Les médias sont l'objet de ce qu'on pourrait appeler un
discours "journalistiquement correct" qui consiste, pour tout journaliste qui
veut faire normalement carrière dans le métier, à ne pas critiquer les pratiques
critiquables de ses confrères. Sauf verbalement et en privé.
eut-on parler sérieusement des médias dans les médias ? L'accueil qui, le
plus souvent, est réservé par les journalistes et les journaux les plus en vue,
c'est-à-dire ceux qui sont censés faire l'opinion, aux livres consacrés aux médias ne
permet pas d'être très optimiste. Ce qui gêne, c'est moins ce qui est dit dans ces
livres - et que le milieu journalistique ne sait que trop - que le fait que cela soit
diffusé au-delà du cercle des initiés, notamment en direction du public que ces mêmes
journalistes sont censés séduire. Les médias, pour se vendre, doivent donner
d'eux-mêmes une bonne image et doivent au moins faire croire en leur intégrité et en
leur impartialité.
On admettra bien volontiers que la corporation des
journalistes, pas plus que celle des évêques, des patrons ou des enseignants, froidement
comme objet d'analyse et réduite à sa vérité objective - surtout lorsque celle-ci
n'est pas très agréable à entendre, c'est-à-dire peu conforme à l'idée que la
corporation se fait d'elle-même ou, pour le moins, veut donner d'elle-même. Comme tous
les groupes sociaux, les journalistes aiment à se raconter des histoires sur ce qu'ils
sont et peuvent mobiliser des mécanismes d'autodéfense efficaces : ils ont leur
idéologie professionnelle dont les maîtres mots (à usage essentiellement externe) sont
"liberté de l'information", "déontologie" et "pluralisme",
autant de notions qui constituent une protection très efficace lorsqu'ils estiment être
mis en cause.
En fait, les journalistes n'échappent guère aux lois
générales qui régissent le fonctionnement de tous les groupes sociaux. Et ils ne
manquent pas de rappeler, en guise d'excuse et pour clore avant même de l'ouvrir tout
débat sur les pratiques journalistiques, que "la presse n'est que le reflet de la
société". Ce qui signifie qu'il ne faut pas l'idéaliser et que ce que l'on trouve
dans cette profession est ni pire ni mieux qu'ailleurs. "Circulez, y'a rien a
voir", aurait dit Coluche.
Or, une telle attitude occulte un problème spécifique qui
est posé aujourd'hui par le développement même des médias, à savoir le décalage
grandissant entre, d'une part, le pouvoir objectif et collectif de ce groupe social -
pouvoir de dire ce qui est important et ce qui ne l'est pas, pouvoir de construire une
représentation de la réalité souvent plus "réelle", par ses effets, que la
réalité elle-même, etc. - et, d'autre part, son intolérance voire son incapacité
croissante à supporter la critique, le débat, la discussion, la mise à plat des
problèmes inévitablement engendrés par la production de l'information. Obtenir
aujourd'hui de faire passer des rectificatifs ou des droits de réponse dans les grands
journaux d'information relève de l'exploit.
Un privilège singulier et exorbitant
De plus, cette profession jouit du privilège, propre à
tous les dominants, qui consiste à contrôler ce qui se dit publiquement sur elle dans la
mesure où les journalistes disposent, de fait, du monopole de la diffusion vers le grand
public de ce qui se dit sur le journalisme. Le lecteur ne sait de sa presse que ce que
celle-ci veut bien lui en dire. Et, non seulement elle ne lui en dit pas grand-chose mais,
de plus, elle ne se prive pas de faire ce qu'il faut pour que ceux qui prennent le risque
- car c'en est devenu un aujourd'hui - de dire quelque chose sur le fonctionnement des
médias ne bénéficient pas de la publicité nécessaire pour que s'ouvre un débat
public.
Indice parmi d'autres de la crainte que suscitent
aujourd'hui les médias, le récent numéro de la revue Panoramiques consacré au
"Lynchage médiatique" (n° 35, 4è trimestre 1998) se faisait d'emblée, dans
son introduction, l'écho des risques d'une telle entreprise critique à l'égard de la
presse et notamment de la presse dite de référence ("qui dénonce le lynchage
s'expose à être lynché..." ?).
