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  Pierre Bourdieu

 
  

sociologue énervant

 
  

Des textes de l'impétrant

 
 

 

 Pierre Bourdieu  Michaël Pollak. 
 pierre bourdieu
Gai Pied Hebdo
, Numéro 525 du 18 juin 1992.
Voir aussi un texte de Marie-Ange Schiltz, dans le même numéro.
 

 

 

J'aimais beaucoup Michaël Pollak, l'homme et le sociologue, qui en lui ne faisaient qu'un. Il savait que la sociologie telle qu'il la concevait n'était pas une profession dans laquelle on fait carrière, mais une entreprise risquée, proche de ce qu'avaient été, dans la Vienne fin de siècle qu'il a su si bien évoquer (Vienne 1900, une identité blessée, 1984, éditions Gallimard Julliard), celles des écrivains et des artistes, et dont il acceptait les risques.

pointg.gif (57 octets) Refusé à six reprises par la commission de sociologie du CNRS, il n'envisagea jamais de l'abandonner pour une autre discipline (même s'il dut à la commission d'histoire de recevoir les moyens de continuer); pas plus qu'il ne songea à accepter les postes que lui offraient des universités allemandes et américaines.

pointg.gif (57 octets) Je pense qu'il avait choisi la France, pour y faire sa thèse, parce qu'il pensait qu'il pourrait y accomplir dans des recherches empiriques les dispositions critiques qui, dans la tradition allemande, s'exprimaient sur un mode plus spéculatif. Ou, plus précisément, parce qu'il croyait y découvrir, réalisée ou en train de se réaliser, une possibilité réelle d'échapper à l'alternative mortelle, sans cesse réaffirmée dans le fameux débat de méthode si typiquement germanique, entre la philosophie critique indifférente à la recherche empirique qu'incarnait l'Ecole de Francfort, et la sociologie positiviste, bureaucratisée et soumise aux attentes bureaucratiques, que Paul Lazarsfeld s'efforçait d'imposer à l'échelle de l'univers (Paul F. Lazarsfeld, fondateur d'une multinationale scientifique, Actes de la recherche en sciences sociales, 25, 1979).

pointg.gif (57 octets) Nous avions en commun une immense admiration pour Karl Kraus, dont les combats nous paraissaient constituer un exemple de ce qu'un intellectuel critique pouvait faire pour contribuer à changer le monde, notamment en changeant les mots employés pour le nommer, ou en faisant la guerre à ceux qui emploient les mots à tort et à travers, comme certain journalisme (Une sociologie en acte des intellectuels: les combats de Karl Kraus, Actes de la recherche en sciences sociales, 36-37, 1981).

pointg.gif (57 octets) Et je crois pouvoir dire qu'il voulait continuer les combats de Karl Kraus par d'autres moyens. Je pense au très beau texte, significativement intitulé Des mots qui tuent (Actes de la recherche en sciences sociales, 41, 1982) où il essaie de pousser jusqu'à sa limite extrême l'ambition scientifique de rendre raison en essayant de démonter un à un les mécanismes (bureaucratiques notamment) qui ont conduit à la conception et à la mise en oeuvre de la solution finale.

pointg.gif (57 octets) Loin de la déploration qui, si respectable soit-elle dans son intention de commémoration, ne fait avancer en rien la compréhension, loin aussi des discours grandioses et vides sur les méfaits de la technique, dont sa jeunesse étudiante avait été abreuvée (nous en parlions souvent, à propos de Jünger notamment, lorsque je préparais mon papier sur Heidegger) ou sur les caractéristiques invariantes du totalitarisme, dont s'enchantaient les essayistes parisiens, il montrait, grâce à un dépouillement minutieux des sources bibliographiques, et à des analyses de témoignages, que la barbarie peut être l'aboutissement socio-logique d'un certain ordre technocratique. Il montrait aussi comment les conduites que les individus sont amenés à tenir dans les situations les plus extrêmes, et qui, par leur exceptionnalité même, semblent échapper aux lois ou à la logique qui régissent l'existence ordinaire, restent intelligibles sociologiquement (Survivre dans un camp de concentration, Le témoignage, La gestion de l'indicible, Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, 1986 et L'expérience concentrationnaire, Essai sur le maintien de l'identité sociale, éditions Anne-Marie Métailié).

pointg.gif (57 octets) Ce refus d'abdiquer devant l'inéluctable, d'abaisser la raison devant l'innommable, il ne l'a jamais manifesté aussi pleinement que dans les enquêtes qu'il a menées, avec Gai Pied, sur les homosexuels et le sida. J'avais souvent évoqué avec lui, comme une forme extrême d'héroïsme scientifique, l'exemple de Germaine Tillion qui, dans son souci d'être en état de témoigner aussi rigoureusement que possible de l'horreur qu'elle avait vue, tenait une statistique, à Ravensbrück, des morts et des disparus...

