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  Pierre Bourdieu

 
   

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Pierre Bourdieu

 La double absence.

 

 

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PRÉFACE DE PIERRE BOURDIEU
à La double absence. Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré de Abelmalek Sayad. Liber, Seuil, 09/1999.
La double absence

 
 

   

I y a bien longtemps qu'Abdelmalek Sayad avait conçu le projet, auquel il m'avait d'emblée associé, de réunir en un ouvrage synthétique l'ensemble des analyses qu'il avait présentées, dans des conférences ou des articles dispersés, à propos de l'émigration et de l'immigration - deux mots qui, il ne cessait de le rappeler, disent deux ensembles de choses tout à fait différents mais indissociables qu'il fallait à toute force penser ensemble. Dans un des moments les plus difficiles de sa vie difficile — on ne comptait plus les jours qu'il avait passés à l'hôpital et les opérations qu'il avait subies —, à la veille d'une intervention chirurgicale très risquée, il m'avait rappelé ce projet avec une gravité peu coutumière entre nous. Il m'avait confié, quelques mois plus tôt, un ensemble de textes déjà publiés ou inédits, accompagnés d'indications telles que plan, projets de notes ou questions, pour que, comme je l'avais déjà fait maintes fois, je les relise et les révise, en vue de la publication. J'aurais dû — et je l'ai souvent regretté lorsqu'il m'a fallu assumer seul certains choix difficiles — me mettre aussitôt au travail. Mais il avait surmonté tant d'épreuves par le passé qu'il nous semblait éternel... J'ai pu toutefois discuter avec lui certains partis fondamentaux, notamment celui de faire un ouvrage cohérent, centré sur les textes essentiels, plutôt qu'une publication littérale et intégrale. J'ai pu aussi, lors de nos dernières rencontres (rien ne l'encourageait plus que ces conversations de travail), lui soumettre plusieurs des textes retravaillés, que j'avais parfois profondément transformés, notamment pour les débarrasser des redites liées au regroupement et les intégrer dans la logique de l'ensemble, et aussi pour les dépouiller des aspérités et des complexités stylistiques qui, nécessaires ou tolérables dans des publications destinées au monde savant, n'étaient plus de mise dans un livre qu'il s'agissait de rendre le plus accessible possible, notamment à ceux-là mêmes dont il parlait, et auxquels il était prioritairement destiné et en quelque sorte dédié.

À mesure que j'avançais dans la lecture de ces écrits, certains que je connaissais bien, d'autres que je découvrais, je voyais se dessiner la figure exemplaire du savant engagé qui, affaibli et entravé par la maladie, n'avait pu trouver le courage et la force nécessaires pour remplir jusqu'au bout, et sur un terrain aussi difficile, toutes les exigences du métier de sociologue, qu'au prix d'un investissement à corps perdu dans une mission (il n'aurait pas aimé ce grand mot) d'enquête et de témoignage, fondée sur une solidarité active avec ceux qu'il prenait pour objet. Ce qui aurait pu apparaître comme une obsession du travail — il ne cessait jamais, même pendant ses séjours à l'hôpital, d'enquêter ou d'écrire — était en fait un engagement humble et entier dans l'exercice d'un métier de service public, conçu comme un privilège et un devoir (si bien que, en mettant la dernière main à ce livre, j'ai le sentiment non seulement de remplir un devoir d'amitié, mais de contribuer un peu à l'œuvre de toute une vie dévouée à la connaissance d'un problème dramatiquement difficile et urgent).

Cet engagement, plus profond que toutes les professions de foi politiques, s'enracinait, je crois, dans une participation à la fois intellectuelle et affective à l'existence et à l'expérience des immigrés. Ayant connu lui-même l'émigration et l'immigration, dont il participait encore par mille liens familiaux et amicaux, Abdelmalek Sayad était animé d'un désir passionné de savoir et de comprendre, qui était sans doute avant tout volonté de se connaître et de se comprendre lui-même, de comprendre ce qu'il en était de lui-même et de sa position impossible d'étranger parfaitement intégré et pourtant parfaitement inassimilable. Étranger, c'est-à-dire membre de cette catégorie privilégiée à laquelle les vrais immigrés n'auront jamais accès, et qui peut, dans le meilleur des cas, cumuler les avantages liés à deux nationalités, deux langues, deux patries, deux cultures, il n'avait cessé, au cours des années, de se rapprocher des vrais immigrés, poussé par les raisons du cœur et de la raison, trouvant dans les raisons que la science lui faisait découvrir le principe d'une solidarité de cœur de plus en plus totale à mesure que passaient les années.

