Patrick |
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Champagne |
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La censure journalistique. |
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Dossier "Joyeux Bordel", coordonné par Pierre Bourdieu, Les Inrockuptibles, n°178, du 16/12/98 au 05/05/1999. |
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Les médias sont l'objet de ce qu'on pourrait appeler un discours "journalistiquement correct" qui consiste, pour tout journaliste qui veut faire normalement carrière dans le métier, à ne pas critiquer les pratiques critiquables de ses confrères. Sauf verbalement et en privé. eut-on parler sérieusement des médias dans les médias ? L'accueil qui, le plus souvent, est réservé par les journalistes et les journaux les plus en vue, c'est-à-dire ceux qui sont censés faire l'opinion, aux livres consacrés aux médias ne permet pas d'être très optimiste. Ce qui gêne, c'est moins ce qui est dit dans ces livres - et que le milieu journalistique ne sait que trop - que le fait que cela soit diffusé au-delà du cercle des initiés, notamment en direction du public que ces mêmes journalistes sont censés séduire. Les médias, pour se vendre, doivent donner d'eux-mêmes une bonne image et doivent au moins faire croire en leur intégrité et en leur impartialité. On admettra bien volontiers que la corporation des journalistes, pas plus que celle des évêques, des patrons ou des enseignants, froidement comme objet d'analyse et réduite à sa vérité objective - surtout lorsque celle-ci n'est pas très agréable à entendre, c'est-à-dire peu conforme à l'idée que la corporation se fait d'elle-même ou, pour le moins, veut donner d'elle-même. Comme tous les groupes sociaux, les journalistes aiment à se raconter des histoires sur ce qu'ils sont et peuvent mobiliser des mécanismes d'autodéfense efficaces : ils ont leur idéologie professionnelle dont les maîtres mots (à usage essentiellement externe) sont "liberté de l'information", "déontologie" et "pluralisme", autant de notions qui constituent une protection très efficace lorsqu'ils estiment être mis en cause. En fait, les journalistes n'échappent guère aux lois générales qui régissent le fonctionnement de tous les groupes sociaux. Et ils ne manquent pas de rappeler, en guise d'excuse et pour clore avant même de l'ouvrir tout débat sur les pratiques journalistiques, que "la presse n'est que le reflet de la société". Ce qui signifie qu'il ne faut pas l'idéaliser et que ce que l'on trouve dans cette profession est ni pire ni mieux qu'ailleurs. "Circulez, y'a rien a voir", aurait dit Coluche. Or, une telle attitude occulte un problème spécifique qui est posé aujourd'hui par le développement même des médias, à savoir le décalage grandissant entre, d'une part, le pouvoir objectif et collectif de ce groupe social - pouvoir de dire ce qui est important et ce qui ne l'est pas, pouvoir de construire une représentation de la réalité souvent plus "réelle", par ses effets, que la réalité elle-même, etc. - et, d'autre part, son intolérance voire son incapacité croissante à supporter la critique, le débat, la discussion, la mise à plat des problèmes inévitablement engendrés par la production de l'information. Obtenir aujourd'hui de faire passer des rectificatifs ou des droits de réponse dans les grands journaux d'information relève de l'exploit. Un privilège singulier et exorbitant De plus, cette profession jouit du privilège, propre à tous les dominants, qui consiste à contrôler ce qui se dit publiquement sur elle dans la mesure où les journalistes disposent, de fait, du monopole de la diffusion vers le grand public de ce qui se dit sur le journalisme. Le lecteur ne sait de sa presse que ce que celle-ci veut bien lui en dire. Et, non seulement elle ne lui en dit pas grand-chose mais, de plus, elle ne se prive pas de faire ce qu'il faut pour que ceux qui prennent le risque - car c'en est devenu un aujourd'hui - de dire quelque chose sur le fonctionnement des médias ne bénéficient pas de la publicité nécessaire pour