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écembre 1995. Le
sociologue Pierre Bourdieu harangue les cheminots parisiens en grève
à la gare du Nord. Lintellectuel reconnu descend dans larène
sociale et, contre lavis général de ses pairs qui tentent de
donner limage dun mouvement de protestation rétrograde
et corporatiste, il assène : "On a raison de se
révolter". Trois ans plus tard, on ne parle plus que de lui.
Va-t-il conduire une liste aux élections européennes ? Incarnent-ils,
lui et ses amis, une alternative à la déconfiture social-démocrate
de la pensée politique de gauche et, peut-être même, au libéralisme
mondialisant ? Les libertaires eux-mêmes sont séduits par les
idées de Bourdieu. Ils puisent leurs informations, et, cest
plus ennuyeux, bon nombre de leurs analyses, dans le Monde Diplomatique
(organe officieux de la pensée-Pierre-Bourdieu) ou plus directement
dans les libelles de la collection " Liber/raison dagir
" ainsi que dans les " Actes de la Recherche en Sciences
Sociales " (organes officiels de la dite pensée).
Pourtant cest le même homme qui, il y a seulement dix ans, était
le soutien et la caution idéologique de Michel Rocard, alors en lutte
pour la conquête du pouvoir (1).
Bourdieu voulait déjà changer la gauche, encroûtée dans le Mitterrandisme,
mais il s'était trompé de cheval. Le revirement idéologique quil
a opéré depuis est louable, mais il invite aussi à gratter un peu
la surface des belles idées de révolte à la sauce Bourdieu afin de
voir si, un peu plus au fond des choses, elles restent compatibles
avec nos idées anarchistes.
Les idées séduisantes
Pierre Bourdieu
est un sociologue de premier ordre et ses travaux ont inspiré bon
nombre de militants, de la gauche aux anarchistes. Il sest en
effet attaché à montrer les mécanismes inégalitaires de la société
et la façon dont ils se perpétuent. Il a ainsi mis en évidence que
des institutions comme l'école facilitent la reproduction dune
classe dominante, propriétaire du capital (économique mais aussi intellectuel).
Il a travaillé sur l'État (2) et expliqué son caractère néfaste. Cela ne lempêche
pourtant pas actuellement de faire de l'État-nation le rempart à la
mondialisation néo-libérale du capitalisme. Dune façon générale
sa pensée accorde, dans la veine marxiste puis structuraliste, une
place déterminante aux cadres inégalitaires de la société, ne laissant
quune part infime à laction des hommes et des femmes pour
la faire évoluer. Cest à se demander par quelle contradiction
interne il est aujourd'hui dans laction.
De théorique, sa pensée a glissé progressivement vers une théorie
de laction avant quil ne devienne, il y a peu, directement
militant (intellectuel engagé comme on disait dans les années 1970).
Le basculement sest fait en deux temps. Dabord par la
publication dun volumineux ouvrage, recueil dentretiens
quasiment bruts : " La misère du monde ",
qui a connu un grand succès public. Puis dans un deuxième temps, il
a troqué (pour peu de temps) sa chaire de professeur pour la tribune
des assemblées générales de la gare du Nord en décembre 1995.
dun donneur de leçon
Quoi
quil en soit, Bourdieu continue à adopter en toute circonstance
une posture scientifique. Il se veut dans laction et, à la fois,
au dessus delle. Le militant Pierre Bourdieu nest finalement
pas descendu de sa chaire de professeur au Collège de France, sommet
de la hiérarchie universitaire. Il surplombe tout ce à quoi il participe,
parfois jusqu'à la caricature, comme le montre le titre de sa leçon
inaugurale : " Leçon sur la leçon ".
Cest que le Maître a fait des sommets du savoir sociologique
un lieu de neutralisation du débat contradictoire et de déqualification
de ses adversaires. Le sociologue est indiscutable puisquil
nexprime pas dopinions mais professe des savoirs. Son
opposant, quel quil soit, est donc un imposteur digne, non de
critiques argumentées, mais de mépris. Les amis de Bourdieu (souvent
dailleurs anciens élèves et actuels collaborateurs du Maître
à la Maison des Sciences de l'Homme) tirent alors à vue dans la plus
belle tradition maoïste. Il faut souhaiter que nous ne serons pas
trop rapidement victimes de ces procédés. Si daventure, sur
le terrain des luttes, nous nous trouvions en conflit ou en concurrence
un peu sévère avec cette nouvelle tendance de la gauche, nous aurions
sûrement droit sans délais à un petit manifeste anti-anarchiste dans
la collection Liber/raisons dagir. Dun autre point de
vue cela montrerait que nous pensons par nous même et que nos pratiques
sont crédibles. Se faire des adversaires puissants est souvent un
signe de bonne santé politique !
" gauche de gauche " ou " gauche de la gauche "
?
La
mouvance qui sorganise autour de Bourdieu se revendique clairement
de la gauche. Larticle fondateur du Maître, dans Le Monde
du 8 avril 1998 sintitule " Pour une gauche de
gauche ". Lidée est simple : la gauche
" formée par le quatuor Jospin, Chevènement, Hue, Voynet
" interprète une partition de droite ; il faut donc
lui redonner des idées et des pratiques véritablement de gauche. Cela
veut dire, par exemple, lutter contre le néo-libéralisme mondialisant
par un renforcement de l'État et du cadre national. Mais voilà, la
gauche gouvernementale nest pas disposée à écouter le Maître
et la gauche de gauche devient vite, de fait, la gauche de la gauche,
cest-à-dire une nouvelle extrême-gauche qui ne veut pas dire
son nom. Pour autant, les intentions sont claires. Il ne sagit
pas de créer une nouvelle forme daction politique en sinspirant
des actions les plus dynamiques du mouvement social, et donc en intégrant
la dimension libertaire qui les anime dans la plupart des cas, mais
bien de refaire une virginité à la vieille gauche en greffant ses
recettes éculées sur les nouvelles réalités sociales.
