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e discours économique est la religion
du monde moderne, avec ses gourous et ses croyances. Dans deux livres
qui paraissent cette semaine les deux sociologues contestent à
ces « spécialistes » le droit de régir
nos vies.
Il y a un an et demi, Pierre Bourdieu publiait « la Domination
masculine ». Depuis lors, on savait qu’il consacrait
son cours du Collège de France à Manet, et l’on
s’attendait donc à voir paraître un livre sur la
peinture. Or voilà qu’il nous donne aujourd’hui un
livre sur les HLM, les maisons Phénix et le marché du
logement dans les années 70 et 80... Après quelques
ouvrages de réflexion théorique, il revient donc à
une sociologie pure et dure, qui brasse les statistiques et les données
empiriques. Mais le propos n’en est pas moins ambitieux. Il s’agit
tout simplement de refonder l’analyse économique et la
pensée sur l’économie.
De
son côté, Frédéric Lebaron étudie
la manière dont est produite la « croyance économique
», c’est-à-dire l’idée, aujourd’hui
partout répandue, que ce sont les lois de l’économie
qui dominent le monde, et que ces lois reposent sur la logique d’une
maximalisation des profits. C’est presque un travail d’ethnologue
qu’il nous offre, en cherchant à savoir qui sont les économistes,
comment ils sont formés, d’où viennent leurs catégories
de pensée, comment ils travaillent, comment ils élaborent
leurs théories et leurs modèles.
Deux
livres différents et complémentaires, dont les auteurs
entreprennent de faire revivre toute une tradition disparue de la
sociologie, qui consistait à refuser qu’on séparât
l’économie des autres sciences sociales. Pour montrer
que la parole des économistes ne saurait être notre nouvel
Évangile.
Le Nouvel Observateur. - À lire vos deux livres, on
a l’impression que les sociologues entreprennent aujourd’hui
de contester la suprématie de la science économique,
mais aussi des économistes comme nouveaux maîtres du
monde.
Frédéric Lebaron. - Il y a sans doute, dans nos
deux livres, une certaine volonté de remettre en cause l’hégémonie
d’un certain mode de pensée économique, et peut-être
aussi - il faut bien l’avouer - l’arrogance
de certains des représentants de cette corporation. Mais cela
en se situant sur le terrain de la critique et de la construction
scientifiques. C’est sur ce plan que l’économie aujourd’hui
socialement dominante peut et doit être discutée, en
particulier par la sociologie et les autres sciences sociales, comme
l’anthropologie et l’histoire.
Pierre
Bourdieu. - Cette mise en question ne peut cependant rester cantonnée
sur le terrain strictement scientifique. Nous sommes en effet confrontés
à l’omniprésence de la science économique
dans le langage ordinaire et à la force inouïe des croyances
et des catégories économiques, qui s’étend,
avec leur bénédiction le plus souvent, bien au-delà
de l’univers pur des théoriciens.
F.
Lebaron. - Oui, par exemple à travers le langage de l’économie,
la vision économique (ou économiste) s’est étendue
dans les médias - même les plus critiques -,
qui ont accoutumé le public à une sorte de soumission
ou de résignation aux lois d’airain de l’économie...
P.
Bourdieu. - ...c’est d’ailleurs le fait que le journalisme
soit un des grands véhicules de la croyance économique
qui explique notre présence ici aujourd’hui.
F.
Lebaron. - L’économie s’impose comme le langage
de la vie publique, et impose ses schèmes, ses systèmes
argumentatifs, ses modèles cognitifs. Comme par exemple dans
le cas de l’avenir des retraites, qui est pensé en termes
comptables et non comme un enjeu de solidarité inter et intragénérationnelle,
mais aussi entre groupes sociaux.
N.
O. - Votre propos est assez radical puisque, au fond, ce que vous
contestez, c’est que l’économie soit vraiment une
science ?
F.
Lebaron. - Plus exactement, je conteste le fait que l’économie
puisse être décrite avec assurance comme « la
plus scientifique des sciences sociales ». Et j’essaie
de montrer, à partir d’une enquête fondée
sur des observations de terrain et des méthodes statistiques,
que l’économie est peut-être par certains côtés
plus proche du champ religieux (ou philosophique) que d’un champ
scientifique très autonome.