Cette solidarité avec les plus démunis, principe d'une formidable lucidité épistémologique, lui permettait de démonter ou de détruire en passant, sans avoir l'air d'y toucher, nombre de discours et de représentations communs ou savants concernant les immigrés, et d'entrer de plain-pied dans les problèmes les plus complexes, celui des mensonges orchestrés de la mauvaise foi collective ou celui de la vraie maladie des malades médicalement guéris, comme il entrait dans une maison et une famille inconnues en familier respectueux et immédiatement aimé et respecté. Elle lui permettait aussi de trouver les mots, et le ton juste, pour dire des expériences aussi contradictoires que les conditions sociales dont elles sont le produit, et de les analyser en mobilisant indifféremment les ressources théoriques de la culture kabyle traditionnelle repensée par le travail ethnologique (avec des notions comme elghorba ou l'opposition entre thaymats et thadjjaddith), ou l'équipement conceptuel du groupe de recherche intégré dont il savait obtenir les effets les plus extraordinaires à propos des objets les plus inattendus.

Toutes ces vertus, dont ne traitent jamais les manuels de méthodologie, et aussi une incomparable maîtrise théorique et technique, associée à une connaissance intime de la langue et de la tradition berbères étaient indispensables pour affronter un objet qui, comme les problèmes dits de l'« immigration », ne sont pas de ceux que l'on peut laisser au premier venu. Les principes de l'épistémologie et les préceptes de la méthode sont de peu de secours, en ce cas, s'ils ne peuvent s'appuyer sur des dispositions plus profondes, liées, pour une part, à une expérience et à une trajectoire sociale. Et il est clair qu'Abdelmalek Sayad avait mille raisons de voir d'emblée ce qui, avant lui, échappait à tous les observateurs : abordant l'« immigration » — le mot le dit — du point de vue de la société d'accueil qui ne se pose le problème des « immigrés » que pour autant que les immigrés lui « posent des problèmes », les analystes omettaient en effet de s'interroger sur la diversité des causes et des raisons qui avaient pu déterminer les départs et orienter la diversité des trajectoires. Premier geste de rupture avec cet ethnocentrisme inconscient, il rend aux « immigrés », qui sont aussi des « émigrés », leur origine, et toutes les particularités qui lui sont associées et qui expliquent nombre de différences constatées dans les destinées ultérieures. Dans un article paru dès 1975, c'est-à-dire bien avant l'entrée de l' « immigration » dans le débat public, il déchire le voile d'illusions qui dissimulait la condition des « immigrés », et révoque le mythe rassurant du travailleur importé qui, une fois nanti d'un pécule, repartirait au pays pour laisser place à un autre. Mais surtout, en regardant de près les détails les plus infimes et les plus intimes de la condition des « immigrés », en nous introduisant au cœur des contradictions constitutives d'une vie impossible et inévitable au travers d'une évocation des mensonges innocents par qui se reproduisent les illusions à propos de la terre d'exil, il dessine à petites touches un portrait saisissant de ces « personnes déplacées », dépourvues de place appropriée dans l'espace social et de lieu assigné dans les classements sociaux. Entre les mains d'un tel analyste, l'immigré fonctionne comme un extraordinaire analyseur des régions les plus obscures de l'inconscient.

Comme Socrate selon Platon, l'immigré est atopos, sans lieu, déplacé, inclassable. Rapprochement qui n'est pas là seulement pour ennoblir, par la vertu de la référence. Ni citoyen, ni étranger, ni vraiment du côté du Même, ni totalement du côté de l'Autre, il se situe en ce lieu « bâtard » dont parle aussi Platon, la frontière de l'être et du non-être social. Déplacé, au sens d'incongru et d'importun, il suscite l'embarras ; et la difficulté que l'on éprouve à le penser — jusque dans la science, qui reprend souvent, sans le savoir, les présupposés ou les omissions de la vision officielle — ne fait que reproduire l'embarras que crée son inexistence encombrante. De trop partout, et autant, désormais, dans sa société d'origine que dans la société d'accueil, il oblige à repenser de fond en comble la question des fondements légitimes de la citoyenneté et de la relation entre le citoyen et l'État, la Nation ou la nationalité. Doublement absent, au lieu d'origine et au lieu d'arrivée, il nous oblige à mettre en question non seulement les réactions de rejet qui, tenant l'État pour une expression de la Nation, se justifient en prétendant fonder la citoyenneté sur la communauté de langue et de culture (sinon de « race »), mais aussi la fausse « générosité » assimilationniste qui, confiante que l'État, armé de l'éducation, saura produire la Nation, pourrait dissimuler un chauvinisme de l'universel. Les souffrances physiques et morales qu'il endure révèlent à l'observateur attentif tout ce que l'insertion native dans une nation et un État enfouit au plus profond des esprits et des corps, à l'état de quasi-nature, c'est-à-dire hors des prises de la conscience. À travers des expériences qui, pour qui sait les observer, les décrire et les déchiffrer, sont comme autant d'expérimentations, il nous force à découvrir les pensées et les corps « étatisés », comme dit Thomas Bernhard, dont une histoire tout à fait singulière nous a dotés et qui, en dépit de toutes les professions de foi humanistes, continuent à nous empêcher bien souvent de reconnaître et de respecter toutes les formes de l'humaine condition.

Salah Bouhedja, Éliane Dupuy et Rébecca Sayad ont participé à la mise au point du manuscrit, à l'établissement de la bibliographie et à la confection de l'index.

    

 

Pierre Bourdieu

 

 

 
 

   
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