d'abord, indique-t-il,
reprenant Durkheim et Marx, parce que leurs actions et leurs visions
du monde sont les produits d'un monde social déjà là,
de son histoire, et de la position qu'ils occupent dans l'espace social.
Le principe de la conduite des individus, de l'artiste à l'homme
politique, de l'ouvrier à l'entrepreneur, n'est pas à
rechercher selon lui dans les décisions souveraines du cogito
ou dans le "choix rationnel".
Les
processus de domination
Pour Bourdieu, le principe de l'action est à chercher dans
la relation entre, d'une part, un système de dispositions structurées
par les conditions d'existence et la trajectoire sociale de l'individu,
et structurant ses manières de faire, ses façons de
voir et de percevoir (l'habitus) et, d'autre part, les "champs" d'activité,
historiquement plus ou moins autonomisés, où il développe
son action (champ économique, champ politique, champ littéraire...).
Chaque champ, dit Bourdieu, est un espace de luttes entre agents ou
groupes inégalement dotés en ressources légitimes
dans ce champ, un espace de concurrence autour d'enjeux spécifiques.
Chaque champ est défini par des mécanismes d'accumulation
de capital (capital économique, capital culturel...) et des
modes de domination particuliers. Même si certaines formes de
domination sont transversales, la domination des hommes sur les femmes
notamment, les formes et les enjeux de l'accumulation du capital littéraire
par exemple (cf. "Les Règles de l'art") diffèrent
des modes d'accumulation du capital économique. Bourdieu raffine
ainsi l'analyse des capitalisations en montrant en quoi la distribution
inégale du capital économique, certes, mais celle aussi
du capital culturel et du capital social expliquent les "stratégies"
différentes des agents, leurs manières de voir les situations,
leurs façons de s'exclure ou de s'adouber.
Il peut alors expliquer ("Les Héritiers", "La Reproduction")
comment la sélection scolaire élimine ou relègue
les enfants des milieux populaires et consacre, à l'inverse,
ceux qui héritent (du fait de leur origine de classe) des manières
de parler, de se tenir et d'écrire culturellement et scolairement
légitimes. Il peut dévoiler comment l'affinité
des habitus entre enseignants des grandes écoles et enfants
des membres des grands corps d'État, les plus dotés
en capital culturel et en capital social, contribue à la reproduction,
de génération en génération, d'une nouvelle
"noblesse d'État". La violence économique faite
aux milieux populaires se double d'une immense violence symbolique,
qui interdit objectivement que les moins dotés en capitaux
accèdent aux positions dominantes. Le "champ du pouvoir",
note-t-il dans "La Noblesse d'État", est ce lieu réservé
où s'affrontent entre eux les dominants des différents
champs, "un champ de luttes pour le pouvoir entre détenteurs
de pouvoirs différents".
Le
monopole de la politique
Les militants retiendront, peut-être avant tout, ses analyses
du champ politique et de la façon dont, structurellement, les
"représentants", engagés dans des carrières de
plus en plus autonomes, s'autonomisent de leurs "mandants" et confisquent
à leur profit les mécanismes de la représentation,
jusqu'à déposséder ceux qu'ils "représentent"
de leur capacité à intervenir directement en politique
(ne serait-ce qu'en technicisant les débats). Ils retiendront
comment les "porte-parole", devenus entrepreneurs en conquête
de suffrages, s'arrogent le monopole de la mise en forme "légitime"
des problèmes politiques légitimes ou qu'ils imposent
comme tels (l'"insécurité" aujourd'hui).
C'est pour subvertir ce monopole des professionnels de la politique
que Bourdieu soutiendra Coluche en 1981. C'est parce qu'il se défiait
des mécanismes délégataires qu'il encouragea
ces derniers temps l'autonomie du mouvement social et son intervention
directe. Les militants n'oublieront pas non plus, à l'approche
de la présidentielle, sa critique des sondages, qui construisent
très artificiellement l'"opinion publique", les sondeurs imposant
leurs problématiques à des gens qui ne se les posent
pas et se réservant l'interprétation des chiffres agglomérés.
Mais ils garderont surtout en tête combien l'analyse bourdieusienne
de la "construction sociale de la réalité"
montre l'arbitraire des constructions sociales.
Ce que l'histoire a fait, n'a cessé de répéter
Bourdieu, l'histoire peut le défaire. Sa sociologie, on le
voit, n'avait rien de l'art pour l'art, et tout du "sport
de combat", tout de la lutte sociale, en même temps qu'elle
encourageait la "gauche de gauche" dans toutes ses luttes. L'une de
ses contributions originales aura été d'indiquer comment
les luttes de classes sont aussi des luttes sur les classements sociaux
légitimes: stigmatisatisations et dévaluations
du goût des "socialement autres", au principe de formes de racisme
de classe (cf. "La Distinction"), entreprises d'imposition
de manières de voir le monde qui en euphémisent la violence
(les salariés deviennent des "collaborateurs" dans le "nouveau
management"). Bourdieu s'était, ces dernières années,
donné les moyens de l'efficacité, en lançant
avec Gérard Mauger et Frédéric Lebaron la collection
"Raisons d'agir": des textes bon marché, très compréhensibles,
qui expliquent pour les dénoncer le journalisme de connivence,
les théorisations libérales du chômage, la fabrication
d'un prêt-à-penser télévisuel qui fatalise
l'ordre du monde, le social-libéralisme, l'Etat pénal...
On ne peut maintenant qu'y renvoyer.
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