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es médias font-ils
l'opinion publique comme le dénoncent régulièrement les responsables publics - hommes
politiques ou autres -, notamment ceux qui voudraient bien pouvoir peser sur cette même
opinion publique et déplorent, impuissants, le pouvoir, qu'ils jugent exorbitant, des
journalistes en ce domaine ou, à l'inverse, les journalistes ne sont-ils pas seulement,
comme ils le prétendent pour s'en défendre, que de simples "porte parole de
l'opinion" ? En d'autres termes, peut-on dire que les journalistes font leur travail
d'information en relation étroites avec les attentes de leurs lecteurs et qu'en
définitive, ils ne font que dire tout haut ce que "le peuple" pense tout bas ?
Bref, ne fait-on pas un mauvais procès aux journalistes en leur reprochant d'être les
seuls manipulateurs de l'opinion ? Tous les acteurs du jeu politique ne cherchent-ils pas
à la manipuler ou, pour le moins, à l'influencer.
En fait, cette interrogation en forme de reproche n'est pas récente. Le débat est
récurrent et est comme consubstantiel à l'existence même de la presse parce que
celle-ci, en tant que diffuseur, ne peut pas être, qu'elle le veuille ou non, un simple
témoin du monde. La puissance de suggestion et de diffusion des médias audiovisuels en
fait même aujourd'hui un nouvel acteur politique à part entière.
Démocratie et démagogie.
Mais il y a plus. Il y a quelque naïveté aujourd'hui à s'interroger sur les rapports
entre d'une part ce que l'on appelle "l'opinion publique" et d'autre part la
presse au sens large et notamment à se demander si les journalistes
"fabriquent" (au sens péjoratif du terme) ou non l'opinion. Il existe bien
évidemment des relations entre ce que les médias produisent en permanence et ce qui est
saisi comme opinion publique. Le problème est de savoir quelle est la nature de cette
relation. Si l'on se pose ce type de question, c'est en effet en grande partie parce qu'il
existe une perception double et ambiguë à la fois du rôle de la presse et de la nature
de l'opinion publique, la presse et l'opinion publique étant l'objet de discours
contradictoires. La presse peut être "bonne" lorsqu'elle contribue, comme on
dit, à la "formation de l'opinion" en informant les lecteurs qui sont aussi des
citoyens. La presse est alors conçue comme une institution indispensable au bon
fonctionnement de la démocratie, fonctionnement qui suppose la liberté d'expression et
d'information. Mais la presse peut être également, pour des raisons soit mercantiles
soit politiques, la pire des choses parce qu'elle peut diffamer, mentir, désinformer (on
invoque alors les campagnes de presse, la propagande, etc.). Mais, ce que l'on appelle
"opinion publique" est une expression tout aussi ambiguë puisque cette notion
est une notion politiquement intouchable en tant que principe de légitimité politique
que les responsables politiques invoquent comme tel ("l'opinion publique"
renvoie toujours un peu à la "volonté du peuple"). Les hommes politiques ne
peuvent ni l'ignorer ni la condamner. Mais cette même opinion publique est aussi
l'opinion du plus grand nombre, l'opinion du peuple voire de la populace. Elle est
volatile, inconstante, ignorante. Les hommes politiques doivent alors moins la suivre
aveuglément que s'en accommoder et dans la mesure du possible la guider, la convaincre,
l'éduquer.
