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Des
« Héritiers » à « La
Misère du monde », Pierre Bourdieu a mis en évidence
les mécanismes qui nourrissent et reproduisent les inégalités
sociales. Connu pour ses engagements, notamment contre la mondialisation
durant la dernière décennie, il forgeait ses convictions
dans son travail de savant.
e
sociologue Pierre Bourdieu est mort à Paris, dans la nuit de
mercredi à jeudi, à l'âge de 71 ans. Il est rare
qu'un homme s'incarne à ce point dans un savoir, dans une recherche,
dans un métier – comme il le nommait lui-même dans
un de ses ouvrages, Le Métier de sociologue. Sociologue
comme on est médecin, plombier, horloger, avec ce que cela
implique de règles, de savoir-faire et de devoirs. Le sociologue,
selon Bourdieu, n'a pas pour tâche d'élaborer des théories
dans le secret de son cabinet, il ne contemple pas la société
du haut de sa science, il est un homme parmi les hommes, doté
de compétences particulières, et qui met ses compétences
à la disposition des autres. Ce sociologue-là dérange.
Il a toujours dérangé, parce qu'il ne dit pas ce qu'on
attend de lui, parce qu'il n'est pas impressionné par l'idée
que se font les autres de la société et de leur propre
situation. Pierre Bourdieu aimait déranger.
Il est né dans les Pyrénées-Atlantiques. Loin
de Paris. Loin du pouvoir social et intellectuel. Il est passé
par le lycée Louis-le-Grand, puis par l'Ecole Normale Supérieure.
Et il est devenu professeur au Collège de France en 1982. Il
est mort couvert de titres et connu dans le monde entier. Pierre Bourdieu
aurait détesté qu'on aille chercher dans son histoire
personnelle l'explication de ses intérêts intellectuels.
Il se méfiait des «histoires de vie», et des conclusions
qu'on en tire à la hâte. Et pourtant, il aura passé
une bonne partie de sa propre existence à s'interroger sur
son parcours, en essayant de comprendre pourquoi ce parcours n'était
pas inscrit dans la logique de la vie sociale. Il sera habité
par cette obsession si fréquente chez ceux qui ne sont pas
du sérail à la naissance: ne pas oublier d'où
l'on vient.
En 1964, il publie Les Héritiers (avec Jean-Claude Passeron),
où il montre comment l'école et l'université
sont organisées pour trier les élèves et les
étudiants en fonction de caractéristiques sociales et
culturelles acquises au sein de la famille et du milieu social. La
fonction de l'école serait de reproduire un «même»,
c'est-à-dire une hiérarchie et des positions sociales
dont les enfants hériteraient de leurs parents? En 1970, il
publiera La Reproduction (toujours sur l'enseignement) et,
dix ans plus tard, Noblesse d'Etat (où il s'en prend
aux Grandes Ecoles). Toujours des interrogations sur la manière
dont le cercle du pouvoir perpétue son existence, sa composition,
et recrute de nouveaux membres sans mettre en danger sa propre structure.
Dès cette époque, il est en phase avec les mouvements
critiques de la société française – comme
il sera en phase avec les critiques du libéralisme et de la
mondialisation à partir des années 1980. Mais, et cela
force l'admiration, il n'oublie jamais qu'il est sociologue, et qu'il
doit donc forger avant tout des instruments qui aident à penser.
Il montre que la reproduction sociale, c'est-à-dire la capacité
des sociétés à reproduire leur propre hiérarchie,
ne tient pas uniquement à la distribution des richesses, comme
le prétendent les marxistes orthodoxes. Il s'oppose aussi à
l'idée libérale, contredite par les faits, selon laquelle
tout individu courageux et doué est en mesure de franchir les
obstacles mis sur son chemin par le système éducatif.
Il existerait une forme de patrimoine dont on n'avait pas tenu compte
jusque-là, le capital culturel, qui se traduit en savoirs transmis
dans le milieu social, mais aussi en goûts et en conduites adéquates.
Ce capital culturel fixe les positions sociales et définit
les possibilités qu'ont les individus à se mouvoir dans
l'espace social. À partir de ses enquêtes sur l'école
et sur les goûts, Pierre Bourdieu a donc développé
une théorie de la structure sociale fondée sur les différences
culturelles.
