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'histoire
de vie est une de ces notions du sens commun qui sont entrées
en contrebande dans l'univers savant; d'abord, sans tambour ni trompette,
chez les ethnologues, puis, plus récemment, et non sans fracas,
chez les sociologues. Parler d'histoire de vie, c'est présupposer
au moins, et ce n'est pas rien, que la vie est une histoire et qu'une
vie est inséparablement l'ensemble des événements
d'une existence individuelle conçue comme une histoire et le
récit de cette histoire. C'est bien ce que dit le sens commun,
c'est-à-dire le langage ordinaire, qui décrit la vie
comme un chemin, une route, une carrière, avec ses carrefours
(Hercule entre le vice et la vertu), ou comme un cheminement, c'est-à-dire
un trajet, une course, un cursus, un passage, un voyage, un
parcours orienté, un déplacement linéaire, unidirectionnel
(la « mobilité » ), comportant un commencement (« un
début dans la vie »), des étapes, et une fin, au
double sens, de terme et de but (« il fera son chemin »
signifie il réussira, il fera une belle carrière), une
fin de l'histoire. C'est accepter tacitement la philosophie de l'histoire
au sens de succession d'événements historiques, qui
est impliquée dans une philosophie de l'histoire au sens de
récit historique, bref, dans une théorie du récit,
récit d'historien ou de romancier, sous ce rapport indiscernables,
biographie ou autobiographie notamment.
Sans
prétendre à l'exhaustivité, on peut tenter de
dégager quelques-uns des présupposés de cette
théorie. D'abord le fait que « la vie » constitue
un tout, un ensemble cohérent et orienté, qui peut et
doit être appréhendé comme expression unitaire
d'une « intention » subjective et objective, d'un projet : la
notion sartrienne de « projet originel » ne fait que poser
explicitement ce qui est impliqué dans les « déjà »,
« dès lors », « depuis son plus jeune âge »,
etc., des biographies ordinaires, ou dans les « toujours »
(« j'ai toujours aimé la musique ») des « histoires
de vie ». Cette vie organisée comme une histoire (au sens
de récit) se déroule, selon un ordre chronologique qui
est aussi un ordre logique, depuis un commencement, une origine, au
double sens de point de départ, de début, mais aussi
de principe, de raison d'être, de cause première jusqu'à
son terme qui est aussi un but, un accomplissement (telos).
Le récit, qu'il soit biographique ou autobiographique, comme
celui de l'enquêté qui « se livre » à
un enquêteur, propose des événements qui sans
être tous et toujours déroulés dans leur stricte
succession chronologique (quiconque a recueilli des histoires de vie
sait que les enquêtés perdent constamment le fil de la
stricte succession calendaire), tendent ou prétendent à
s'organiser en séquences ordonnées selon des relations
intelligibles. Le sujet et l'objet de la biographie (l'enquêteur
et l'enquêté) ont en quelque sorte le même intérêt
à accepter le postulat du sens de l'existence racontée
(et, implicitement, de toute existence).
On
est sans doute en droit de supposer que le récit autobiographique
s'inspire toujours, au moins pour une part, du souci de donner sens,
de rendre raison, de dégager une logique à la fois rétrospective
et prospective, une consistance et une constance, en établissant
des relations intelligibles, comme celle de l'effet à la cause
efficiente, entre les états successifs, ainsi constitués
en étapes d'un développement nécessaire. (Et
il est probable que ce profit de cohérence et de nécessité
est au principe de l'intérêt, variable selon la position
et la trajectoire, que les enquêtés portent à
l'entreprise biographique.(1))
Cette inclination à se faire l'idéologue de sa propre
vie en sélectionnant, en fonction d'une intention globale,
certains événements significatifs et en établissant
entre eux des connexions propres à les justifier d'avoir existé
et à leur donner cohérence, comme celles qu'implique
leur institution en tant que causes ou plus souvent, en tant que fins,
trouve la complicité naturelle du biographe que tout, à
commencer par ses dispositions de professionnel de l'interprétation,
porte à accepter cette création artificielle de sens.
Il
est significatif que l'abandon de la structure du roman comme récit
linéaire ait coïncidé avec la mise en question
de la vision de la vie comme existence dotée de sens, au double
sens de signification et de direction. Cette double rupture, symbolisée
par le roman de Faulkner, Le Bruit et la Fureur, s'exprime
en toute clarté dans la définition de la vie comme anti-histoire
que propose Shakespeare à la fin de Macbeth : « C'est
une histoire que conte un idiot, une histoire pleine de bruit et de
fureur, mais vide de signification. » Produire une histoire de
vie, traiter la vie comme une histoire, c'est-à-dire comme
le récit cohérent d'une séquence signifiante
et orientée d'événements, c'est peut-être
sacrifier à une illusion rhétorique, à une représentation
commune de l'existence, que toute une tradition littéraire
n'a cessé et ne cesse de renforcer. C'est pourquoi il est logique
de demander assistance à ceux qui ont eu à rompre avec
cette tradition sur le terrain même de son accomplissement exemplaire.