On voit que la distance qui sépare la démocratie de la
démagogie ou de la manipulation n'est en fait pas très grande. Et l'on peut donner
autant d'exemples convaincants d'un côté que de l'autre. Du côté positif, et en nous
tournant vers le passé et vers la presse écrite, on peut évoquer le rôle majeur et
fondateur joué par la presse dans la révision du procès de Dreyfus (grâce notamment à
l'article célèbre, "J'accuse", de Zola paru "à la une" du quotidien
L'Aurore). Mais on peut tout aussi bien illustrer le côté négatif des médias, soit,
pour prendre un exemple récent et qui concerne plus spécifiquement les médias
audiovisuels, la "couverture" (dans tous les sens du terme) de la guerre du
Golfe ou encore l'acharnement de la presse à scandale qui traque la vie privée des
personnages publiques. Ces deux exemples contrastés illustrent en fait les deux
situations extrêmes entre lesquelles se situent ordinairement les médias. La presse peut
mobiliser l'opinion pour empêcher une injustice en faisant basculer celle-ci en faveur de
l'innocent. On sait le rôle non négligeable qu'elle a joué, dans la période récente,
en tant que soutien des juges dans les affaires de corruption des milieux politiques tant
en France qu'en Italie. Mais la presse peut, par exemple dans une situation de crise
internationale, servir le pouvoir en place et n'être, malgré les journalistes et sans
qu'il soit nécessaire d'instaurer une censure politique explicite, qu'un simple
instrument de propagande qui, en définitive, est destiné moins à informer qu'à tromper
l'opinion et à soutenir la politique du pouvoir en place (que cela soit ou non pour une
"bonne cause", là n'étant pas le problème).
L'effet de publication et de diffusion élargie qu'exercent,
notamment sur le jeu politique, les médias a été d'emblée suffisamment perceptible
pour que la presse et les journalistes aient été très tôt, de la part des puissances
sociales, l'objet "d'attentions", c'est-à-dire de pressions et de contrôles
divers visant à peser sur la production de l'information et sur les opinions diffusées.
La presse a toujours été un enjeu de lutte majeur pour les acteurs politiques qui, de
diverses manières, cherchent à mettre "de leur côté" les journalistes (ou du
moins ceux des supports de presse les plus importants), dans les régimes de type
autoritaire, par la contrainte directe en instaurant un régime de censure préalable, et
dans les régimes de type démocratique, par la mise en oeuvre de stratégies douces ou à
caractère incitatif (séduction, campagnes de communication, etc.). Il reste que
l'existence de pressions d'origine politique sur le milieu journalistique est une donnée
constante. Seuls varient les moyens mis en oeuvre qui dépendent de ce qui est socialement
et politiquement acceptable à un moment donné du temps dans un système politique
donné. Mais si le problème n'est pas nouveau, on peut se demander pourquoi il se trouve
de nouveau posé aujourd'hui avec insistance. C'est, me semble-t-il, parce que deux
transformations majeures ont profondément modifié l'économie générale de la
production et de l'expression de ce que l'on appelle "l'opinion publique", et,
par là, le fonctionnement même du marché des opinions et par là du champ
politique.
Le poids des médias audiovisuels.
En premier lieu, le fonctionnement du champ politico-journalistique s'est trouvé
fortement perturbé par l'arrivée, dans les années 60, de la télévision (et, dans une
moindre mesure, par les radios périphériques et par les radios dites "libres")
dans la mesure où ce média présente deux caractéristiques majeures qui en font un
média à part. La télévision possède sur "le grand public" (c'est-à-dire
sur les électeurs), un pouvoir de suggestion et d'évidence particulièrement grand :
l'image d'information paraît plus vraie que tous les récits et peut toucher très
fortement un large public (notamment par la diffusion d'images spectaculaires ou à forte
charge émotionnelle comme on l'a vu à propos de l'affaire du sang contaminé). Et il
n'est sans doute pas excessif de dire que le développement, ces dernières années, de
"l'aide humanitaire" doit beaucoup aux reportages des chaînes de télévision
qui ont introduit dans les foyers des images, à la limite du soutenable, de misère et de
malheur prises aux quatre coins du monde. Par ailleurs, alors que la presse écrite
s'adresse à des publics à la fois limités et très segmentés (les lecteurs de la
presse quotidienne sont peu nombreux et se répartissent entre des quotidiens
différenciés culturellement et/ou politiquement), la plupart des chaînes de
télévision généralistes ont par contre vocation (et intérêt) à s'adresser au public
le plus large possible. Cela explique en partie le fait que la presse écrite soit restée
relativement diversifiée alors que les journaux télévisés sont très semblables, la
quasi-totalité des foyers possédant, depuis une vingtaine d'années, un
récepteur.
