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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

  
  

Des textes de l'impétrant
 

  
  Pierre Bourdieu

 L'Odyssée de la réappropriation.

  
 

 

 

pierre bourdieu
Awal, cahiers d’études berbères, n°18, 1998.
Actes du colloque, Alger, 20-21-22 juin 1992, organisé par AWAL-CERAM, avec le concours de la Maison des sciences de l'homme, Paris et de l'Institut Maghreb-Europe, Paris VIII. http://www.frebend.com/awal/1998_18.htm

  
  

   

J'aurais voulu être ici, aujourd'hui, pour participer à l'hommage rendu à Mouloud Mammeri et à son œuvre, et dire ce qui, selon moi, constitue sa contribution majeure à la culture de ce pays.

Je voudrais montrer, brièvement, que l'histoire du rapport de Mouloud Mammeri à sa société et à sa culture originelles peut être décrit comme une Odyssée, avec un premier mouvement d'éloignement vers des rivages inconnus, et pleins de séductions, suivie d'un long retour, lent et semé d'embûches, vers la terre natale. Cette Odyssée, c'est, selon moi, le chemin que doivent parcourir, pour se trouver, ou se retrouver, tous ceux qui sont issus d'une société dominée ou d'une classe ou d'une région dominée des sociétés dominantes. C'est, en cela, selon moi, que l'itinéraire de Mouloud Mammeri est exemplaire.

Le premier temps, donc, c'est le mouvement qu'il faut faire pour s'approprier la culture, la culture tout court, celle qu'on n'a pas besoin de qualifier, et qui se vit comme universelle, celle qui s'enseigne officiellement dans les universités et qu'on ne peut acquérir qu'en laissant à la porte des tas de choses, souvent sa langue maternelle et tout ce qui va avec. Ce mouvement de répudiation, de reniement, s'ignore le plus souvent comme tel ; il est toujours opéré, en tout cas, avec le consentement de ceux qui l'opèrent et il s'accompagne d'une certaine forme de bonheur.

Le processus pourrait s’arrêter là et nombreux sont ceux qui, intégrés dans l'univers dominant, connus et reconnus par la société et la culture qu'ils reconnaissent, n'en demandent pas plus. Mouloud Mammeri commence là où tant d'autres auraient fini : l'écrivain de langue française se remet à l'écoute des poètes-forgerons, des poètes-démiurges (Homère emploie plusieurs fois le mot de demiourgos pour désigner le poète) et enregistre les poésies, souvent aussi sophistiquées que celles des poètes symbolistes, qu'ils fabriquent. Lui qui avait dû payer son accès à la culture légitime d'une sorte de meurtre symbolique du père, il renoue avec la culture paternelle.

Mais cette culture longtemps refoulée, c'est encore une intention dominée de réhabilitation qui le porte à s'y intéresser. Et il reste attaché à des modèles qui le portent à chercher des références ennoblissantes dans les figures les plus nobles de la poésie occidentale, comme Victor Hugo. C'est seulement lorsque, à l'occasion de nos discussions, il découvre une figure d'Homère que ses maîtres académiques ne pouvaient lui révéler, que ses recherches sur les poètes kabyles anciens et ses recherches ethnologiques cessent de se développer sur deux plans séparés. Un Homère constitué dans sa vérité anthropologique et ainsi arraché à l'irréalité de la fiction académique, se trouve rapproché de l'amusnaw berbère, auquel il confère une forme indiscutable de consécration.

Ainsi, on le voit, le chemin est long qui conduit à retrouver la colline, un moment oubliée. Le travail qui conduit à la réappropriation de la culture originelle, par une victoire sur la honte culturelle, est une véritable socioanalyse, que l'on n'est jamais sûr d'avoir accompli jusqu'au bout. Notamment parce que le dépassement du reniement initial ne peut prendre la forme d'un reniement de ce qui l'a déterminé, c'est-à-dire de toutes les ressources qu'offre la culture dominante. Ce qui fait toute la difficulté du cheminement vers la réconciliation avec soi, c'est que les instruments qui permettent de se réapproprier la culture reniée sont fournis par la culture qui a imposé le reniement. La dernière ruse de la culture dominante réside peut-être dans le fait que la révolte qu'elle suscite risque d'interdire l'appropriation des instruments qui, comme l'ethnologie, sont la condition de la réappropriation de la culture dont elle a favorisé le reniement.

Cette ultime ruse Mouloud Mammeri a su la déjouer. Il a été un des premiers à imposer l'ethnologie et à accompagner son travail personnel de réappropriation de soi d'un effort pour développer un travail collectif de réappropriation d'une culture oubliée ou refoulée.

Je ne voudrais pas réduire à un seul de ses aspects une œuvre essentiellement plurielle, multiple, et nul plus que moi n'est soucieux de la mettre à l'abri de toutes les tentations d'appropriation dont elle fera l'objet. Toutefois, je pense que la conversion personnelle que Mouloud Mammeri a dû opérer pour retrouver « La colline oubliée », pour revenir au monde natal, est sans doute ce qu'il a voulu, plus que tout, faire partager de tous, non seulement de ses concitoyens, de ses frères en refoulement, en aliénation culturelle, mais aussi de tous ceux qui, soumis à une forme quelconque de domination symbolique, sont condamnés à cette forme suprême de la dépossession qu'est la honte de soi.

  

Pierre Bourdieu

    
 

   
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