Comme l'indique Alain Robbe-Grillet, « l'avènement du
roman moderne est précisément lié à cette
découverte : le réel est discontinu, formé
d'éléments juxtaposés sans raison dont chacun
est unique, d'autant plus difficiles à saisir qu'ils surgissent
de façon sans cesse imprévue, hors de propos, aléatoire (2) ».
L'invention
d'un nouveau mode d'expression littéraire fait apparaître
a contrario l'arbitraire de la représentation traditionnelle
du discours romanesque comme histoire cohérente et totalisante
et de la philosophie de l'existence qu'implique cette convention rhétorique.
Rien n'oblige à adopter la philosophie de l'existence qui,
pour certains de ses initiateurs, est indissociable de cette révolution
rhétorique (3).
Mais on ne peut en tout cas esquiver la question des mécanismes
sociaux qui favorisent ou autorisent l'expérience ordinaire
de la vie comme unité et comme totalité. Comment répondre
en effet, sans sortir des limites de la sociologie, à la vieille
interrogation empiriste sur l'existence d'un moi irréductible
à la rhapsodie des sensations singulières ? Sans
doute peut-on trouver dans l'habitus le principe actif, irréductible
aux perceptions passives de l'unification des pratiques et des représentations
(c'est-à-dire l'équivalent, historiquement constitué,
donc historiquement situé, de ce moi dont on doit postuler
l'existence, selon Kant, pour rendre compte de la synthèse
du divers sensible donnée dans l'intuition et de la liaison
des représentations dans une conscience). Mais cette identité
pratique ne se livre à l'intuition que dans l'inépuisable
et insaisissable série de ses manifestations successives, en
sorte que la seule manière de l'appréhender comme telle
consiste peut-être à tenter de la ressaisir dans l'unité
d'un récit totalisant (comme autorisent à le faire les
différentes formes, plus ou moins institutionnalisées,
du « parler de soi », confidence, etc.).
Le
monde social, qui tend à identifier la normalité avec
l'identité entendue comme constance à soi-même
d'un être responsable, c'est-à-dire prévisible
ou, à tout le moins, intelligible, à la manière
d'une histoire bien construite (par opposition à l'histoire
contée par un idiot), propose et dispose toutes sortes d'institutions
de totalisation et d'unification du moi. La plus évidente est
évidemment le nom propre qui, en tant que « désignateur
rigide », selon l'expression de Kripke, « désigne
le même objet en n'importe quel univers possible », c'est-à-dire,
concrètement, dans des états différents du même
champ social (constance diachronique) ou dans des champs différents
au même moment (unité synchronique par-delà la
multiplicité des positions occupées (4)).
Et Ziff, qui décrit le nom propre comme « un point fixe
dans un monde mouvant », a raison de voir dans les « rites
baptismaux » la manière nécessaire d'assigner une
identité (5).
Par cette forme tout à fait singulière de nomination
que constitue le nom propre, se trouve instituée une identité
sociale constante et durable qui garantit l'identité de l'individu
biologique dans tous les champs possibles où il intervient
en tant qu'agent, c'est-à-dire dans toutes ses histoires
de vie possibles. Le nom propre « Marcel Dassault » est,
avec l'individualité biologique dont il représente la
forme socialement instituée, ce qui assure la constance à
travers le temps et l'unité à travers les espaces sociaux
des différents agents sociaux qui sont la manifestation de
cette individualité dans les différents champs, le patron
d'entreprise, le patron de presse, le député, le producteur
de films, etc. ; et ce n'est pas par hasard que la signature,
signum authenticum qui authentifie cette identité, est
la condition juridique des transferts d'un champ à un autre,
c'est-à-dire d'un agent à un autre, des propriétés
attachées au même individu institué.
En
tant qu'institution, le nom propre est arraché au temps et
à l'espace, et aux variations selon les lieux et les moments : par
là, il assure aux individus désignés, par-delà
tous les changements et toutes les fluctuations biologiques et sociales,
la constance nominale, l'identité au sens d'identité
à soi-même, de constantia sibi, que demande l'ordre
social. Et l'on comprend que, dans nombre d'univers sociaux, les devoirs
les plus sacrés envers soi-même prennent la forme de
devoirs envers le nom propre (qui est toujours, aussi, pour une part,
un nom commun, en tant que nom de famille, spécifié
par un prénom). Le nom propre est l'attestation visible de
l'identité de son porteur à travers les temps et les
espaces sociaux, le fondement de l'unité de ses manifestations
successives et de la possibilité socialement reconnue de totaliser
ces manifestations dans des enregistrements officiels, curriculum
vitae, cursus honorum, casier judiciaire, nécrologie
ou biographie qui constituent la vie en totalité finie par
le verdict porté sur un bilan provisoire ou définitif.
