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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

 

Des textes de l'impétrant
 

 
       

 

 

  AVANT-PROPOS.

 
 


pp.5-8. SCIENCE DE LA SCIENCE ET RÉFLEXIVITÉ, Raisons d'agir, Paris, 2001, 240 pages, 9 euros.

 
 

 

 

  

Pourquoi avoir pris la science pour objet de ce dernier cours du Collège de France ? Et pourquoi avoir décidé de le publier, malgré toutes ses limitations et ses imperfections ? La question n'est pas rhétorique et elle me parait en tout cas trop sérieuse pour que je puisse lui donner une réponse rhétorique. Je crois en effet que l'univers de la science est menacé aujourd'hui d'une redoutable régression. L'autonomie que la science avait conquise peu à peu contre les pouvoirs religieux, politiques ou même économiques, et, partiellement au moins, contre les bureaucraties d'État qui assuraient les conditions minimales de son indépendance, est très affaiblie. Les mécanismes sociaux qui se sont mis en place à mesure qu'elle s'affirmait, comme la logique de la concurrence entre les pairs, risquent de se trouver mis au service de fins imposées du dehors ; la soumission aux intérêts économiques et aux séductions médiatiques menace de se conjuguer avec les critiques externes et les dénigrements internes, dont certains délires « post-modernes » sont la dernière manifestation, pour saper la confiance dans la science et tout spécialement dans la science sociale. Bref, la science est en danger et, de ce fait, elle devient dangereuse.

Tout donne à penser que les pressions de l'économie s'appesantissent chaque jour davantage, notamment dans des domaines où les produits de la recherche sont hautement rentables, comme la médecine, la biotechnologie (notamment en matière agricole) et, plus généralement, la génétique, — sans parler de la recherche militaire. C'est ainsi que nombre de chercheurs ou d'équipes de recherche tombent sous le contrôle de grandes firmes industrielles attachées à s'assurer, à travers les brevets, le monopole de produits à haut rendement commercial ; et que la frontière, depuis longtemps incertaine, entre la recherche fondamentale, menée dans les laboratoires universitaires, et la recherche appliquée, tend peu à peu à s'effacer : les savants désintéressés, qui ne connaissent d'autre programme que celui qui se dégage de la logique de leur recherche et qui savent faire aux demandes « commerciales » le strict minimum de concessions indispensables pour s'assurer les crédits nécessaires à leur travail, risquent d'être peu à peu marginalisés, au moins dans certains domaines, du fait de l'insuffisance des soutiens publics, et malgré la reconnaissance interne dont ils font l'objet, au profit de vastes équipes quasi-industrielles, travaillant à satisfaire des demandes subordonnées aux impératifs du profit. Et l'entrelacement de l'industrie et de la recherche est aujourd'hui devenu si serré qu'il ne se passe pas de jour qu'on n'apprenne de nouveaux cas de conflits entre les chercheurs et les intérêts commerciaux (par exemple telle compagnie californienne connue pour produire un vaccin visant à accroître les défenses contre le virus HIV responsable du sida, a tenté, à la fin de l'année passée, d'empêcher la publication d'un article scientifique montrant que ce vaccin n'était pas efficace). Il est ainsi à craindre que la logique de la concurrence qui, comme on a pu le voir, en d'autres temps, dans le domaine de la physique, peut porter les chercheurs les plus purs à oublier les usages économiques, politiques ou sociaux qui peuvent être faits des produits de leurs travaux, ne se combine et se conjugue avec la soumission plus ou moins contrainte ou empressée aux intérêts des entreprises pour faire dériver peu à peu des pans entiers de la recherche dans le sens de l'hétéronomie.

Quant aux sciences sociales, on pourrait imaginer que, n'étant pas en mesure de fournir des produits directement utiles, c'est-à-dire immédiatement commercialisables, elles sont moins exposées aux sollicitations. En fait, les spécialistes de ces sciences, et en particulier les sociologues, sont l'objet d'une très grande sollicitude, soit positive, et souvent très payante, matériellement et symboliquement, pour ceux qui prennent le parti de servir la vision dominante, ne fût-ce que par omission (et, en ce cas, l'insuffisance scientifique y suffit), soit négative, et malveillante, parfois destructrice, pour ceux qui, en faisant tout simplement leur métier, contribuent à dévoiler un peu de la vérité du monde social.

C'est pourquoi il m'a paru particulièrement nécessaire de soumettre la science à une analyse historique et sociologique qui ne vise nullement à relativiser la connaissance scientifique en la rapportant et en la réduisant à ses conditions historiques, donc à des circonstances situées et datées, mais qui entend, tout au contraire, permettre à ceux qui font la science de mieux comprendre les mécanismes sociaux qui orientent la pratique scientifique et de se rendre ainsi « maîtres et possesseurs » non seulement de la « nature », selon la vieille ambition cartésienne, mais aussi, et ce n'est sans doute pas moins difficile, du monde social dans lequel se produit la connaissance de la nature.

J'ai voulu que la version écrite de ce cours reste aussi proche que possible de ce qu'a été l'exposition orale : c'est pourquoi, tout en faisant disparaître de la transcription les répétitions et les récapitulations liées aux contraintes de l'enseignement (comme la division en leçons) et aussi certains passages qui, sans doute justifiés à l'oral, me sont apparus, à la lecture, peu nécessaires ou déplacés, j'ai essayé de rendre ce qui est un des effets les plus visibles de la semi-improvisation, c'est-à-dire les excursus, plus ou moins éloignés du thème principal du discours, que j'ai signalés en les transcrivant en petits caractères. Quant aux références à des articles ou des ouvrages que j'avais faites oralement ou par écrit, je les ai annoncées par des numéros entre crochets qui renvoient à une bibliographie finale.
    

 

 

 

Pierre Bourdieu

     
 

   
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