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mercredi, une vraie tristesse et une petite rage m'habitent. La tristesse
est évidemment consécutive à la mort de Pierre
Bourdieu, dont j'admirais le combat. La petite rage, c'est celle que
j'éprouve depuis jeudi (le lendemain) en comptabilisant la
quantité invraisemblable de larmes de crocodile et d'hommages
hypocrites que nous vaut sa disparition. Notamment dans les médias,
qui ne furent jamais très tendres ni très perspicaces
à l'égard de celui qui, il est vrai, ne les aimait guère.
À lire tous ces articles faussement émus et posthumément
dévots, on en viendrait presque à oublier les attaques
répétées, les méchancetés obliques
dont Bourdieu fut l'objet de la part du système médiatique
en général et des intellos à la mode en particulier.
En mai 1998, « le Nouvel Observateur » m'avait
demandé un long portrait de Bourdieu, qui fut en définitive
un long hommage. Je garde encore à l'oreille les reproches
que l'on m'adressa d'un peu partout, à l'époque. Quoi ?
défendre Bourdieu dans un hebdo branché ? Eh oui !
Voici plusieurs années que ce professeur au Collège
de France et sociologue longtemps tenu en lisière par le Tout-Paris
médiatique et libéral, fils d'un petit fonctionnaire
béarnais de 71 ans, réoccupait avec ses équipes
et ses élèves une fonction symbolique que, très
abusivement, l'on disait obsolète : celle de l'intellectuel
organique (ou « intellectuel collectif ») investissant
son magistère sur le terrain social et y menant une attaque
frontale contre l'idéologie dominante. Détail amusant : c'est
en triomphant sur le terrain même de ses adversaires le marché
! que cet adversaire résolu du néolibéralisme
déclenchait périodiquement un charivari d'invectives.
J'avoue que j'aimais cet empêcheur de penser en rond. Ah !
qu'il en faisait enrager ! Passait encore d'être, depuis
longtemps (et avec Jacques Derrida), l'un des intellectuels français
les plus traduits et les plus cités à travers le monde.
Passait à la rigueur de maintenir autour de lui des collectifs
universitaires solidaires et militants, soudés autour d'une
conception austère et combative de la sociologie. Mais qu'un
vrai succès de librairie accompagne en plus ! la parution
de ses livres, voilà qui déstabilisait pour de bon un
« système » médusé d'être
ainsi pris à revers.
Ce n'est pas tout. Cette émergence inopinée de l'école
Bourdieu sur le champ politique et culturel coïncidait dans le
temps avec un discrédit voire une déroute éditoriale
des intellectuels dits « médiatiques » et des essais
approximatifs, un essoufflement spectaculaire des best-sellers préprogrammés
et une efficacité de plus en plus douteuse des lancements planifiés
de longue date. Pour ne rien dire de la prétendue crise des
sciences sociales ou encore de cette indéfinissable (et parfois
injuste) méfiance du lecteur lambda à l'égard
de toute production culturelle trop explicitement marquée par
sa provenance institutionnelle. Le fait est que, depuis des années,
le terrain social, au sens militant du terme, se trouvait à
peu près déserté par ceux qu'il est convenu d'appeler
les intellectuels. Plusieurs effets étaient conjugués
pour qu'il en soit ainsi : l'effet de sidération
consécutif à l'effondrement communiste en 1989; la prévalence
d'une interprétation des rapports sociaux évacuant toute
référence à la « lutte des classes »; un
consensus économique et monétaire conduisant à
minimiser les effets induits des politiques de « désinflation
compétitive » et de rigueur budgétaire, c'est-à-dire
la précarisation et la nouvelle dureté sociale; la
priorité accordée au projet européen, avec pour
conséquence de délégitimer peu ou prou tout conflit,
désigné comme « résistance au changement
» ou « corporatisme », etc. C'est en tout cas ce
terrain déserté, cette place vide, qu'investissaient
fort utilement l'auteur de « la Distinction »
et les siens. Même si on n'était pas toujours absolument
d'accord avec Bourdieu, une chose est certaine : il va nous
manquer. Beaucoup !
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