Longtemps méprisés par les journalistes de la presse
écrite, les journalistes de télévision, à l'origine très dépendants politiquement,
ont acquis une notoriété considérable d'abord auprès des téléspectateurs, puis, à
mesure que le contrôle étatique direct se relâchait, auprès des journalistes de la
presse écrite, un nombre croissant de ces derniers entrant même dans les rédactions des
journaux télévisés. Mais cette autonomisation relative des journalistes de
l'audiovisuel par rapport au pouvoir politique, et le fait qu'ils essaient d'exercer leur
métier de façon "professionnelle" (les journalistes de télévision, toujours
soupçonnés de complaisance à l'égard du pouvoir en place, se veulent des
professionnels "comme les autres" et invoquent la déontologie) ne signifie pas
pour autant qu'ils soient totalement autonomes. En effet, cette relative indépendance
politique s'est payée d'une forte dépendance par rapport aux intérêts économiques des
chaînes qui poussent à la concurrence et à la recherche de l'audience maximale :
l'information est aussi un programme de télévision qui doit être regardés et doit donc
répondre aux attentes des téléspectateurs.
Il reste que les journalistes de télévision disposent
aujourd'hui d'un pouvoir de fait important, qu'ils n'ont pas recherché et n'est pas sans
inquiéter certains d'entre eux : ils peuvent toucher quotidiennement un public qu'aucun
journaliste de la presse écrite, si prestigieux soit-il, ne pourra jamais atteindre
directement. En choisissant de traiter une certaine actualité plutôt qu'une autre et en
la traitant d'une manière plutôt que d'une autre, les journalistes de télévision
contribuent plus que d'autres à construire les "problèmes de société" du
jour. Quant à l'actualité politique, aucun responsable n'ignore qu'elle se fabrique
très largement aujourd'hui dans les salles de rédactions des journaux
télévisés.
Le fait que la télévision tende à dominer aujourd'hui le
fonctionnement de l'ensemble du champ journalistique n'est pas sans conséquences sur la
production de ce que l'on appelle "l'opinion". Dans la mesure où les émissions
de télévision constituent désormais l'un des sujets de choix du bavardage ordinaire et
des conversations obligées d'une grande partie de la population ("tu as vu hier à
la télévision... ?"), on comprend que la reprise d'informations ou d'articles de la
presse écrite par les journaux télévisés leur donne un retentissement considérable.
La dénonciation d'un scandale par un journal de province ou par un hebdomadaire "à
scandales" a toutes les chances de rester sans suite si elle n'est pas reprise par la
presse parisienne et surtout par la télévision. La reprise télévisée d'un sujet
constitue désormais, pour les journaux de la presse écrite qui en sont à l'origine, une
sorte de consécration (et aussi, indirectement, de publicité pour le journal). Les
quotidiens et les hebdomadaires ne peuvent plus ignorer l'information télévisée. Sans
doute participent-ils indirectement à sa fabrication (les journalistes sont d'abord, on
le sait, des lecteurs attentifs de la presse). Il reste que, en retour, l'information
télévisée fait souvent "les événements" dont la presse écrite ne peut pas,
généralement, ne pas rendre compte. Indice de la domination croissante de ce média, on
sait que la presse écrite doit accorder une place de plus en plus grande, dans ses
colonnes, à tout ce qui touche à la télévision et à ceux qui la font (on sait en
outre que la presse télévisuelle spécialisée est particulièrement florissante malgré
la multiplication des suppléments télévision dans la presse
d'information).
Le poids des sondeurs.