pointg.gif (57 octets) Comment ne pas repenser à cela à propos de Michaël Pollak qui, comme l'a si bien dit Daniel Defert, traduisait en rapports chiffrés et argumentés ce que son investissement intime lui faisait et chercher, et découvrir, et défendre. Qui, dans l'article qu'il a également publié dès 1987 avec Marie-Ange Schiltz (Identité sociale et gestion d'un risque de santé, Les homosexuels face au sida, Actes de la recherche en sciences sociales, 68, 1987 et aussi Les homosexuels et le sida: sociologie d'une épidémie, 1988, éditions A.M. Métailié), entendait saisir l'occasion de l'étude empirique qu'il avait été amené à conduire, dans une situation critique, pour proposer une véritable théorie anthropologique des représentations de l'homosexualité. S'appuyant en cela sur les recherches ethnologiques les plus avancées à propos de la construction sociale du corps, de la représentation sociale de la division sexuelle du travail et de la division du travail sexuel, il montre comment les représentations objectives et subjectives de l'homosexualité sont le produit de l'application au corps propre et à l'activité sexuelle des catégories de perception et d'appréciation que la socialisation a inscrites dans le cerveau et dans les plis du corps et qui sont au principe de la vision légitime de la sexualité.

pointg.gif (57 octets) Véritable prophétie exemplaire, comme aurait dit Weber, qu'il aimait beaucoup (Max Weber en France: l'itinéraire d'une oeuvre, Les cahiers de l'IHTP, 3, 1986 et Un texte dans son contexte, L'enquête de Max Weber sur les ouvriers agricoles, Actes de la recherche en sciences sociales, 65, 1986), toute la vie de Michaël Pollak porte témoignage de la conviction qu'il avait que la connaissance est un instrument privilégié de libération.

 

Marie-Ange Schiltz

Ingénieur de recherche CNRS, collaboratrice de Michaël Pollak depuis 1985 pour les enquêtes Gai Pied hebdo.

Dans Le Monde, daté du 11 juin, François Bédarida, historien, Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique fait l'éloge de l'oeuvre sociologique de Michaël Pollak, tandis que Daniel Defert, fondateur de l'association Aides insiste, le même jour dans Libération, sur l'aspect pionnier de l'ensemble de son action et de ses recherches sur les homosexuels face au sida. Ces deux éloges si différents mettent en relief la richesse de la personnalité de ce viennois qui a choisi au début des années soixante-dix de travailler comme chercheur à Paris.

pointg.gif (57 octets) « Les médias parlent beaucoup du sida. Parfois, cette maladie est présentée comme le cancer gai. Qu'en pensez-vous ? Vous tenez vous au courant du développement de cette maladie ? Etes-vous inquiets ? Pour mieux connaître vos réactions Gai Pied hebdo et un groupe de sociologues associé au Centre national de la recherche scientifique ont décidé de coopérer dans une enquête. A vous la parole. En répondant à ces questions, vous contribuerez à mieux faire connaître vos propres préoccupations et à faire valoir vos réactions dans le débat public qui se développe autour du sida. » C'est ainsi que Michaël Pollak invitait, dès 1985, les lecteurs de Gai Pied hebdo à témoigner sur leur vie homosexuelle et leurs réactions face à l'épidémie du sida. Cette première enquête a constitué un véritable moment de rupture du silence : un questionnaire sur deux était accompagné de lettres souvent très personnelles, quelquefois pathétiques. La publication des résultats a été la première occasion pour les homosexuels français de se confronter à une image plus objective que les descriptions habituelles des médias. Et depuis, plusieurs milliers d'homosexuels ont, chaque été, renouvelé leur confiance en répondant aux enquêtes Gai Pied hebdo. Si avec le temps, cette enquête annuelle est entrée dans la routine, il n'en fut pas de même lors de sa mise en place.

pointg.gif (57 octets) Tandis que la ligne éditoriale de la presse gaie française hésitait encore entre inciter ses lecteurs à la prudence et refuser le vocabulaire épidémiologique qui désignait les homosexuels comme groupe à risque et parlait de cancer gai, Michaël Pollak a su convaincre la rédaction de Gai Pied hebdo de l'intérêt pour la communauté gaie, d'une étude sur les modes de vie homosexuels dans la perspective des risques sida.

pointg.gif (57 octets) Il lui a fallu déployer beaucoup d'imagination et de résolution pour obtenir des crédits des institutions de recherche universitaire qui délaissaient jusqu'alors les études sur la sexualité. Les premières enquêtes Gai Pied hebdo ont ouvert la voie dans ce domaine. Volontaire et persévérant, Michaël a réussi à galvaniser l'engagement de la rédaction et de l'équipe de recherche pour compléter des financements institutionnels bien prudents.

pointg.gif (57 octets) Enfin, il n'est jamais évident, même pour un homme de sa trempe, d'affirmer son homosexualité surtout lorsque l'on se propose d'étudier les modes de vie de la communauté dont on se réclame; cette implication du sociologue dans son sujet d'étude favorise des soupçons de complaisance scientifique. Cette affirmation, il l'a faite au bénéfice de tous. Sa vie d'homosexuel, puis sa séropositivité et sa maladie, sa connaissance de la communauté gaie lui ont donné la force d'une transgression: oser introduire dans le travail scientifique une sensibilité spécifique. Il a alors réussi l'impossible : faire oeuvre sociologique et humaine sur une communauté trop souvent stigmatisée par ceux qui voient l'homosexualité comme déviance voire même perversion par rapport à la norme hétérosexuelle.