que s'ouvre un débat public. Indice parmi d'autres de la crainte que suscitent aujourd'hui les médias, le récent numéro de la revue Panoramiques consacré au "Lynchage médiatique" (n° 35, 4è trimestre 1998) se faisait d'emblée, dans son introduction, l'écho des risques d'une telle entreprise critique à l'égard de la presse et notamment de la presse dite de référence ("qui dénonce le lynchage s'expose à être lynché..." ?). Cette situation peut sembler d'autant plus inacceptable que les journalistes, qui sont loin d'avoir toujours la compétence technique ou éthique nécessaire pour juger, ne se privent pas de le faire. Alors qu'ils disposent de la capacité à empêcher la diffusion des informations gênantes sur eux-mêmes et en abusent, ils prônent pour les autres la transparence totale des activités de tous devant tous. Ainsi, ils n'hésitent plus, aujourd'hui, malgré le droit au respect de la présomption d'innocence, à publier les procès verbaux des auditions des enquêtes judiciaires en cours, à imposer partout leurs caméras et leurs micros, à convoquer les uns pour répondre à leurs questions, à faire des procès aux autres, à reculer de leur propre chef la ligne qui sépare vie privée et vie publique, etc. Si les journalistes sont bien placés pour savoir ce qui se passe dans leur univers professionnel, tout semble être fait pour qu'ils ne soient pas les mieux placés pour en parler. Comme pour décourager toute velléité de réforme sérieuse, nombreux sont ces lieux communs qui circulent dans le milieu journalistique et qui sont comme autant de rappels à l'ordre journalistique tel qu'il est : "Il ne faut pas cracher dans la soupe", dit-on rituellement à l'attention des journalistes qui ne s'accommoderaient pas de l'état de fait actuel et qui seraient tentés de "vendre la mèche". L'Omerta existe aussi dans la presse. Les exemples ne manquent pas. Ainsi, tel quotidien qui publie un excellent article retraçant la genèse d'un faux scoop médical ayant fait la une d'un grand quotidien concurrent se voit sans délai taxé, par le billettiste de service de ce journal, de "flic de la profession", pour ne pas dire de "faux frère", sans même me que soit discuté au fond le travail d'enquête en cause. Le corporatisme des journalistes En fait, la déontologie est, dans la presse, d'autant plus hautement proclamée par les journalistes qu'elle est sans conséquences pratiques et sans sanctions réelles. Elle est le supplément d'âme des écoles de journalisme et un sujet par excellence pour colloques rassemblant spécialistes de l'éthique (qui courent aujourd'hui de colloque en colloque), philosophes en mal de marché, journalistes penseurs et intellectuels pour médias. Mais elle doit rester à l'état de pure réflexion. Il suffit, pour s'en convaincre, d'agiter la menace de l'éventuelle création d'un "ordre professionnel des journalistes" qui, comme cela existe pour de nombreuses professions, sanctionnerait les manquements les plus graves. C'est alors que l'on peut voir toute la profession, ou peu s'en faut, faire corps (comme pour l'abattement fiscal des 30 %) pour s'opposer à l'idée même d'une telle instance, les journalistes les plus incontestables prenant la défense des journalistes les moins recommandables, et les journalistes les plus précaires faisant front commun avec les journalistes cumulards. Bref, il existe un corporatisme chez les journalistes, qui n'a rien à envier à celui des autres milieux sociaux, pourtant violemment dénoncé par ces mêmes journalistes. Les médias sont l'objet de ce qu'on pourrait appeler un discours "journalistiquement correct" qui consiste, pour tout journaliste qui veut faire normalement carrière dans le métier, à ne pas critiquer les pratiques critiquables de ses confrères (sauf verbalement et en privé), tout simplement parce que ce sont, en définitive, des pratiques largement inévitables compte tenu du fonctionnement de la presse. Chacun se reconnaît dans les fautes des autres. "Je te tiens... tu me tiens" pourrait résumer ce qui est au principe de cette prudence : les journalistes