Corrélativement à cette montée en puissance de la télévision dans le champ
journalistique, on a vu se multiplier des instituts de sondage qui ont tout aussi
profondément pesés sur la représentation que les milieux politiques et journalistiques
pouvaient se faire de "l'opinion" et par là sur la relation entre les médias
et celle-ci. En effet, avant que les sondeurs ne mettent en place leur technologie
spécifique (questionnaires standardisés à questions fermées, plan de tirages
d'échantillons représentatifs, coefficients de redressement, etc.) et n'expriment
"l'opinion publique" sous la forme de pourcentages apparemment incontestables
qu'on lui connaît aujourd'hui, celle-ci était une notion vague à contenu variable que
les journalistes et les hommes politiques manipulaient en fonction de leurs intérêts
propres : chaque acteur du jeu politique - homme politique, journaliste, syndicaliste,
etc. - pouvait appuyer ses propos en invoquant "l'opinion publique", expression
qui n'était qu'une simple clause de style politique permettant de donner plus de poids à
sa propre opinion sans qu'il soit possible ni nécessaire d'apporter une preuve quelconque
validant cette invocation. D'ailleurs, tout le monde ne s'accordait pas vraiment sur ce
qu'il convenait d'appeler "opinion publique" : les hommes politiques pensaient
principalement à l'opinion qui a cours "dans les milieux bien informés" alors
que les syndicalistes se référaient surtout à la mobilisation des salariés et que les
journalistes pensaient principalement à leurs lecteurs (et même, plus précisément
encore, aux lettres de leurs lecteurs).
Au cours des années 60, dans la foulée des sondages
préélectoraux pour l'élection présidentielle qui avaient impressionné par la
précision de leur prévision, nombre de sondages visant à connaître "ce que
pensaient les Français" sur les sujets les plus divers furent alors commandés par
la presse, qui en publia les résultats avec des interprétations sommaires et souvent
contestables. La notion "d'opinion publique", - qui est, il faut sans doute le
rappeler, une notion politique et non un concept scientifique - a alors assez rapidement
changé de contenu. Elle n'était plus cette opinion que les élites dirigeantes pouvaient
prêter au peuple, parfois de bonne foi, mais sur la base d'indices souvent hasardeux (une
conversation avec un chauffeur de taxi, une discussion avec des militants, la lecture de
la presse, une manifestation de rue impressionnante, les résultats d'une consultation
électorale, etc.). Elle a pris un sens nouveau à prétention scientifique : les sondeurs
ont imposé leur définition de l'opinion publique, une définition qui se veut objective
parce que parfaitement exprimable sous forme chiffrée. L'opinion publique est en effet
aujourd'hui identifiée à la distribution majoritaire des réponses à une question
d'opinion. Si un relatif accord s'est fait sur la construction, par les instituts de
sondages, de la notion d'opinion publique, c'est parce que ceux-ci ont importé dans leurs
enquêtes la logique politique du vote, mais à l'échelle réduite d'une simple
échantillon de population (1000 personnes le plus souvent) : pour connaître l'opinion
publique, il suffit de faire des référendums sur tous les sujets qui font problèmes.
Les instituts de sondages sont devenus, du même coup, les gardiens et les garants
prétendument impartiaux de cette nouvelle conception de l'opinion en politique. Ils se
veulent des témoins, des arbitres et, selon une métaphore qu'ils affectionnent, ils
prétendent seulement "prendre le pouls" ou "la température" de
l'opinion.
