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I/ 2.
pp. 78-80
uelle
différence y a-t-il entre un champ et un " appareil " au sens
d'Althusser ou un système tel que le conçoit Luhmann, par exemple ?
Une différence
essentielle : dans un champ, il y a des luttes, donc de l'histoire. je suis
très hostile à la notion d'appareil qui est pour moi le cheval de Troie du
fonctionnalisme du pire : un appareil est une machine infernale, programmée
pour atteindre certains buts (16). (Ce phantasme du
complot, l'idée qu'une volonté démoniaque est responsable de tout ce qui se passe dans
le monde social, hante la pensée " critique ".) Le système scolaire,
l'État, l'Église, les partis politiques ou les syndicats ne sont pas des appareils, mais
des champs. Dans un champ, les agents et les institutions luttent, suivant les
régularités et les règles constitutives de cet espace de jeu (et, dans certaines
conjonctures, à propos de ces règles mêmes), avec des degrés divers de force et, par
là, des possibilités diverses de succès, pour s'approprier les profits spécifiques qui
sont en jeu dans le jeu. Ceux qui dominent dans un champ donné sont en position de le
faire fonctionner à leur avantage, mais ils doivent toujours compter avec la résistance,
la contestation, les revendications, les prétentions, " politiques "
ou non, des dominés.
Certes, dans
certaines conditions historiques, qui doivent être étudiées de façon empirique, un
champ peut se mettre à fonctionner comme un appareil (17).
Quand le dominant parvient à écraser et à annuler la résistance et les réactions du
dominé, quand tous les mouvements se font exclusivement du haut vers le bas, la lutte et
la dialectique qui sont constitutives du champ tendent à disparaître. Il n'y a
d'histoire qu'aussi longtemps que les gens se révoltent, résistent, réagissent. Les
institutions totalitaires asiles, prisons, camps de
concentration ou les États dictatoriaux sont autant de tentatives pour
mettre fin à l'histoire. Ainsi, les appareils représentent un cas limite, quelque chose
que l'on peut considérer comme un état pathologique, des champs. Mais c'est une limite
qui n'est jamais réellement atteinte, même dans les régimes dits
" totalitaires " les plus répressifs (18).
Quant à la
théorie des systèmes, il est vrai qu'on y trouve un certain nombre de ressemblances
superficielles avec la théorie des champs. On pourrait facilement retraduire les concepts
d'" autoréférentialité " ou
d'" auto-organisation " par ce que je mets sous la notion
d'autonomie ; dans les deux cas, il est vrai, le processus de différenciation
et d'autonomisation joue un rôle central. Mais les différences entre les deux théories
sont néanmoins radicales. En premier lieu, la notion de champ exclut le fonctionnalisme
et l'organicisme : les produits d'un champ donné peuvent être systématiques
sans être les produits d'un système et, en particulier, d'un système caractérisé par
des fonctions communes, une cohésion interne et une
autorégulation autant de postulats de la théorie des systèmes qui
doivent être rejetés. S'il est vrai que, dans le champ littéraire ou le champ
artistique par exemple, on peut traiter les prises de position constitutives d'un espace
de possibles comme un système, il reste que ces prises de position possibles forment un
système de différences, de propriétés distinctives et antagonistes qui ne se
développent pas selon leur propre mouvement interne (comme le principe
d'autoréférentialité l'implique), mais au travers des conflits internes au champ de
production. Le champ est le lieu de rapports de force et pas seulement de
sens et de luttes visant à les transformer et, par conséquent, le lieu
d'un changement permanent. La cohérence qui peut être observée dans un état donné du
champ, son apparente orientation vers une fonction unique (par exemple, dans le cas des
grandes écoles en France, la reproduction de la structure du champ du pouvoir) sont le
produit du conflit et de la concurrence, et non d'une sorte d'autodéveloppement immanent
de la structure (19).
Une seconde
différence majeure est qu'un champ n'a pas de parties, de composantes. Chaque sous-champ
a sa propre logique, ses règles et ses régularités spécifiques, et chaque étape dans
la division d'un champ entraîne un véritable saut qualitatif (comme, par exemple, quand
on passe du niveau du champ littéraire dans son ensemble au sous-champ du roman ou du
théâtre) (20). Tout champ constitue un espace de jeu
potentiellement ouvert dont les limites sont des frontières dynamiques, qui sont
un enjeu de luttes à l'intérieur du champ lui-même. Un champ est un jeu que nul n'a
inventé et qui est beaucoup plus fluide et complexe que tous les jeux qu'on peut
imaginer. Cela dit, pour saisir pleinement tout ce qui sépare les concepts de champ et de
système, il faut les mettre en uvre et les comparer au travers des objets
empiriques qu'ils produisent (21).