Cette situation peut sembler d'autant plus inacceptable que
les journalistes, qui sont loin d'avoir toujours la compétence technique ou éthique
nécessaire pour juger, ne se privent pas de le faire. Alors qu'ils disposent de la
capacité à empêcher la diffusion des informations gênantes sur eux-mêmes et en
abusent, ils prônent pour les autres la transparence totale des activités de tous devant
tous. Ainsi, ils n'hésitent plus, aujourd'hui, malgré le droit au respect de la
présomption d'innocence, à publier les procès verbaux des auditions des enquêtes
judiciaires en cours, à imposer partout leurs caméras et leurs micros, à convoquer les
uns pour répondre à leurs questions, à faire des procès aux autres, à reculer de leur
propre chef la ligne qui sépare vie privée et vie publique, etc.
Si les journalistes sont bien placés pour savoir ce qui se
passe dans leur univers professionnel, tout semble être fait pour qu'ils ne soient pas
les mieux placés pour en parler. Comme pour décourager toute velléité de réforme
sérieuse, nombreux sont ces lieux communs qui circulent dans le milieu journalistique et
qui sont comme autant de rappels à l'ordre journalistique tel qu'il est : "Il ne
faut pas cracher dans la soupe", dit-on rituellement à l'attention des journalistes
qui ne s'accommoderaient pas de l'état de fait actuel et qui seraient tentés de
"vendre la mèche".
L'Omerta existe aussi dans la presse. Les exemples ne
manquent pas. Ainsi, tel quotidien qui publie un excellent article retraçant la genèse
d'un faux scoop médical ayant fait la une d'un grand quotidien concurrent se voit sans
délai taxé, par le billettiste de service de ce journal, de "flic de la
profession", pour ne pas dire de "faux frère", sans même me que soit
discuté au fond le travail d'enquête en cause.
Le corporatisme des journalistes
En fait, la déontologie est, dans la presse, d'autant plus
hautement proclamée par les journalistes qu'elle est sans conséquences pratiques et sans
sanctions réelles. Elle est le supplément d'âme des écoles de journalisme et un sujet
par excellence pour colloques rassemblant spécialistes de l'éthique (qui courent
aujourd'hui de colloque en colloque), philosophes en mal de marché, journalistes penseurs
et intellectuels pour médias. Mais elle doit rester à l'état de pure réflexion. Il
suffit, pour s'en convaincre, d'agiter la menace de l'éventuelle création d'un
"ordre professionnel des journalistes" qui, comme cela existe pour de nombreuses
professions, sanctionnerait les manquements les plus graves. C'est alors que l'on peut
voir toute la profession, ou peu s'en faut, faire corps (comme pour l'abattement fiscal
des 30 %) pour s'opposer à l'idée même d'une telle instance, les journalistes les plus
incontestables prenant la défense des journalistes les moins recommandables, et les
journalistes les plus précaires faisant front commun avec les journalistes cumulards.
Bref, il existe un corporatisme chez les journalistes, qui n'a rien à envier à celui des
autres milieux sociaux, pourtant violemment dénoncé par ces mêmes journalistes. Les
médias sont l'objet de ce qu'on pourrait appeler un discours "journalistiquement
correct" qui consiste, pour tout journaliste qui veut faire normalement carrière
dans le métier, à ne pas critiquer les pratiques critiquables de ses confrères (sauf
verbalement et en privé), tout simplement parce que ce sont, en définitive, des
pratiques largement inévitables compte tenu du fonctionnement de la presse. Chacun se
reconnaît dans les fautes des autres. "Je te tiens... tu me tiens" pourrait
résumer ce qui est au principe de cette prudence : les journalistes préfèrent parler
d'autre chose que de l'exercice de leur profession. Et lorsqu'ils le font, cela leur
coûte cher. On ne s'oppose pas impunément aux lois de son milieu. De même que c'est le
joueur de football dénonçant les trucages des matchs qui doit s'exiler, c'est le
journaliste prenant sur lui de révéler les pratiques de ses confrères qui a de fortes
chances d'être la première et souvent la seule victime de l'opération.
