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Le
sociologue français, professeur au Collège de France
et compagnon de route du mouvement antimondialiste, s'est éteint
à Paris à l'âge de 71 ans.
epuis
quelques mois, Pierre Bourdieu s'était fait plus rare dans
le débat social et politique. Ce n'est qu'hier, à l'annonce
de son décès, que l'on a su qu'il avait été
rattrapé par la maladie. Cette figure centrale du paysage intellectuel
français et international possédait de solides racines
béarnaises. Né à Denguin, à une douzaine
de kilomètres de Pau, en 1930, il avait fait le parcours sans
faute des élèves brillants repérés par
l'école de la République, ce qui le conduira du lycée
de Pau à Normale Sup.
Agrégé de philosophie en 1955, il est vite récupéré
par l'Université. En 1964, il est directeur d'études
à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et,
en 1981, il connaît la consécration suprême : il
est élu à la chaire de sociologie du Collège
de France où il enseignera jusqu'à l'année dernière.
Cette position éminente dans le système éducatif
ne l'empêchera nullement de se montrer très critique
à son égard. Son premier coup d'éclat remonte
à 1964 : cette année-là, il publie avec Jean-Claude
Passeron « les Héritiers », ouvrage dans lequel
sont mis à nu les mécanismes qui font de l'université
une machine à reproduire les inégalités sociales.
UNE
VOIE SINGULIERE
La contestation, qui va culminer en 1968 et lors des années
suivantes, se réclamera souvent de ce travail. Bourdieu, cependant,
s'en tiendra à l'écart. Il poursuit sa tâche,
préférant l'enquête sur le terrain au débat
purement idéologique. « La Reproduction », en 1970,
« la Distinction », en 1979, « Homo Academicus »,
en 1984, « la Noblesse d'Etat », en 1989, sont autant
d'étapes dans un projet d'analyse critique de la société
contemporaine.
Parallèlement, il approfondit son travail théorique,
précise des concepts qui lui sont propres (le champ, l'habitus,
l'opposition dominant-dominé), mais demeure résolument
sur le terrain scientifique. Ne se rattachant à aucun des courants
alors dominants, marxiste ou structuraliste, il suit une voie singulière
sans pour autant faire école.
Bien qu'ayant anecdotiquement soutenu en 1980 la candidature de Coluche
à l'élection présidentielle, c'est au cours des
années 90 qu'il va se résoudre à intervenir publiquement,
à paraître dans le champ politique. Il sort du bois en
1993 à l'occasion de la publication d'un gros ouvrage, «
la Misère du monde », dans lequel il livre la parole
brute, non aseptisée, des laissés pour compte. En 1995,
il analyse et théorise le mouvement social de décembre
et publie dans « le Monde » un article qui fait date,
« Pour une gauche à gauche de la gauche ».
DE
MILLAU A SEATTLE
Cette radicalisation de son expression, qui fait d'un franc-tireur
un porte-parole, va le propulser sur le devant de la scène.
Un courant nouveau du syndicalisme (SUD) se réclame de sa pensée.
Il participe au mouvement antimondialiste qui prend corps. On le voit
à Millau, auprès de José Bové, à
Seattle... Parallèlement, il développe une critique
virulente des médias qui fait mouche, bien que péchant
par excès d'idéalisme. Il prend des coups, réplique
et débusque quelques lièvres qui courent encore.
En une fin de siècle où l'on parlait beaucoup de l'effacement
des intellectuels dans le débat social et politique, Pierre
Bourdieu en a restauré l'image et, paradoxalement, le pourfendeur
des médias est devenu personnage médiatique. Revanche
du réel sur la science, mais qui ne pouvait surprendre quelqu'un
qui disait volontiers que « la sociologie est une science modeste
».
Mais s'il a été écouté, si sa crédibilité
reste grande, c'est bien parce qu'on ne saurait l'identifier à
un batteur d'estrade, un opportuniste prêt à sauter dans
le train de la mode du jour. Il a, tout au long de son parcours, privilégié
l'enquête, le travail sur le terrain et perfectionné
les outils capables d'appréhender la réalité
et de nous la faire comprendre.
Et comme il avait beaucoup étudié pour en arriver là,
s'était nourri autant de Pascal que de Max Weber et des sociologues
américains, il pouvait dire l'année dernière
encore : « Je suis l'héritier de tellement de personnes...
C'est peut-être pour cela que je suis original. »
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