En fait, je ne fais que réactiver un certains nombre de « doutes
existentiels », qui sont aussi vieux que l’économie,
et qui ont été exprimés par des économistes
parmi les plus prestigieux, à propos de l’économie : elle
ne fait pas de découvertes, dit Malinvaud, elle s’appuie
sur des faits non observés, dit Leontief, elle est essentiellement
normative, dit Sen, elle est le lieu des modes intellectuelles les
plus contradictoires et d’une hypersophistication mathématique,
dit Allais. Autant de caractéristiques qui, si on les rassemble,
portent à ranger l’économie du côté
de certaines théories philosophiques plutôt que du côté
des sciences physiques ou biologiques, sans même parler des
mathématiques.
N.
O. - Mais n’exagérez-vous pas un peu lorsque vous
parlez de l’économie comme d’une nouvelle religion ?
F.
Lebaron. - Je pourrais me contenter de répondre que je
ne fais que prendre au sérieux, comme révélateurs
d’un certain inconscient collectif, les dossiers sur les « nouveaux
prêtres de l’économie », le discours sur
les « gourous » de Wall Street, ou encore la béatification
laïque d’Alan Greenspan (président de la banque centrale
américaine). Il ne faut pas tordre la réalité
si fortement pour retrouver dans les diverses figures sociales d’économistes
celles de l’ordre religieux : le théologien,
le prêtre, le missionnaire, l’hérétique,
le réformateur...
P.
Bourdieu. - Sans oublier les fidèles exaltés et
un peu fidéistes. Il y en a pas mal parmi les journalistes
frottés de quelques cours d’économie de Sciences-Po.
F.
Lebaron. - Mais c’est précisément parce que
l’économie se donne les apparences de l’autonomie
(notamment à travers l’usage des mathématiques)
qu’elle paraît échapper à une réduction
totale au religieux. En fait il faudrait dire, en paraphrasant à
la fois Durkheim et Weber, qu’elle est en tout cas une forme
« complexe » de la vie religieuse, une forme « moderne »
et hautement « rationalisée ».
N.
O. - Ce qui fait l’originalité de votre travail, c’est
que vous vous êtes intéressé à la formation
des économistes : qui sont-ils ? dans quelles
écoles sont-ils formés ? Votre livre est à
la fois une histoire sociale et une psychanalyse sociale.
F.
Lebaron. - J’ai étudié le mode de production
d’un ensemble de dispositions sociales particulières,
qui sont associées au fait d’être économiste
aujourd’hui. En montrant d’abord qu’il était
illusoire de penser ces dispositions comme homogènes : l’économie
est un champ, structuré par des oppositions sociales et scolaires.
En insistant ensuite sur le fait que la formation à l’économie
a pour fonction de retraduire dans une langue particulière,
et dans certains cas - comme à l’Ensae - très
formalisée, les dispositions banales, largement inconscientes,
d’un habitus « bourgeois » et masculin, selon
les cas « ingénieurial » ou « managérial » : valorisation
de la réussite individuelle, propension au calcul, à
l’anticipation, à l’accumulation de capital social,
économique, propension à l’abstraction déductive,
etc. Le goût pour les modèles et l’adhésion
à des théories aussi irréalistes que celle des
anticipations rationnelles trouvent leur origine, et en tout cas leur
caution pratique, dans un certain rapport pratique au monde social.
N.
O. - Votre livre, Pierre Bourdieu, est assez différent
car il n’analyse pas les économistes, mais, si j’ai
bien compris, il vise tout simplement à enlever aux économistes
leur objet. À partir de la description ethnologique d’une
scène très concrète, la conversation entre un
acheteur d’une maison particulière et le vendeur, vous
reconstruisez tout ce qui a été nécessaire pour
qu’une telle scène puisse se produire telle qu’elle
se produit.
P.
Bourdieu. - Mon intention n’est pas de prendre aux économistes
leur objet, mais de prendre pour objet, avec les instruments ordinaires
des sciences historiques, un objet ordinairement considéré
comme économique : l’achat d’une maison.
Ce qui oblige à découvrir que, pour comprendre une transaction
à la fois tout à fait singulière et parfaitement
banale, il faut reconstruire l’ensemble des décisions
qui ont défini la politique de crédit (aux particuliers,
mais aussi aux entreprises de construction), c’est-à-dire,
entre autres choses, l’histoire des confrontations, dans le cadre
des commissions, entre des banquiers et des hauts fonctionnaires plus
ou moins enclins à adopter la vision néolibérale
selon leur trajectoire scolaire et leur corps d’appartenance.
F.
Lebaron. - Autant de choses que les modèles économiques
ignorent au nom du droit à l’abstraction...