Brièvement, comment
doit-on conduire l'étude d'un champ et quelles sont les étapes nécessaires dans ce type
d'analyse ?
Une analyse en
termes de champ implique trois moments nécessaires et connectés entre eux (1971 a).
Premièrement, on doit analyser la position du champ par rapport au champ du pouvoir. On
découvre ainsi que le champ littéraire, par exemple, est inclus dans le champ du pouvoir
(1983c), où il occupe une position dominée. (Ou, dans un langage beaucoup moins
adéquat : les artistes et les écrivains, ou les intellectuels plus
généralement, sont une " fraction dominée de la classe
dominante ".) Deuxièmement, on doit établir la structure objective des
relations entre les positions occupées par les agents ou les institutions qui sont en
concurrence dans ce champ. Troisièmement, on doit analyser les habitus des agents, les
différents systèmes de dispositions qu'ils ont acquis à travers l'intériorisation d'un
type déterminé de conditions sociales et économiques et qui trouvent dans une
trajectoire définie à l'intérieur du champ considéré une occasion plus ou moins
favorable de s'actualiser.
Notes (p. 63 à 79)
16. Cf. 1990b,
p. 88, et, pour une brève critique du concept althusserien d'" appareil
juridique ", 1986c, pp. 210-212.
17. On trouvera des exemples historiques d'évolution
en sens inverse - de l'appareil au champ - dans l'ouvrage de Fabiani (1988,
chap. III) sur la philosophie française à la fin du XIXe siècle, ou dans l'article
de Bourdieu (1987g) sur la naissance de l'impressionnisme.
18. La notion d'appareil permet aussi d'éluder la
question de la production d'agents sociaux susceptibles d'y fonctionner et de les faire
fonctionner, question qu'une analyse en termes de champ ne peut esquiver
puisqu'" un champ ne peut fonctionner que s'il trouve des individus socialement
prédisposés à se comporter en agents responsables, à risquer leur argent, leur temps,
parfois leur honneur ou leur vie, pour poursuivre les enjeux et obtenir les profits qu'il
propose " (1982c, p. 47). Bourdieu (1988a) insiste encore sur le caractère
fictif de la notion d'appareil dans sa critique de la notion de
" totalitarisme " telle que l'ont développée, après Hannah Arendt,
certains théoriciens français du politique, comme Lefort et Castoriadis. Pour Bourdieu,
le concept même de totalitarisme n'est rien d'autre que ce que Kenneth Burke appellerait
un terministic screen masquant, dans les sociétés de type soviétique, la
réalité d'une contestation sociale qui, bien que réprimée, n'a jamais cessé d'exister
(1980d, p. 7). En même temps, Bourdieu (1981b) a mis en lumière des tendances de
sens opposé dans le fonctionnement du champ politique, où un ensemble de facteurs liés
à la faiblesse du capital culturel dans les classes dominées tend à favoriser la
concentration
Notes (p. 80 à 91)
du capital politique et
donc à faire dériver les partis de gauche vers un fonctionnement de type
" appareil ".
19. On trouvera une discussion succincte de la
conception luhmannienne du droit comme système dans Bourdieu (1986c). Pour une
comparaison méthodique (quoique un peu " biaisée ") entre Bourdieu
et Luhmann, voir Cornelia Bohn (1991).
20. Le concept de champ peut être utilisé à
différents niveaux d'" agrégation " : dans l'Université
(19844b), l'ensemble des disciplines ou la faculté des sciences humaines ; en
économie (1990g), le marché constitué par toutes les sociétés de construction de
maisons individuelles ou l'entreprise " considérée comme une unité
relativement autonome ".
21. Comparer par exemple la façon dont Bourdieu
(1990b, 1990f, 1990g; Bourdieu et Christin, 1990) conceptualise la dynamique interne du
secteur industriel de la production de maisons individuelles en France comme champ
économique dans ses rapports à d'autres champs (le champ bureaucratique notamment,
c'est-à-dire I'État), avec la théorisation abstraite des frontières entre l'économie
et d'autres sous-systèmes formels telle que la proposent Luhmann (1982) et Parsons
(Parsons et Smelser, 1956). |
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