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ourquoi
avoir pris la science pour objet de ce dernier cours du Collège
de France ? Et pourquoi avoir décidé de le publier,
malgré toutes ses limitations et ses imperfections ? La
question n'est pas rhétorique et elle me parait en tout cas
trop sérieuse pour que je puisse lui donner une réponse
rhétorique. Je crois en effet que l'univers de la science est
menacé aujourd'hui d'une redoutable régression. L'autonomie
que la science avait conquise peu à peu contre les pouvoirs
religieux, politiques ou même économiques, et, partiellement
au moins, contre les bureaucraties d'État qui assuraient les
conditions minimales de son indépendance, est très affaiblie.
Les mécanismes sociaux qui se sont mis en place à mesure
qu'elle s'affirmait, comme la logique de la concurrence entre les
pairs, risquent de se trouver mis au service de fins imposées
du dehors ; la soumission aux intérêts économiques
et aux séductions médiatiques menace de se conjuguer
avec les critiques externes et les dénigrements internes, dont
certains délires « post-modernes » sont la dernière
manifestation, pour saper la confiance dans la science et tout spécialement
dans la science sociale. Bref, la science est en danger et, de ce
fait, elle devient dangereuse.
Tout donne à penser que les pressions de l'économie
s'appesantissent chaque jour davantage, notamment dans des domaines
où les produits de la recherche sont hautement rentables, comme
la médecine, la biotechnologie (notamment en matière agricole)
et, plus généralement, la génétique, — sans
parler de la recherche militaire. C'est ainsi que nombre de chercheurs
ou d'équipes de recherche tombent sous le contrôle de grandes
firmes industrielles attachées à s'assurer, à travers
les brevets, le monopole de produits à haut rendement commercial ;
et que la frontière, depuis longtemps incertaine, entre la recherche
fondamentale, menée dans les laboratoires universitaires, et
la recherche appliquée, tend peu à peu à s'effacer : les
savants désintéressés, qui ne connaissent d'autre
programme que celui qui se dégage de la logique de leur recherche
et qui savent faire aux demandes « commerciales » le strict minimum
de concessions indispensables pour s'assurer les crédits nécessaires
à leur travail, risquent d'être peu à peu marginalisés,
au moins dans certains domaines, du fait de l'insuffisance des soutiens
publics, et malgré la reconnaissance interne dont ils font l'objet,
au profit de vastes équipes quasi-industrielles, travaillant
à satisfaire des demandes subordonnées aux impératifs
du profit. Et l'entrelacement de l'industrie et de la recherche est
aujourd'hui devenu si serré qu'il ne se passe pas de jour qu'on
n'apprenne de nouveaux cas de conflits entre les chercheurs et les intérêts
commerciaux (par exemple telle compagnie californienne connue pour produire
un vaccin visant à accroître les défenses contre
le virus HIV responsable du sida, a tenté, à la fin de
l'année passée, d'empêcher la publication d'un article
scientifique montrant que ce vaccin n'était pas efficace). Il
est ainsi à craindre que la logique de la concurrence qui, comme
on a pu le voir, en d'autres temps, dans le domaine de la physique,
peut porter les chercheurs les plus purs à oublier les usages
économiques, politiques ou sociaux qui peuvent être faits
des produits de leurs travaux, ne se combine et se conjugue avec la
soumission plus ou moins contrainte ou empressée aux intérêts
des entreprises pour faire dériver peu à peu des pans
entiers de la recherche dans le sens de l'hétéronomie.
Quant aux sciences sociales, on pourrait imaginer que, n'étant
pas en mesure de fournir des produits directement utiles, c'est-à-dire
immédiatement commercialisables, elles sont moins exposées
aux sollicitations. En fait, les spécialistes de ces sciences,
et en particulier les sociologues, sont l'objet d'une très
grande sollicitude, soit positive, et souvent très payante,
matériellement et symboliquement, pour ceux qui prennent le
parti de servir la vision dominante, ne fût-ce que par omission
(et, en ce cas, l'insuffisance scientifique y suffit), soit négative,
et malveillante, parfois destructrice, pour ceux qui, en faisant tout
simplement leur métier, contribuent à dévoiler
un peu de la vérité du monde social.
C'est pourquoi il m'a paru particulièrement nécessaire
de soumettre la science à une analyse historique et sociologique
qui ne vise nullement à relativiser la connaissance scientifique
en la rapportant et en la réduisant à ses conditions
historiques, donc à des circonstances situées et datées,
mais qui entend, tout au contraire, permettre à ceux qui font
la science de mieux comprendre les mécanismes sociaux qui orientent
la pratique scientifique et de se rendre ainsi « maîtres
et possesseurs » non seulement de la « nature », selon la vieille
ambition cartésienne, mais aussi, et ce n'est sans doute pas
moins difficile, du monde social dans lequel se produit la connaissance
de la nature.
J'ai
voulu que la version écrite de ce cours reste aussi proche que
possible de ce qu'a été l'exposition orale : c'est pourquoi,
tout en faisant disparaître de la transcription les répétitions
et les récapitulations liées aux contraintes de l'enseignement
(comme la division en leçons) et aussi certains passages qui,
sans doute justifiés à l'oral, me sont apparus, à
la lecture, peu nécessaires ou déplacés, j'ai essayé
de rendre ce qui est un des effets les plus visibles de la semi-improvisation,
c'est-à-dire les excursus, plus ou moins éloignés
du thème principal du discours, que j'ai signalés en les
transcrivant en petits caractères. Quant aux références
à des articles ou des ouvrages que j'avais faites oralement ou
par écrit, je les ai annoncées par des numéros
entre crochets qui renvoient à une bibliographie finale.
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