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Libération,
29/01/2002. Anthropologue
à l'École des hautes études en sciences sociales
et directrice de la revue « Awal ».
l
n'est ni superflu ni exagéré de dire que l'Algérie
a constitué un moment important dans la conversion intellectuelle
de Pierre Bourdieu qui est devenu par la force de l'objet un sociologue
alors qu'il était initialement destiné à la philosophie.
Ce changement drastique est le produit d'une histoire à la
fois simple et complexe, riche et cruelle à l'origine d'une
pensée fine, inquiète et toujours en mouvement. Très
tôt, Pierre Bourdieu a réalisé qu'il ne pouvait
appréhender la société algérienne qu'en
se débarrassant de la vision ethnocentrique et ethnocentriste
spécifique aux Européens. Cette affirmation -« novatrice »-
s'effectue à partir des pratiques culturelles des colonisés
déniées par le système colonial, par ses intellectuels
et, plus tard, par l'élite algérienne victime de l'acculturation.
Car le travail de colonisation s'est effectué sur la longue
durée. L'attitude des dirigeants algériens, de l'élite,
est de rejeter -tout comme le colonisateur- la culture d'origine,
responsable à leurs yeux de leur infériorité
supposée.
Paysans au départ, les Algériens se sont « dépaysannés »,
c'est-à-dire réduits à la perte de leur identité.
Cet ensemble de violences diverses et variées n'a pas manqué
de conduire à une volonté irréversible d'en finir
avec la guerre et le système colonial qui la porte et la supporte.
D'autre part, comme aujourd'hui en Algérie, on peut voir comment
ceux qui détiennent le pouvoir développent les mêmes
facultés de domination et de résistance et comment la
guerre peut constituer cette arme à double tranchant en ce
qu'elle est à la fois un aveu de la politique du dominant mais
aussi un voile qui permet -sous couvert de violence- de légitimer
la violence, car la paix est synonyme dans ce cas de la fin du système.
« La guerre fait éclater en pleine lumière le
fondement réel de l'ordre colonial, à savoir le rapport
de force par lequel la caste dominante tient en tutelle la caste dominée.
Aussi comprend-on que la paix puisse constituer la pire menace aux
yeux de certains des membres de la caste dominante. Sans l'exercice
de la force, rien ne ferait plus contrepoids à la force dirigée
contre la racine même de cet ordre, à savoir la révolte
contre la situation inférieure », écrivait-il
en 1960. C'est que le système colonial, en tant que tel, ne
saurait être détruit que par une mise en question radicale.
Tout en étant résolument contre la politique coloniale,
Pierre Bourdieu sentait par là même les dangers d'une
révolution plaquée sur ce monde aux pratiques millénaires.
Les idéologues du FLN après 1962, pour certains peu
cultivés, pour d'autres aliénés, ne vont pas
comprendre les réticences de l'auteur vis-à-vis de leur
projet politique (réforme agraire, autogestion). Les résistances
de l'auteur ne sont rien d'autres que celles ressenties par les paysans,
les ouvriers, et qui se solderont par un échec patent de cette
politique. Son sens aigu de l'observation a donné lieu à
une analyse objective de l'avenir « incertain » d'une Algérie
indépendante. La vision prémonitoire et prospective
de Bourdieu n'a pas été démentie par les événements.
Loin d'être datée, cette œuvre est encore digne d'être
analysée et méditée, car elle permet de mieux
comprendre les problèmes de l'Algérie actuelle qui,
en partie, découlent de ceux non résolus d'hier. Les
mécanismes de domination dévoilés par l'auteur
obéissent à une même logique, ce qui les distingue,
ce sont les objectifs et non pas les moyens mis en œuvre. Sinon comment
expliquer que comme par le passé ce sont les jeunes (comme
dans les camps palestiniens) qui servent de canaux d'expression à
une société mutilée, déchirée par
les différents protagonistes? « Ceci est vrai surtout
des jeunes de 15 à 20 ans : formés dans la guerre,
habités par le radicalisme propre à l'adolescence tourné
vers l'avenir et ignorant tout d'un passé dans lequel les plus
anciens, quoi qu'ils fassent, sont enracinés, ils sont souvent
animés d'un esprit de révolte et d'un négativisme
qui les séparent parfois de leurs aînés. Et le
schisme psychologique entre les générations est souvent
aggravé par la séparation de fait », déclare-t-il
en 1960. La révolte des jeunes conduit à un changement
du contexte politique. Lorsque ce dernier évolue, le rapport
entre les éléments dominants et les dominés de
la société se modifie, écrit Bourdieu. La guerre
par sa violence et par la mise à nu des rapports de force,
a montré que la position dominante peut être mise en
question, et avec cette dernière la position du dominé
lui-même. Avec l'éclatement de la guerre, « la
décolonisation a déjà commencé »
dans la réalité mais aussi dans les cerveaux.
Ainsi l'Algérie a permis à Bourdieu de découvrir
en même temps que l'Algérie les fondements politiques
du système français dans ce qu'il avait de plus profond.
Le pouvoir central, par et grâce à la colonisation, représente
une image grossie des rapports de force cristallisés pendant
la guerre. La France coloniale a représenté pour le
jeune sociologue le modèle achevé du cynisme, de la
discrimination raciale et culturelle. Comprendre la société
algérienne, ses structures, ses résistances, ses ruses,
c'était aussi une manière de comprendre le système
qui l'a conduite à cette situation et par-delà à
rendre intelligibles ces mêmes mécanismes dans la société
française. Sans l'Algérie, Bourdieu aurait perçu
autrement les modes de fonctionnement du système français
en France.
Cette œuvre mérite d'être étudiée de façon
rigoureuse en ce qu'elle constitue une somme importante de données
objectives et subjectives caractérisant un moment déterminant
de l'histoire. Cependant, en comprendre le sens profond suppose qu'il
faille transcender ce moment pour l'étendre à des modes
de domination inscrits sur une grande échelle. Autrement dit,
ce sont des relations dominant/dominé que tout système
produit qui sont révélées au lecteur. Par-delà
le malheur, la souffrance, le danger, la précarité,
les années algériennes ont été propices
à la maturation intellectuelle du jeune sociologue. Comment
nier la présence de l'Algérie dans son œuvre globale.
Ainsi depuis plus de quarante ans, Bourdieu est resté fidèle
à ses convictions premières. La détermination
politique de Pierre Bourdieu est liée au passé colonial
de l'Algérie. Comme hier, Bourdieu continue de soutenir les
dominés en Algérie, au Proche-Orient, en Europe. Avec
la disparition de cette figure emblématique, le monde des défavorisés
perd un de ses meilleurs soutiens. Le vide qu'il nous laissera sera
désormais difficile à combler.
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