Ce n'est pas le lieu ici de montrer en quoi cette
prétention est loin d'être justifiée ni pourquoi les enquêtes des instituts de
sondage, et surtout les commentaires qu'ils en font, sont d'un point de vue scientifique
très contestables. On se contentera ici de constater que les politologues ont
(provisoirement) réussi à convaincre les milieux politiques et journalistiques que
"l'opinion publique" était bien ce qu'ils mesuraient par leurs enquêtes et
qu'il était désormais possible d'en suivre les fluctuations avec précision mois après
mois. Or, poser une question d'opinion et interpréter les réponses précodées qu'elles
déclenchent ne sont pas des choses simples, en tous cas pas aussi simples que ne semblent
le croire les politologues. Pierre Bourdieu a montré, il y a plus de 25 ans, que les
sondages d'opinion tels qu'ils sont pratiqués et tels qu'ils sont utilisés se prêtent
particulièrement aux impositions de problématiques (inhérentes à la formulation même
de toute question) ainsi qu'aux détournements, plus ou moins conscients, du sens des
réponses. La confusion sur la valeur des sondages d'opinion réside en partie dans le
fait que toutes les enquêtes réalisées par les instituts de sondage ne sont pas des
enquêtes d'opinion (bien que souvent les journalistes les rangent indifféremment dans
cette catégorie) : nombre d'enquêtes visent seulement à saisir des comportements ou à
mesurer des pratiques (c'est le cas des sondages préélectoraux ou des sondages
d'audience), et, dès lors qu'ils sont techniquement bien réalisés, ces sondages,
purement factuels, fournissent des données relativement fiables et souvent utiles du
strict point de vue des usages politiques qui en sont faits. A la condition toutefois
d'être correctement interprétés ce qui est loin d'être le cas comme on a pu le voir
lors du référendum sur le traité de Maastricht en 1992, les responsables politiques
ayant confondu sondage d'opinion et référendum, ou plus récemment lors de la campagne
présidentielle de 1995.
La relation médias / opinion publique.
Ces remarques préalables permettent de poser maintenant, de manière moins vague, moins
idéologique et plus concrète, la question des relations entre "la presse" et
"l'opinion publique". On voit que le véritable problème est celui des rapports
qui se sont instaurés depuis une vingtaine d'années entre un champ journalistique de
plus en plus dominé par la télévision et par les contraintes économiques (pour ne pas
dire financières), et cette "opinion publique" très particulière qui est
définie et construite au jour le jour par les instituts de sondage et, au-delà, en fait,
par les publicitaires ou les spécialistes en communication politique. Les sondages qui
sont commandés par les responsables politiques et par les médias visent, en effet, moins
à connaître l'opinion publique qu'à savoir, à des fins essentiellement de marketing,
ce que le public (ou l'électeur) aime voir ou entendre dans le but de fabriquer des
programmes (politiques ou de télévision) ajustés à ses attentes ainsi construites.
Autrement dit, la presse et les politiques commandent et publient des sondages pour mieux
se vendre et pour mieux répondre aux demandes les plus immédiates du public et des
électeurs. Les instituts de sondages, dont l'activité première, et aussi de loin la
plus importante, était et reste le marketing économique, ont en fait transposé
subrepticement leurs méthodes à la politique, faisant de l'homo politicus un
consommateur d'idées, de slogans ou d'images politiques. La politique, à travers la
technique du sondage, tend à être traitée et perçue à travers les schèmes de
l'économie : les hommes politiques sont (aussi) des "produits" ayant une
"image de marque" souvent élaborée par des spécialistes en communication
issus de la publicité, et les thèmes des campagnes électorales sont souvent choisis
après avoir été "testés" auprès de "panels"
d'électeurs.
