Résumé
L'anthropologie ne peut s'accomplir comme science qu'à
condition de prendre aussi pour objet les actes et les instruments
de la pratique scientifique et, plus précisément,
le rapport que le chercheur entretient avec son objet. Ainsi,
ce que nous appelons pensée " primitive ",
" prélogique " ou " sauvage ",
n'est autre chose que la logique pratique, à la fois
commode et tournée vers l'action, à laquelle
nous avons recours chaque jour, dans nos actions et nos jugements
sur les autres ou sur le monde : nous n'agissons pas autrement,
lorsque nous classons des hommes politiques ou des peintres,
que les " primitifs " lorsque, pour mettre de l'ordre
dans leur monde, ils mettent en œuvre des principes classificatoires
comme masculin et féminin, sec et humide, haut et bas
ou est et ouest.
De
même, nous supportons avec impatience les analyses des
sociologues lorsqu'ils décrivent nos conduites dans
le langage de la règle ou du rituel. Pourtant, nous
ne voyons rien à redire lorsque les ethnologues emploient
ce langage pour parler des peuples dits primitifs : et cela,
tout particulièrement, lorsqu'il s'agit de mariage
ou de magie. Pourquoi sommes-nous spontanément objectivistes
lorsqu'il s'agit des autres ? Le mouvement qui conduit
de la règle à la stratégie est le même
qui mène de la pensée " prélogique
" ou " sauvage " au corps géomètre,
" corps conducteur " tout entier traversé
par la nécessité du monde social. La pratique
rituelle, comme la plupart des pratiques, est une gymnastique
symbolique, dans laquelle le corps pense pour nous.
Une véritable compréhension des pratiques suppose
un double mouvement, qui conduit au-delà de l'objectivisme,
moment inévitable (symbolisé en ethnologie par
l'œuvre de Lévi-Strauss), et du subjectivisme
(représenté sous une forme limite par la phénoménologie
sartrienne) : il s'agit d'objectiver les structures objectives
(par exemple, les régularités statistiques des
pratiques) ou incorporées (par exemple, les catégories
sociales de perception), ce qui suppose une mise à
distance fondée sur l'emploi de techniques d'objectivation;
mais il s'agit aussi d'objectiver l'objectivation, c'est-à-dire
les opérations qui rendent possible l'accès
à cette " vérité objective "
et le point de vue à partir duquel elles s'opèrent,
afin de surmonter la distance inhérente à l'objectivation.
Et de découvrir ainsi qu'il y a une objectivité
du subjectif, que la représentation que les acteurs
se font de leur pratique et que le chercheur, armé
de ses instruments d'objectivation, doit mettre en question
pour saisir les structures objectives, fait encore partie
de l'objectivité. Les illusions collectives ne sont
pas illusoires et les mécanismes les plus fondamentaux,
tels ceux de l'économie, ne pourraient fonctionner
sans le secours de la croyance qui est au principe de l'adhésion
accordée aux jeux sociaux et à leurs enjeux.
Sommaire
CRITIQUE DE LA RAISON THEORIQUE.
Objectiver l'objectivation.
L'anthropologie imaginaire du subjectivisme.
Structures, habitus, pratiques.
La croyance et le corps.
La logique de la pratique.
L'action du temps.
Le capital symbolique.
Les modes de domination.
L'objectivité du subjectif.
LOGIQUES PRATIQUES.
La terre et les stratégies matrimoniales.
Les usages sociaux de la parenté.
Le démon de l'analogie