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travers d'une enquête sur le marché de la maison individuelle dans
le Val-d'Oise, le sociologue s'attaque à la «théologie» économique
qui gouverne le monde et Frédéric Lebaron apporte sa pierre à l'édifice.
Ce serait assurément s'exposer
à déconvenue que d'attendre d'une enquête sur la vente-achat des maisons
individuelles dans le Val-d'Oise qu'elle fût excessivement sexy. Si
Pierre Bourdieu en fait cependant l'ossature de son dernier livre,
les Structures sociales de l'économie, c'est qu'une telle étude
doit avoir, sinon des charmes, du moins des enjeux cachés, théoriques
et, évidemment, politiques. Le professeur du Collège de France ne
s'est pas, en effet, reconverti dans l'immobilier. D'un pas décidé,
par tous les temps chacune de ses interventions suscitant ou
rejet haineux ou engouement passionné, il continue son chemin,
sacrifiant «élégance» et effets de manche aux démonstrations
austères, et préférant se montrer plutôt lourd qu'imprécis : au
point que, parfois, au vu de quelques graphiques et diagrammes, on
le dirait atteint de ce morbus mathematicus qu'il reproche
aux autres d'exhiber pour gagner en scientificité et en capital symbolique.
Après la société kabyle, le système d'enseignement, la «noblesse d'Etat»,
le champ littéraire, le journalisme, les échanges linguistiques, le
jugement esthétique, les musées d'art, la science, la domination masculine,
et autres, Bourdieu use donc des concepts qu'il a forgés (habitus,
illusio, capital culturel, social, symbolique,
etc.) pour explorer «le marché de la maison».
Des maisons, Maisons Bouygues, Maisons
Phénix, GMF et Bruno-Petit, lotissements, services de l'urbanisme,
prêts aux logement, POS, Socotec et ZAC, il est ici réellement question,
et dans le détail. Mais la «cible» du sociologue est bien plus large.
Il utilise en effet les «armes de la science sociale» pour
construire en dur la «critique des présupposés de l'économie».
Or, pour ce faire, et pour éviter les «mises en cause» génériques,
devenues légion, il lui fallait un objet d'étude typique, qui pût,
de façon «brute», révéler la «vision anthropologique que la plupart
des économistes engagent dans leur pratique», un objet, donc,
qu'on impartit généralement à la seule économie: la production et
la commercialisation de maisons individuelles, justement.
L'économie est devenue la «théologie»
d'aujourd'hui, qui oriente le monde, lui donne son ordre et sa langue,
confère à ses désordres l'inéluctabilité de faits «naturels», conditionne
de part en part le discours politique, l'obligeant à n'être plus que
la «couverture» ou l'accompagnement musical de son propre discours,
offre enfin aux hommes, sous formes d'indicateurs, indices boursiers,
taux d'intérêt, cours du dollar, CAC 40, les baromètres de leurs actions,
de leurs espoirs, de leurs craintes. Aussi est-ce paradoxal qu'elle
fasse pour ainsi dire «comme si rien n'était», s'efforce même d'apparaître
de plus en plus objective, autonome, installée dans «un univers
séparé, régi par ses lois propres», un «cosmos» mathématique
dont les modélisations créent l'illusion d'une «universalité anhistorique»,
et qu'elle s'interroge assez rarement sur l'origine de sa puissance.
Dans la Croyance économique
(qui paraît conjointement au livre de Bourdieu, dans la collection
que celui-ci dirige), Frédéric Lebaron appelle précisément à une telle
réflexion, à l'examen des procédures par lesquelles l'économie peut
s'inscrire dans le champ scientifique, et à l'étude, complexe, de
la production, de la reproduction et de la diffusion des croyances
qu'elle fait naître, véritables forces collectives agissant comme
des faits sociaux. «Il s'agit de faire de la construction sociale
des croyances économiques sous toutes leurs formes, écrit-il,
une étape fondamentale dans la construction d'une sociologie économique,
dans laquelle les agents sociaux sont au cur de l'analyse, parce
que leurs mobiles, leurs croyances, leurs anticipations sont indissociables
des croyances qui les animent, elles-mêmes liées à leurs caractéristiques
sociales.»
Le propos de Bourdieu, dont Lebaron
utilise les catégories et les concepts, est évidemment similaire.
Il vise lui aussi à casser «le préjugé antigénétique d'une science
dite pure, c'est-à-dire profondément deshistoricisée et deshistoricisante,
parce que fondée (...) sur la mise entre parenthèses initiale
de tout l'enracinement social des pratiques économiques», et à
reconstruire d'une part la «genèse du champ économique lui-même»,
d'autre part «la genèse des dispositions économiques de l'agent
économique, tout spécialement de ses goûts, de ses besoins, de ses
propensions ou de ses aptitudes». On comprend que le marché immobilier
soit à cet égard particulièrement intéressant à observer. D'abord
parce que la «double construction sociale» dont il est le résultat,
et à laquelle l'Etat contribue de manière décisive, y est très visible : construction
de la demande, par les diverses «aides au logement» mais aussi
la production plus idéologique de valeurs et de systèmes de préférences,
construction de l'offre, par la politique étatique en matière
de crédit aux constructeurs. Ensuite, parce qu'il est évident que
la simple détermination économique de la vente/achat (calculs, disponibilités,
prêts...) ne peut guère y être scindée l'idée même de «maison»
étant très chargée du point de vue symbolique de «dispositions»
irréductibles à l'économique, familiales, morales, psychologiques,
religieuses, politiques, en tout cas enracinées dans une tradition.
Peut-être ne voit-on pas aisément les
enjeux théoriques de ce bras de fer entre la sociologie et les sciences
économiques. Les traduire en termes politiques aide quelque peu. Si
la sociologie tente de la raccrocher à son socle social et historique,
c'est que, laissée à ses propres lois, la sphère économique privilégie
vite celles «du calcul intéressé et de la concurrence sans limite
pour le profit». Si la sociologie tient à percer l'illusion de
l'«universalité anhistorique», c'est que, par la libéralisation,
la déréglementation, le développement des techniques informatiques
de communication et d'échange monétaire, se réalisent l'autonomie
et l'unification du «champ mondial de l'économie et de la finance»,
cette mondialisation qui profite aux dominants et qui, en définitive,
ne laisse aux Etats comme aux responsables politiques que la tâche
de «surveiller les fluctuations de la Bourse». On le disait : il
ne dévie pas de son chemin, Pierre Bourdieu.
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