Ce n'est sans doute pas un hasard si sondeurs et
journalistes (notamment ceux du secteur audiovisuel qui sont les plus exposés et donc les
plus contestés) recourent aux mêmes justifications pour répondre aux critiques qui leur
sont faites. Ils sont, en effet, parties intégrantes d'un même système qui tend à
être dominé plus ou moins directement par des contraintes d'ordre économique. Les
options politiques, dans le champ journalistique, et surtout dans les médias à grande
diffusion, tendent à être comme neutralisées par la soumission aux lois du marché. Les
journalistes, qui sont soumis à l'audience mesurée par les sondeurs, sont condamnés
plus que par le passé à fabriquer de l'information solvable. Les uns comme les autres
invoquent donc l'opinion et sa réalité qui serait incontournable et scientifiquement
mesurable et mesurée. Minimisant leurs rôles, ils se font les simples serviteurs
objectifs de la volonté populaire que la science permettrait désormais de saisir avec
précision. Les présentateurs des journaux télévisés se sentent soumis, chaque jour,
au jugement des téléspectateurs qui, en choisissant telle chaîne plutôt qu'une autre,
émettent une sorte de vote quotidien pour tel ou tel journal télévisé. Les
journalistes expliquent ainsi qu'ils sont bien obligés de traiter de sujets qui
intéressent l'opinion et même qu'il est "démocratique" de procéder ainsi
car, disent-ils, au nom de quoi imposerait-on des programmes qui n'intéresseraient
personne ? Quant aux sondeurs, ils répondent à ceux qui se plaignent du nombre de
sondages et de la manipulation dans la rédaction de certaines questions ou dans la
présentation des résultats, qu'il s'agit là d'une réaction "obscurantiste"
et que "casser un thermomètre n'a jamais fait descendre la
fièvre".
On voit la relation étroite qui, par le biais de
l'économie, s'établit entre la production de l'information et les processus de formation
de l'opinion. Si certains prêtent sans doute trop aux médias et aux sondeurs en en
faisant les démiurges tout puissants qui, ex nihilo, fabriqueraient une opinion publique
de complaisance, ces derniers, à l'inverse, tendent cependant à minimiser beaucoup trop
leur pouvoir propre, et donc leur responsabilité, en ce domaine. Peut-on, en effet,
raisonnablement soutenir que la vie politique ne serait guère différente si cette
opinion publique des sondeurs n'existait pas ? Peut-on sérieusement prétendre que les
sondages ne seraient utilisés, par les médias, qu'à des fins strictement
démocratiques, qu'ils viseraient seulement à satisfaire le légitime besoin
d'information des citoyens, à alimenter l'indispensable débat public et ne visent pas,
en fait, des fins principalement mercantiles ou pour le moins cyniques ?
Un pouvoir symbolique spécifique.
En fait, ces deux positions antagonistes ne sont pas fausses à la condition de dire
qu'elles sont vraies toutes les deux, mais en même temps. Ces représentations opposées
ont, en effet, chacune un fondement social et renvoient à des réalités et des
expériences indiscutables. Tout, dans la pratique la plus ordinaire des journalistes, est
là pour leur rappeler qu'ils ne font pas l'opinion qu'ils veulent et même qu'ils doivent
souvent lui obéir pour qu'elle ne se détourne pas d'eux. Mais, si les journalistes ne
peuvent pas fabriquer des scandales sur commande, d'un autre côté, les responsables
politiques ne rêvent pas lorsqu'ils voient se développer, en corrélation étroite avec
des campagnes de presse plus ou moins concertées, des mouvements d'opinion sui generis
qui peuvent être constatés et dûment mesurés par des sondages.
La confusion réside en fait dans une double erreur de
perspective qui est souvent commise en ce domaine. D'une part, parler du "pouvoir des
journalistes "est un raccourci dangereux dans la mesure où ce pouvoir n'est pas
celui des individus pris isolément (un journaliste n'a en soi pas de pouvoir) mais celui
qui découle du fonctionnement même du champ journalistique compte tenu de sa
structuration interne et de sa relation aux autres champs (et notamment au champ
politique) à un moment donné du temps. D'autre part, le pouvoir spécifique dont dispose
le champ journalistique n'est pas de créer ou de susciter des mouvements d'opinion
totalement artificiels. Mais si les médias travaillent sur une matière qui leur
préexistent, ils effectuent, à partir de courants sociaux préexistants mais informes et
non unifiés un travail de mise en forme qui est décisif, notamment d'un point de vue
politique. Il suffit pour s'en convaincre de voir le traitement que les médias font des
banlieues en difficultés. Autrement dit, il n'est pas faux de dire que les journalistes
participent largement, de manière collective, à la formation de l'opinion à condition
de préciser qu'ils font l'opinion publique. Ils expriment explicitement ce qui est
souvent de l'ordre du privé ou même de l'indicible, donnent des mots aux choses,
nomment, désignent, sélectionnent, bref, opèrent un travail d'explicitation des
opinions latentes, des malaises informulés voire des pulsions refoulées ou censurées du
public qu'ils visent. C'est ce travail de mise en forme qui a été profondément modifié
dans la période récente. Et cela, me semble-t-il, principalement pour deux
raisons.