La seule sanction effective et reconnue comme telle, dans le
secteur journalistique, est en définitive celle du marché, de la vente, de l'audimat.
Comment pourrait-il en être autrement, puisqu'une entreprise de presse est d'abord et de
plus en plus une entreprise économique ? La morale a peu à voir avec l'information et,
en tout cas, ne doit pas contrarier les ventes des journaux ou les carrières espérées
par ceux qui les fabriquent. "Tu comprends, j'ai une femme et des gosses à
nourrir", expliquait un journaliste, peu fier de l'article très critique qu'il
venait de rédiger sur un livre dénonçant les connivences entre journalistes, tandis que
tel autre, avec quelques regrets, reconnaissait que son indépendance d'esprit "lui
avait coûté très cher".
Des journalistes diront sans doute qu'il existe nombre de
livres de journalistes sur la presse. Mais, le plus souvent, ces ouvrages, écrits par des
journalistes "connus" , s'inscrivent sans problème dans le travail
d'autocélébration du journalisme, quand ce n'est pas du journaliste lui-même : ils
racontent des potins et des anecdotes, décrivent sans risques les coulisses de
l'information et, en définitive, visent à satisfaire la curiosité superficielle des
lecteurs. Ces livres sont liés à l'actualité et sont périssables comme elle. D'autres
journalistes objecteront que la presse magazine ne manque pas de programmer au moins une
fois par an un numéro dans lequel elle s'interroge gravement sur les dérives de
l'information et se demande "s'il faut ou non brûler les journalistes ?" (on
imagine la réponse). En fait, toute cette littérature, à laquelle on pourrait ajouter
les livres d'universitaires qui prétendent penser les médias ou la communication, est
peu dérangeante et ne fait guère progresser la réflexion sur les pratiques réelles du
milieu journalistique.
Des livres "journalistiquement incorrects"
Les livres les plus intéressants et les plus éclairants
sur le journalisme, ceux qui peuvent conduire à de réelles transformations, sont
nécessairement ceux qui sont les plus journalistiquement incorrects et qui sont souvent,
pour cette raison même, largement ignorés par la presse (du moins par les rédactions en
chef) lors même qu'ils sont lus avidement par les journalistes. Il s'agit de livres qui
s'interrogent moins sur les rapports convenus entre médias et démocratie que sur les
conditions concrètes dans lesquelles s'exerce(ent) aujourd'hui le(s) métier(s) de
journaliste.
Ces livres existent mais ils se perdent dans une production
journalistique de plus en plus pléthorique parce que particulièrement rentable
économiquement. Je donnerais sans remords les livres écrits par tous les journalistes
connus qui vendent, année après année, leurs souvenirs stéréotypés, les états
d'âme de leur ego surdimensionné ou leurs analyses aussi changeantes que les courants
dominants qui les inspirent, pour un seul de ces livres écrits par des journalistes
courageux qui prennent des risques en prenant leur milieu professionnel pour objet
d'enquête mais qui nous en disent beaucoup plus sur le fonctionnement réel de la presse.
Je pense, par exemple, au magnifique travail d'enquête de plusieurs années de Laurence
Lacour sur la couverture médiatique de l'affaire Villemin, qui est une sorte de condensé
de toutes les dérives actuelles du journalisme d'investigation (Le Bûcher des
innocents. L'affaire Villemin coulisses, portraits, preuves, engrenages, correspondances,
choses vues..., Plon, 1993) ou à celui, complémentaire, de Pascal Colé (La
Josacyne empoisonnée), qui pointe les mêmes processus et montre par là que la
presse est sans mémoire. Je pense aussi au livre de Béatrice Casanova sur la fabrication
du fait divers à propos de la prise d'otage à la maternelle de Neuilly (Chroniques
d'une prise d'otages, Flammarion, 1997) ou encore aux ouvrages de Denis Robert (Pendant
les affaires... les affaires continuent et Tout va bien puisque nous sommes en vie)
sur la récupération journalistique actuelle du journalisme d'investigation. Je
donnerais également bien des travaux de ces spécialistes de "l'image
télévisuelle" pour le livre de Pierre Péan et Christophe Nick (TF1, un pouvoir,
Fayard, 1997), qui permet d'apercevoir en toute clarté le cynisme presque naïf des
entrepreneurs économiques lorsqu'ils investissent dans les industries de la culture, ou
encore pour celui de Pierre Marcelle (Contre la télévision), dans lequel il livre
les réflexions que lui inspirent deux ans de chroniques sur la télévision pour Libération
(livre qui eut, il suffit de le lire pour comprendre, du mal à trouver un éditeur).