P.
Bourdieu. - Oui. M. Camdessus, dont il est question, comme de
beaucoup d’autres personnages connus, dans mon livre, invoque
toujours l’économie (que sans doute il ne lit guère),
mais les économistes ne font aucune place dans leurs modèles
à M. Camdessus, même quand celui-ci a travaillé
très directement à produire l’objet de leurs calculs.
L’État, que l’on aime à opposer au marché,
est présent, très pratiquement, dans le marché.
Le vendeur de maisons Bouygues qui aide le client potentiel à
remplir un dossier de demande de crédit agit, sans le savoir
complètement, en agent de la banque et aussi de l’État,
qui lui délègue tacitement une part de l’autorité
qu’il exerce sur le client.
N.
O. - À ce propos, je vous ai trouvé un peu audacieux
de balayer en un paragraphe la distinction entre État et société
civile.
P.
Bourdieu. - Mais on voit bien que des agents que l’on rangerait
sans discuter du côté de la « société
civile », comme les vendeurs de telle ou telle entreprise
privée, sont en fait habités par la pensée d’État
et agissent en mandataires officieux de l’État.
N.
O. - En fait, de proche en proche, ce sont tous les dogmes de
la doctrine économique que vous cherchez à dynamiter : l’offre
et la demande, le choix rationnel des individus...
P.
Bourdieu. - Ce que l’on découvre en effet, lorsque
l’on s’intéresse aux conditions réelles du
fonctionnement des échanges économiques, c’est
que l’offre comme la demande telles qu’elles peuvent être
appréhendées à un moment donné sont des
constructions sociales. La demande, parce qu’elle dépend
pour une part très importante de l’aide de l’État
sous ses différentes espèces, qui sont associées
à des philosophies sociales très différentes
(par exemple, l’aide à la personne que les néolibéraux,
Valéry Giscard d’Estaing et d’autres, ont substituée
à l’aide à la pierre, dans les années 70,
avec la complicité d’une fraction de la haute fonction
publique dont la conversion au néolibéralisme ne date
pas d’aujourd’hui, était censée favoriser
l’attachement à la propriété privée,
contre le collectivisme des grands immeubles collectifs). L’offre,
parce qu’elle dépend aussi des formes de crédit
que les banques, avec le soutien de l’État, accordent
aux différentes catégories de constructeurs.
Mais ce n’est pas tout : comprendre réellement
l’offre, c’est l’appréhender en tant que structure,
ou, plus précisément - pardonnez-moi d’être
un peu compliqué -, c’est saisir les offreurs, appréhendés
dans leur diversité et leur dispersion extrêmes, depuis
la grande entreprise de production industrielle de maisons préfabriquées
produisant plusieurs milliers de maisons par an jusqu’au petit
artisan offrant quelques maisons sur un marché strictement
local, comme un champ, c’est-à-dire comme le lieu de rapports
de force qui déterminent et délimitent les relations
de concurrence entre les différentes entreprises et ceux qui
les dirigent.
N.
O. - Au fond, c’est la notion d’ « individu »
telle que l’accepte l’économie néoclassique
que vous voulez mettre en question.
P.
Bourdieu. - Ce n’est là qu’un des nombreux cas
où l’ignorance des acquis les plus élémentaires
des autres sciences sociales conduit les économistes à
accepter sans discussion les représentations du sens commun.
Pourtant, le terrain des pratiques économiques est sans doute
une des meilleures occasions de montrer que ce que nous appelons l’individu,
avec ses besoins, ses propensions, ses dispositions, ses aptitudes,
est un produit de l’histoire, individuelle et surtout collective.
C’est Bergson, pourtant peu suspect de sociologisme, qui disait : « Il
faut plusieurs siècles pour produire un utilitariste comme
Stuart Mill. » Ce que j’appelle l’habitus
économique est ce collectif incorporé en chacun de nous
qui fait que nous sommes grosso modo adaptés au monde économique
dont nous sommes les produits.
N.
O. - Ne craignez-vous pas qu’on vous accuse de tomber dans
une vision déterministe ?
P.
Bourdieu. - Ce reproche serait particulièrement mal venu
de la part de ceux qui invoquent sans cesse l’inéluctabilité
des lois des marchés financiers.
N.