pointg.gif (57 octets) Les enquêtes répétées de Gai Pied hebdo ne sont que le coeur d'un vaste dispositif de recherche. Elles ont été complétées par des enquêtes auprès de non lecteurs et par des entretiens approfondis. Il a étudié comment le sida est devenu le lieu d'un engagement humain et scientifique. Avec Sophia Rosman, il a analysé la naissance et les difficultés de développement des associations de lutte contre le sida. Seul, à l'origine de ce dispositif d'observation du social et de recherche, unique au monde par sa régularité et l'ampleur des interrogations, Michaël a su s'entourer de personnes, souvent de jeunes chercheurs, auxquels il communiquait son exigence d'une recherche de qualité au service d'une cause qui, au-delà du drame du sida, est celle de l'affirmation de l'identité homosexuelle. Ainsi ont pu se mêler, dans une perspective hautement humaniste, approches scientifiques de pointe et conscience de l'immédiateté dramatique des situations.

pointg.gif (57 octets) Grâce à cette volonté, à la confiance de la communauté homosexuelle et à son professionnalisme, il a produit une connaissance sociologique qui a favorisé le dialogue entre le lapin et la carpe, la communauté gaie et les pouvoirs publics. Lorsqu'en 1989 apparaît la volonté des pouvoirs politiques de coordonner et de structurer l'intervention autour du sida, il est alors l'inlassable promoteur du dialogue et de la reconnaissance par les autorités publiques de la parole homosexuelle et du travail précurseur en ce domaine du secteur associatif. Il prend la parole dans le Groupe d'experts homosexuels de l'Agence française de lutte contre le sida, organise et participe à de nombreux colloques qui sont des lieux de rencontre entre pouvoirs publics et secteur associatif. Il est l'un des organisateurs, en avril 1991, du colloque Homosexualités et sida au ministère de la Santé. Il intervient dans toutes les conférences internationales sur le sida - sauf dans celle de San Francisco qu'il boycotte - et dans de nombreuses conférences européennes, jusqu'à la dernière pour la Journée mondiale sur le sida, le 1er décembre 1991 à Paris, au Centre Georges-Pompidou, Choc, décalage et indifférence : penser autrement le sida. Il n'hésite pas à diversifier ses publications pour atteindre différents publics. Il s'adresse à la communauté gaie en écrivant dans la presse homosexuelle, aux institutions par de nombreux rapports d'études et enfin à la communauté scientifique en publiant dans les revues sociologiques françaises et étrangères les plus prestigieuses. Lors de la rédaction de son livre Les homosexuels et le sida (1), il eut le souci d'écrire un ouvrage accessible à tous, sans pour autant renoncer à la qualité scientifique.

pointg.gif (57 octets) Ce travail sur les modes de vie homosexuels et les conséquences sociales du sida s'inscrit naturellement dans son oeuvre sociologique qui est traversée par une interrogation sur l'identité et l'affirmation de soi dans des moments difficiles voire extrêmes (2). Dès 1982, après deux décennies de libération sexuelle, son premier article sur l'homosexualité masculine souligne les difficultés qu'il y a à s'affranchir de la socialisation exclusivement hétérosexuelle. La plupart des homosexuels restent soumis à une gestion schizophrène de leur vécu, une source majeure de souffrance produite par la coupure relativement forte entre affectivité et sexualité : On ne naît pas homosexuel, on apprend à l'être.

pointg.gif (57 octets) La qualité de son oeuvre sociologique s'est imposée auprès de tous en France et dans le milieu scientifique international. Il s'est vu confier par la Communauté européenne une étude comparative sur les politiques de santé, de prévention et sur l'état des recherches universitaires dans dix-sept pays européens. Cette analyse achevée, en 1991 il a pris la responsabilité d'une enquête européenne pour laquelle le questionnaire Gai Pied hebdo a servi de modèle.

pointg.gif (57 octets) Avec sa mort, nous sommes dépossédés de l'expérience et de la compétence d'un sociologue, mais aussi de la chaleureuse présence d'un homme vigilant pour qui la connaissance exacte des modes de vie homosexuels et des conséquences sociales du sida était la meilleure façon de conjurer l'exclusion dont les homosexuels peuvent être victimes. Il eut hautement conscience que l'épidémie risquait de renforcer un système d'exclusion et de discrimination construit par des violences de tous bords, génératrices de persécutions, de dénégations de dignité qui peut s'interioriser en haine de soi. Système que les engagements permanents de Michaël lui ont fait toujours combattre.  l

1. Les homosexuels et le sida : Sociologie d'une épidémie, de Michaël Pollak, 1988, Paris, éditions A.M. Métaillé.

2. L'expérience concentrationnaire: Essai sur le maintien de l'identité sociale, de M. Pollak, 1990, Paris, éditions A.M. Métaillé.

 

Pierre Bourdieu

   
   

   
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