En premier lieu, la production de l'information tend à
être dans une relation de dépendance croissante à l'égard de l'économie et par là
des attentes de ce que l'on appelle le "grand public". La législation qui, à
la Libération, avait essayé de faire en sorte que les entreprises de presse ne soient
pas des entreprises "comme les autres" (en distribuant des aides à la presse et
en faisant en sorte que les journalistes aient une existence reconnue et un droit moral
face aux propriétaires des journaux), n'a pas pu résister longtemps aux transformations
technologiques et à la concurrence. L'information a un coût de plus en plus élevé et
ce sont les journalistes eux-mêmes qui sont aujourd'hui incités à raisonner comme des
gestionnaires, la production de l'information étant de plus en plus dépendante de sa
rentabilité économique potentielle.
En second lieu, dans ce nouveau contexte dominé par la
recherche de l'audience maximum et par une concurrence très forte et en partie
déréglée, la technologie des sondages est venue à point pour rationaliser les
stratégies de rentabilité économique maximum. Les rédactions en chef font procéder
régulièrement à des enquêtes auprès des lecteurs et des téléspectateurs pour
déterminer les sujets "qui marchent". Il faut reconnaître à ces enquêtes une
efficacité pratique certaine, celles-ci étant devenues un instrument majeur de gestion
et de marketing de nombreuses entreprises de presse. A cet égard, les discussions
récentes sur les codes de déontologie pourraient bien être l'ultime réaction d'une
profession de moins en moins autonome malgré les apparences, l'indépendance politique
ayant été largement remplacée par une forte dépendance économique, le poids de la
demande l'emportant de plus en plus sur celui de l'offre. C'est dire que les médias, loin
de faire l'opinion, ont plutôt tendance à courir après.
Dans la lutte que mènent les professionnels de
l'information contre certaines "facilités" (du point de vue de la qualité de
l'information) qui sont comme appelées par la logique même de la diffusion dans les
grands médias audiovisuels (faire vite, faire simple, émouvoir, ne pas déplaire,
éviter de susciter des protestations, etc.), la technologie des sondages d'opinion pèse
lourdement sur les journalistes et rarement du côté des rigueurs qu'imposerait une
stricte déontologie. Les sondages sont en effet du côté du marché, du nombre, et par
là, le plus souvent, incite à la démagogie ou si l'on veut à une forme cynique de
"réalisme démocratique". La pratique du sondage est une forme moderne de
"justice populaire" qui consiste à tout soumettre aux voix "du
peuple", le plus souvent consulté en parfaite méconnaissance de cause. Les
instituts de sondage enregistrent comme un fait, des opinions qui sont en réalité, pour
une large part, le résultat du travail de mise en forme que le champ journalistique
produit par son fonctionnement même. Les sondages font pression sur la production de
l'information et constituent une sorte de rappel à l'ordre permanent des lois du marché
des opinions et donc de celles du marché économique. Ils contribuent par là à
affaiblir la frontière toujours fragile qui sépare le travail d'information proprement
dit, qui peut ne pas rencontrer les attentes du "grand public", des produits
simplement inspirés par les techniques du marketing. Là se trouve sans doute aujourd'hui
le vrai problème. La presse a dû se défendre par le passé contre la mainmise des
politiques. Parviendra-t-elle dans les années à venir à résister aux pièges beaucoup
plus dangereux car moins visibles et en soi moins révoltants éthiquement que lui tendent
les lois anonymes et sans morale du marché économique ?
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