« Désignateur
rigide » le nom propre est la forme par excellence de l'imposition
arbitraire qu'opèrent les rites d'institution : la
nomination et la classification introduisent des divisions tranchées,
absolues, indifférentes aux particularités circonstancielles
et aux accidents individuels, dans le flou et le flux des réalités
biologiques et sociales. Ainsi s'explique que le nom propre ne puisse
pas décrire des propriétés et qu'il ne véhicule
aucune information sur ce qu'il nomme : du fait que ce qu'il
désigne n'est jamais qu'une rhapsodie composite et disparate
de propriétés biologiques et sociales en changement
constant, toutes les descriptions seraient valables seulement dans
les limites d'un stade ou d'un espace. Autrement dit, il ne peut attester
l'identité de la personnalité, comme individualité
socialement constituée, qu'au prix d'une formidable abstraction.
C'est ce qui se rappelle dans l'usage inhabituel que Proust fait du
nom propre précédé de l'article défini
(« le Swann de Buckingham Palace », « l'Albertine d'alors »,
« l'Albertine caoutchoutée des jours de pluie »),
tour complexe par lequel s'énoncent à la fois la « subite
révélation d'un sujet fractionné multiple »,
et la permanence par-delà la pluralité des mondes de
l'identité socialement assignée par le nom propre (6).
Ainsi,
le nom propre est le support (on serait tenté de dire la substance)
de ce que l'on appelle l'état civil, c'est-à-dire
de cet ensemble des propriétés (nationalité,
sexe, âge, etc.) attachées à une personne auxquelles
la loi civile associe des effets juridiques et qu'instituent,
sous apparence de les constater, les actes d'état civil. Produit
du rite d'institution inaugural qui marque l'accès à
l'existence sociale, il est le véritable objet de tous les
rites d'institution ou de nomination successifs à travers lesquels
se construit l'identité sociale : ces actes (souvent
publics et solennels) d'attribution, opérés sous
le contrôle et avec la garantie de l'État, sont aussi
des désignations rigides, c'est-à-dire valables pour
tous les mondes possibles, qui développent une véritable
description officielle de cette sorte d'essence sociale, transcendante
aux fluctuations historiques, que l'ordre social institue à
travers le nom propre ; ils reposent tous en effet sur le
postulat de la constance du nominal que présupposent tous les
actes de nomination, et aussi, plus généralement, tous
les actes juridiques engageant un avenir à long terme, qu'il
s'agisse des certificats garantissant de manière irréversible
une capacité (ou une incapacité), des contrats engageant
un futur lointain, comme les contrats de crédit ou d'assurance,
ou des sanctions pénales, toute condamnation présupposant
(affirmation de l'identité par-delà le temps de celui
qui a commis le crime et de celui qui subit le châtiment (7).
Tout
permet de supposer que le récit de vie tend à se rapprocher
d'autant plus du modèle officiel de la présentation
officielle de soi, carte d'identité, fiche d'état civil,
curriculum vitae, biographie officielle, et de la philosophie de l'identité
qui le sous-tend, que l'on s'approche davantage des interrogatoires
officiels des enquêtes officielles — dont la limite
est l'enquête judiciaire ou policière —, s'éloignant
du même coup des échanges intimes entre familiers et
de la logique de la confidence qui a cours sur ces marchés
protégés où l'on est entre soi. Les lois qui
régissent la production des discours dans la relation entre
un habitus et un marché s'appliquent à cette forme particulière
d'expression qu'est le discours sur soi ; et le récit
de vie variera, tant dans sa forme que dans son contenu, selon la
qualité sociale du marché sur lequel il sera offert — la
situation d'enquête elle-même contribuant inévitablement
à déterminer la forme et le contenu du discours recueilli.
Mais l'objet propre de ce discours, c'est-à-dire la présentation
publique, donc l'officialisation, d'une représentation
privée de sa propre vie, implique un surcroît de contraintes
et de censures spécifiques (dont les sanctions juridiques contre
les usurpations d'identité ou le port illégal de décorations
représentent la limite). Et tout permet de supposer que les
lois de la biographie officielle tendront à s'imposer bien
au-delà des situations officielles, au travers des présupposés
inconscients de l'interrogation (comme le souci de la chronologie
et tout ce qui est inhérent à la représentation
de la vie comme histoire), au travers aussi de la situation d'enquête
qui, selon la distance objective entre l'interrogateur et l'interrogé,
et selon l'aptitude du premier à « manipuler » cette
relation, pourra varier depuis cette forme douce d'interrogatoire
officiel qu'est le plus souvent, à l'insu du sociologue, l'enquête
sociologique, jusqu'à la confidence, au travers enfin de la
représentation plus ou moins consciente que l'enquêté
se fera de la situation d'enquête, en fonction de son expérience
directe ou médiate de situations équivalentes (interview
d'écrivain célèbre, ou d'homme politique, situation
d'examen, etc.) et qui orientera tout son effort de présentation
de soi ou, mieux, de production de soi.