Depuis plusieurs décennies, Pierre Bourdieu chasse les illusions
et dénonce la violence symbolique qui s'exerce sur les petits,
sur les humbles, sur ceux qui sont privés de la parole. Une
parole qu'il a tenté de recueillir et de restituer dans ce
qui restera son meilleur livre, en tout cas le seul qui lui a valu
un grand succès de librairie, La Misère du monde.
On l'a parfois regardé avec la commisération admirative
que l'on réserve aux défenseurs des faibles. Pierre
Bourdieu n'est pas que cela. Comme d'autres sociologues avant lui,
il profère des avertissements, il annonce les catastrophes
sociales à venir en espérant les éviter. Mais
il est d'abord un savant, au sens le plus classique du terme, un homme
qui s'efforce de comprendre le monde après que d'autres ont
essayé.
Il a tenté la réconciliation de deux des plus grands
théoriciens de l'histoire de la sociologie, Karl Marx et Max
Weber. L'un considérait que la compréhension de la vie
sociale est étroitement dépendante du point de vue à
partir duquel elle s'élabore, celui de la classe ouvrière
ou celui de la bourgeoisie; il ne reste au théoricien d'autre
choix que celui de son point de vue. L'autre considérait que
les actions et les situations sociales sont dominées par les
valeurs, par les finalités, et que la difficulté pour
le savant est de prendre en considération ces valeurs sans
manquer aux valeurs de la science qui consistent à constituer
son propre point de vue. Engagé, Pierre Bourdieu n'a jamais
renoncé au point de vue du savant, et, plus que ses combats
politiques, c'est sans doute ce qui lui vaut sa célébrité.
Bourdieu en quelques dates
1930,
naissance à Denguin, dans les Pyrénées-Atlantiques.
1955, enseignant au lycée de Moulins, puis à l'université
(Alger, Paris, Lille).
1964, directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes
en Sciences Sociales (Paris). Publie Les Héritiers, les étudiants
et la culture, Paris, Ed. de Minuit, 1964, nouv. éd. augm.,
1966 (avec J.-C. Passeron).
1968, crée le Centre de sociologie de l'éducation et
de la culture, laboratoire associé au CNRS.
1975, directeur de la revue «Actes de la recherche en sciences
sociales».
1979, publie La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris,
Ed. de Minuit.
1981, professeur titulaire de la Chaire de sociologie au Collège
de France.
1989, publie La Noblesse d'Etat. Grandes Ecoles et esprit de corps,
Paris, Ed. de Minuit.
1993, publie La Misère du monde, Paris, Ed. du Seuil.
1998, publie Contre-feux, Paris, Ed. Liber Raisons d'agir, et La Domination
masculine, Paris, Ed. du Seuil.
Bourdieu,
le sociologue qui n'aimait pas la télé.
Jean-Marc
Béguin, Le Temps, COMMUNICATION, vendredi 25 janvier.
Pierre Bourdieu n'aimait pas la télévision. Pas rancuniers,
le journal France 2 lui a consacré son ouverture et TF1 un
gros sujet. La TSR, curieusement, rien qu'une petite minute en fin
d'édition.
Bien sûr, certains ne manqueront pas de dire que la télévision
a récupéré Bourdieu. Ce n'est pas faux, le système
– tout système – a par nature tendance à récupérer
ou exclure. La télévision a aimé Marchais quand
il amusait les foules, elle a dopé Le Pen quand il grimpait
dans les sondages, elle a aussi adopté José Bové
et Bourdieu car ils étaient devenus des stars d'un mouvement
social. C'est la loi de la notoriété.
Bourdieu a-t-il pour autant été récupéré
par un système qu'il rejetait? Par conviction, ou par cabotinage,
le sociologue s'est identifié complaisamment avec le mouvement
de rejet de la mondialisation. Se pliant aux simplifications qu'il
ne cessait de dénoncer, il laissait ses affidés réduire
son discours à quelques slogans de cantine pour les agités
des différentes sectes de la «gauche de la gauche».
Ses salves contre les médias avaient plus à voir avec
l'agit-prop qu'avec la sociologie. Bourdieu, ces dernières
années, s'est fourvoyé dans le schématisme réducteur
de ces engagements, devenant par là même une star médiatique
complice du jeu qu'il pourfendait. Jamais la télévision
n'aurait consacré autant de minutes à sa disparition
s'il était décédé dix ans plus tôt.
C'est le gourou de l'antimondialisation qui a été enterré
médiatiquement hier soir, pas le sociologue remarquable de
la société contemporaine, dont la glose restera à
tout jamais hermétique à l'écrasante majorité
des téléspectateurs.
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