Les réseaux Bourdieu
La
mouvance autour de Pierre Bourdieu se structure très rapidement en
force politique. Il ne sagit pas dun parti et aucune élection
ne semblent au programme de ce nouveaux hérauts de la classe ouvrière ; mais
on peut aujourd'hui parler véritablement de réseaux, dailleurs
dune grande activité, dont le centre est représenté par la personne
de Bourdieu. Celui-ci appelle ouvertement un certains nombre dassociations
et dacteurs du mouvement social à se lier politiquement entre
eux (par exemple Act-Up dans un article de Télérama de cet
été). Lobjectif affiché est de réaliser la jonction, sur le
plan théorique autant que sur le terrain, entre les mouvements revendicatifs
du secteur public (enseignants, cheminots) et les nouvelles formes
de luttes (sans-papiers, comités de chômeurs, associations anti-Le
Pen).
Pour le moment, cest dans le domaine de l'édition et de la presse
que les réseaux Bourdieu sont les mieux établis. Le Monde,
à un degré moindre Libération, Télérama, Les
Inrockuptibles, et bien entendu Le Monde Diplomatique,
relaient avec vigueur et constance les idées de Bourdieu. Le Monde
Diplomatique occupe une place à part dans cet ensemble. Le journal,
après avoir coupé les liens organiques qui le liaient à son grand
frère Le Monde, cherche aujourd'hui à devenir un acteur véritable
de la politique. Il bénéficie de ses propres relais médiatiques (par
exemple l'émission de Daniel Mermet sur France Inter Là
bas, si jy suis) et de deux associations, les Amis du Monde
Diplomatique (pour la propagande), et A.T.T.A.C. qui milite en faveur
de la taxe Tobin (du nom dun prix Nobel d'économie qui propose
de taxer les flux de capitaux à l'échelle mondiale). La maison d'édition
Liber/raisons dagir fait le lien entre ces réseaux dinfluence
et lentourage immédiat de Bourdieu (3).
Et les anars dans tout ça ?
Avec la chute
de lU.R.S.S. et la faillite intellectuelle et morale du marxisme,
au début des années 1990, une occasion a été donnée aux anarchistes
de montrer la capacité de leur projet politique à changer le monde.
Une porte sest ouverte et, si on ny prend pas garde, elle
risque de se refermer rapidement sans que nous ayons prouvé quoi que
ce soit. Les querelles byzantines du mouvement libertaire, souvent
vieilles de près dun siècle, sont le témoignage de notre incapacité
à changer et à nous adapter au monde qui nous porte. Quand à nos idées
les plus pertinentes, elles étaient déjà celles de Bakounine, au point
que lon peut se demander ce que nous avons fait depuis la fin
du XIXe siècle (où pour les Espagnols depuis la fin de la révolution
de 1936-1939). Lurgence, dont nous avons intérêt a acquérir
sans délais le sentiment, est donc de nous transformer. Changer pour
devenir une véritable force politique qui tende à devenir le pivot
des luttes sociales et apporte aux problèmes de tous des réponses
concrètes et qui nous sont propres.
En attendant les réponses sont apportées par Pierre Bourdieu et ses
amis. Le Monde Diplomatique, par exemple, est bien plus quun
journal. Il cristallise une mouvance active et aux idées fécondes
peut-être bientôt une force militante. Mais voilà, ces bonnes idées
ne sont pas les nôtres. Elles continuent la tradition marxiste, revisitée,
adaptée avec souplesse aux exigences du moment. Le rôle quy
joue l'État, ultime recourt face au capitalisme et au libéralisme,
alors même que son rôle néfaste est constamment dénoncé par les mêmes,
éclaire tout à fait sur ce point. En attendant nous prenons le risque
dun militantisme schizophrène. Dun côté on milite avec
la tête, rêvant et dissertant sur une société anarchiste située dans
un futur indéterminé, ce qui d'évidence ne peut pas rallier à nous
grand monde. De lautre, on milite avec les pieds, troupes dappoint
(et souvent de choc) pour des combats qui ne devraient pas être les
nôtres mais que, par tactique et incapacité à mettre en place autre
chose, nous considérons dans linstant comme un moindre mal.
Finalement, Pierre Bourdieu et ses amis réussissent à faire passer
leurs idées et à soulever autour delles plus que de la sympathie,
lenvie dagir pour changer le monde. Bravo ! Sil
lont fait, nous devons bien pouvoir le faire.
(1)
" La vertu civile ", Le Monde du 16 septembre 1988
(2)
Raisons pratiques, sur la Théorie de laction, éditions
du Seuil
(3)
Liber est le titre dun supplément vendu avec les Actes de la
Recherche en Sciences Sociales, revue universitaire dont le directeur
est Pierre Bourdieu. Serge Halimi, pilier du Monde Diplomatique
a réalise un succès de librairie avec " Les nouveaux chiens
de garde ", publié dans la collection
Liber/raisons
dagir.
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