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  Pierre Bourdieu

 
  

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Pierre Bourdieu

  Agrippine et le moderne.

 
 

pierre bourdieu
Texte écrit à l'occasion d'une exposition Claire Bretécher, à Berlin en février 1989.
Dossier "Joyeux Bordel", coordonné par Pierre Bourdieu, Les Inrockuptibles, n°178, du 16/12/98 au 05/05/1999.

 
 

 

Agrippine est très précisément située et datée : elle est parisienne, de famille bourgeoise et intellectuelle. L'évocation est rigoureuse, quasi ethnographique. Le langage, évidemment, dans sa péremptoire modernité. Les poses et les postures corporelles, saisies dans leur moment le plus révélateur, comme indices d'une vision du monde et d'une éthique. Les termes d'adresse ou de référence qui, au prix d'une extraordinaire invention linguistique, permettent de nommer des relations de parenté sans précédent connu, issues de divorces à l'amiable, « faux-demi », « demi », « double », « double-demi », « demi-double », etc… L'obsession parentale des mauvaises notes qui a pris la place de l'anxiété des mauvaises fréquentations et des mauvaises rencontres (jamais complètement disparue). Bref, tout un monde social, avec ses normes, ses conventions, ses contraintes, ses conformismes. Mais Agrippine est aussi profondément universelle. Elle est celle qui institue la jeunesse en norme absolue. Je pense à la séquence où sa mère s'essaie avec beaucoup de bonne volonté à employer « giga », l'adjectif-interjection du langage jeune, et qu'elle clôt d'un verdict péremptoire, condamnant sans appel tous les efforts d'identification : « Continue à dire génial, maman. » La jeunesse est bien un idéal inaccessible. Et d'abord parce qu'elle n'a pas besoin d'idéaux puisque, comme le dit Gombrowicz, « elle est en elle-même un idéal ». Mais, il faudrait citer tout le passage que l'auteur de Ferdydurke consacre à « la lycéenne » : « La jeunesse n'était pas chez elle un âge de transition : pour une moderne, elle représentait la seule période véritable de l'existence humaine ». D'où vient la magie de « la lycéenne » ? Face à des adultes que leur libéralisme volontariste et ostentatoire voue au double bind, à la permissivité forcée, à la recherche tendue de la détente, au refus de principe d'avoir des principes, elle incarne une forme d'indifférence souveraine : comme d'autres se laissent vivre, elle se laisse exister. Et le principe des sentences qu'elle assène, de préférence pour se protéger contre les injonctions tacites et honteuses des parents modernes et inévitablement modernistes (« La famille one-mariage peut-être que c'est looké mais honnêtement c'est douleur pour les études. ») n'est que l'aptitude à se situer sans effort ni recherche « au-delà du delà », comme dit un autre grand écrivain de la bande dessinée. Elle sait de science infuse que la manière la plus infaillible de s'exposer aux verdicts inexorables des fanatiques de l'« up-to-date » est de prétendre se situer « à l'avant-garde de son époque » : « En général, quand tu dis que c'est dépassé, c'est que c'est revenu. »
   

 

Pierre Bourdieu

   
   

   
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