L'analyse
critique des processus sociaux mal analysés et mal maîtrisés
qui sont à l'œuvre, à l'insu du chercheur, dans la construction
de cette sorte d'artefact irréprochable qu'est « l'histoire
de vie », n'est pas à elle-même sa fin. Elle conduit
à construire la notion de trajectoire comme série
des positions successivement occupées par un même
agent (ou un même groupe) dans un espace lui-même en devenir
et soumis à d'incessantes transformations. Essayer de comprendre
une vie comme une série unique et à soi suffisante d'événements
successifs sans autre lien que l'association à un « sujet »
dont la constance n'est sans doute que celle d'un nom propre, est
à peu près aussi absurde que d'essayer de rendre raison
d'un trajet dans le métro sans prendre en compte la structure
du réseau, c'est-à-dire la matrice des relations objectives
entre les différentes stations. Les événements
biographiques se définissent comme autant de placements
et de déplacements dans l'espace social, c'est-à-dire,
plus précisément, dans les différents états
successifs de la structure de la distribution des différentes
espèces de capital qui sont enjeu dans le champ considéré.
Le sens des mouvements conduisant d'une position à une autre
(d'un éditeur à un autre, d'une revue à une autre,
d'un évêché à un autre, etc.) se définit,
de toute évidence, dans la relation objective entre le sens
au moment considéré de ces positions au sein d'un espace
orienté. C'est dire qu'on ne peut comprendre une trajectoire
(c'est-à-dire le vieillissement social qui, bien qu'il
l'accompagne inévitablement, est indépendant du vieillissement
biologique) qu'à condition d'avoir préalablement construit
les états successifs du champ dans lequel elle s'est déroulée,
donc l'ensemble des relations objectives qui ont uni l'agent considéré — au
moins, dans un certain nombre d'états pertinents du champ — à
l'ensemble des autres agents engagés dans le même champ
et affrontés au même espace des possibles. Cette construction
préalable est aussi la condition de toute évaluation
rigoureuse de ce que l'on peut appeler la surface sociale,
comme description rigoureuse de la personnalité désignée
par le nom propre, c'est-à-dire l'ensemble des positions simultanément
occupées à un moment donné du temps par une individualité
biologique socialement instituée agissant comme support d'un
ensemble d'attributs et d'attributions propres à lui permettre
d'intervenir comme agent efficient dans différents champs (8).
NOTES
:
(1)
Cf. E Muel-Dreyfus, Le Métier d'éducateur, Paris,
Éd. De Minuit, 1983.
(2)
A. Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Ed. de Minuit,
1984, p.208.
(3)
« Tout cela c'est du réel, c'est-à-dire du fragmentaire,
du fuyant, de l'inutile, si accidentel même et si particulier
que tout événement y apparaît à chaque
instant comme gratuit et toute existence en fin de compte comme privée
de la moindre signification unificatrice » (A. Robbe-Grillet,
ibid.).
(4)
Cf. S. Kripke, La Logique des noms propres (Naming and Necessity),
Paris, Éd. de Minuit, 1982 ; et aussi P.Engel, Identité
et Référence, Paris, Pens, 1985.
(5)
Cf P.Ziff, Semantic Analysis, Ithaca, Cornell University Press,1960,
p.102-104.
(6)
E. Nicole, « Personnage et rhétorique du nom », Poétique,
46, 1981, p.200-216.
(7)
La dimension proprement biologique de l'individualité — que
l'état civil appréhende sous la forme du signalement
et de la photographie d'identité — est soumise à
des variations selon les temps et les lieux, c'est-à-dire les
espaces sociaux qui en font une base beaucoup moins assurée
que la pure définition nominale. (Sur les variations de l'hexis
corporelle selon les espaces sociaux, on pourra lire S. Maresca,
« La représentation de la paysannerie. Remarques ethnographiques
sur le travail de représentation des dirigeants agricoles »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 38, mai 1981, p.3-18.)
(8)
La distinction entre l'individu concret et l'individu construit, l'agent
efficient, se double de la distinction entre l'agent, efficient dans
un champ, et la personnalité, comme individualité
biologique socialement instituée par la nomination et porteuse
de propriétés et de pouvoirs qui lui assurent (en certains
cas) une surface sociale, c'est-à-dire la capacité
d'exister comme agent en différents champs.
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