Plus que toutes les émissions d'Arrêts sur images, dont
les responsables pratiquent la critique très sélective et tombent dans les mêmes
dérives qu'ils traquent chez les autres, je préfère voir et revoir le film de Pierre
CarIes (Pas vu pas pris), si journalistiquement incorrect qu'il faillit ne jamais
voir le jour. Ce film retrace, avec un humour et des méthodes d'enquête efficaces,
l'histoire d'un petit film initialement commandé par Canal+ et qui fut censuré parce que
celui-ci montrait, en définitive, les limites du montrable dans le domaine de
l'information à la télévision. Pierre Carles n'a pu faire son film et le diffuser en
salles que grâce à une souscription ouverte et soutenue par Charlie hebdo.
Bien qu'utiles et nécessaires, ces ouvrages de journalistes
isolés et courageux ne suffisent pas. L'analyse en profondeur de l'univers journalistique
franchira sans doute un seuil décisif lorsque pourra s'instaurer une collaboration active
et confiante entre journalistes et sociologues. Une telle rencontre est très improbable,
en partie parce que bon nombre de journalistes qui appartiennent à "l'élite de la
profession" travaillent, de manière irresponsable, à ce qu'il en soit ainsi. Et, de
plus, tous les sociologues autoproclamés ne sont pas les plus ajustés à une telle
entreprise. Pour comprendre ceux qui font le journalisme et ce que le journalisme fait au
monde social, on a moins besoin de "sociologues de la communication" ou de
"médiologues", qui ne sont, bien souvent, que des doublures savantes des
journalistes, que de modestes sociologues du travail qui étudient les conditions sociales
et techniques dans lesquelles les journalistes produisent. De tels livres commencent à
exister et à faire leur chemin, même si la presse tend à les ignorer. C'est le cas,
exemplaire, de ces deux livres d'"entretiens assistés par sociologue" qui ont
été réalisés, par des journalistes, sous la direction du sociologue Alain Accardo (Journalistes
au quotidien et Journalistes précaires, tous les deux publiés, à Bordeaux
aux éditions du Mascaret en 1995 et 1998). L'enquête, patiemment menée auprès
de ceux que l'on pourrait appeler "les soutiers de l'information", apporte des
analyses et des témoignages de premier ordre. On y voit notamment comment,
progressivement, le secteur médiatique est gagné, à son tour, par le néolibéralisme
et comment l'information tend à être de plus en plus sous-traitée à des journalistes
précaires corvéables à merci qui travaillent à façon et fabriquent une information
sur commande.
Il existe, dira-t-on, des "médiateurs" un peu
partout aujourd'hui, qui sont désignés es qualités par certains supports de
presse. Mais ces journalistes remplissent une fonction pour le moins ambiguë qui consiste
bien souvent à faire ce qu'on pourrait appeler de la "critique
d'autocélébration" ou de "l'autocélébration critique". Ils ont peu à
voir avec tous ceux que l'on vient d'évoquer, ne serait-ce que parce que ces derniers
doivent souvent payer le prix fort à la profession pour ce qui est perçu comme une
trahison. Il leur faut prendre, pour publier, un nom d'emprunt s'ils veulent continuer à
exercer. Ou alors ils doivent quitter le métier et vivre de leurs seuls livres,
lorsqu'ils le peuvent, c'est-à-dire rarement. Certains sont au chômage, d'autres vivent
plutôt mal en faisant des piges pour des revues spécialisées, d'autres encore quittent
définitivement une profession qu'ils ne connaissent que trop et à laquelle ils ont de
plus en plus de mal à s'identifier. N'y a-t-il pas là autant de symptômes inquiétants
pour l'avenir du journalisme ?