O. - Vos deux livres se terminent par un élargissement
de l’analyse au plan international. Vous analysez, Pierre Bourdieu,
le passage du champ national au champ international tandis que vous
vous interrogez, Frédéric Lebaron, sur l’apparente
légitimation scientifique mondiale que le prix Nobel donne
aux théories économiques (on est étonné
d’apprendre en vous lisant que le prix Nobel d’économie
n’est pas un vrai prix Nobel, mais a été créé
par une banque).
F.
Lebaron. - Oui, par la banque centrale suédoise, en 1968.
Et ce n’est pas tout à fait un hasard. Ces instances,
devenues toujours plus « indépendantes »...
P.
Bourdieu. - ...indépendantes surtout des États et
des citoyens, évidemment...
F.
Lebaron. - ...ont vu leur pouvoir s’accroître considérablement
durant les dernières années, en fondant leur légitimité,
au moins partiellement, sur le savoir économique. La Banque
centrale européenne ne contrôle pas seulement les taux
directeurs - ce qui a des répercussions considérables
sur la dynamique socio-économique dont nous risquons d’avoir
un aperçu dans les mois qui viennent. Elle exige le respect
de normes budgétaires strictes qui limitent le recours à
la dépense publique, veille à prévenir les « tensions
inflationnistes », qu’elle voit plus dans les revendications
salariales que dans la spéculation financière...
Quant
au prix Nobel, il est valorisé autant en dehors qu’à
l’intérieur du monde des économistes, car il accrédite
l’idée que cette discipline est bien une science, comme
la physique. Mais si l’on regarde les caractéristiques
des « élus », on s’aperçoit
que ce prix tend à reconnaître les travaux les plus en
phase avec les forces économiques dominantes de chaque période.
Durant les années 70, il consacre le plus souvent des keynésiens,
interventionnistes, qui ont eu leur heure de gloire dans la période
50-60. Ensuite on assiste à un basculement vers le monde des
marchés, notamment financiers, très visible dans les
années 90. Le centre symbolique de la science économique
mondiale se déplace alors vers Chicago, lieu d’expression
de la forme la plus absolutiste de la foi dans les mécanismes
de marché. L’évolution du prix Nobel n’est
que l’indice d’un déplacement plus large du coeur
du pouvoir économique.
P.
Bourdieu. - C’est ce qu’ont manifesté avec éclat
ceux qui ont contesté l’attribution du faux prix Nobel
à Milton Friedman, qui s’est fait connaître aussi
pour quelques interventions politiques sans équivoque en faveur
de régimes politiques sans équivoque.
N.
O. - Le sous-titre du livre de Frédéric Lebaron
parle des « économistes entre science et politique »,
et ça doit être compris comme une critique, mais vos
livres présentent des analyses scientifiques qui m’ont
semblé également très politiques.
F.
Lebaron. - Oui, à la différence de l’économie,
qui se présente socialement comme une science fondamentale,
mais qui est en réalité fondamentalement politique et
au service des pouvoirs économiques, nous nous plaçons
sur le terrain de la science, en sachant pertinemment que ce choix
ne sera pas sans effets politiques et qu’il n’est pas politiquement
neutre de vouloir faire œuvre scientifique, puisque cela signifie,
notamment, affirmer la nécessité de l’autonomie
de la recherche en sciences sociales par rapport aux pouvoirs et courir
ainsi le risque d’être disqualifié par les nombreuses
forces sociales hostiles à cette autonomie.
P.
Bourdieu. - L’économie se veut une science pure et
parfaite, comme les modèles mathématiques derrière
lesquels elle dissimule ses présupposés, mais, paradoxalement,
elle se voit aussi comme une science d’État et de gouvernement.
La sociologie s’attire le soupçon, en grande partie parce
qu’elle refuse de faire simplement (ou seulement) ce que les
pouvoirs demandent le plus volontiers - par exemple, aujourd’hui,
de donner les moyens de réparer les pots cassés par
l’économie et, indirectement, par les économistes,
en étudiant la drogue, la délinquance et toutes les
manifestations de désintégration sociale, qui sont pour
une grande part l’effet des politiques économiques.
Prendre pour objet l’économie néoclassique ou inviter
les spécialistes des sciences historiques (à commencer
évidemment par tous les économistes lucides sur les
limites de leur orthodoxie) à lui prendre son objet, c’est
faire un acte scientifique qui, étant donné le rôle
éminent que l’orthodoxie néolibérale joue
à la fois dans la « rationalisation » et
dans la légitimation des politiques économiques les
plus favorables aux détenteurs du pouvoir économique,
est aussi, qu’on le veuille ou non - et je crois que
nous le voulons -, un acte politique.
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