préfèrent parler d'autre chose que de l'exercice de leur profession. Et lorsqu'ils le font, cela leur coûte cher. On ne s'oppose pas impunément aux lois de son milieu. De même que c'est le joueur de football dénonçant les trucages des matchs qui doit s'exiler, c'est le journaliste prenant sur lui de révéler les pratiques de ses confrères qui a de fortes chances d'être la première et souvent la seule victime de l'opération. La seule sanction effective et reconnue comme telle, dans le secteur journalistique, est en définitive celle du marché, de la vente, de l'audimat. Comment pourrait-il en être autrement, puisqu'une entreprise de presse est d'abord et de plus en plus une entreprise économique ? La morale a peu à voir avec l'information et, en tout cas, ne doit pas contrarier les ventes des journaux ou les carrières espérées par ceux qui les fabriquent. "Tu comprends, j'ai une femme et des gosses à nourrir", expliquait un journaliste, peu fier de l'article très critique qu'il venait de rédiger sur un livre dénonçant les connivences entre journalistes, tandis que tel autre, avec quelques regrets, reconnaissait que son indépendance d'esprit "lui avait coûté très cher". Des journalistes diront sans doute qu'il existe nombre de livres de journalistes sur la presse. Mais, le plus souvent, ces ouvrages, écrits par des journalistes "connus" , s'inscrivent sans problème dans le travail d'autocélébration du journalisme, quand ce n'est pas du journaliste lui-même : ils racontent des potins et des anecdotes, décrivent sans risques les coulisses de l'information et, en définitive, visent à satisfaire la curiosité superficielle des lecteurs. Ces livres sont liés à l'actualité et sont périssables comme elle. D'autres journalistes objecteront que la presse magazine ne manque pas de programmer au moins une fois par an un numéro dans lequel elle s'interroge gravement sur les dérives de l'information et se demande "s'il faut ou non brûler les journalistes ?" (on imagine la réponse). En fait, toute cette littérature, à laquelle on pourrait ajouter les livres d'universitaires qui prétendent penser les médias ou la communication, est peu dérangeante et ne fait guère progresser la réflexion sur les pratiques réelles du milieu journalistique. Des livres "journalistiquement incorrects" Les livres les plus intéressants et les plus éclairants sur le journalisme, ceux qui peuvent conduire à de réelles transformations, sont nécessairement ceux qui sont les plus journalistiquement incorrects et qui sont souvent, pour cette raison même, largement ignorés par la presse (du moins par les rédactions en chef) lors même qu'ils sont lus avidement par les journalistes. Il s'agit de livres qui s'interrogent moins sur les rapports convenus entre médias et démocratie que sur les conditions concrètes dans lesquelles s'exerce(ent) aujourd'hui le(s) métier(s) de journaliste. Ces livres existent mais ils se perdent dans une production journalistique de plus en plus pléthorique parce que particulièrement rentable économiquement. Je donnerais sans remords les livres écrits par tous les journalistes connus qui vendent, année après année, leurs souvenirs stéréotypés, les états d'âme de leur ego surdimensionné ou leurs analyses aussi changeantes que les courants dominants qui les inspirent, pour un seul de ces livres écrits par des journalistes courageux qui prennent des risques en prenant leur milieu professionnel pour objet d'enquête mais qui nous en disent beaucoup plus sur le fonctionnement réel de la presse. Je pense, par exemple, au magnifique travail d'enquête de plusieurs années de Laurence Lacour sur la couverture médiatique de l'affaire Villemin, qui est une sorte de condensé de toutes les dérives actuelles du journalisme d'investigation (Le Bûcher des innocents. L'affaire Villemin coulisses, portraits, preuves, engrenages, correspondances, choses vues..., Plon, 1993) ou à celui, complémentaire, de Pascal Colé (La Josacyne empoisonnée), qui pointe les mêmes processus et montre par là que la presse est sans mémoire. Je pense aussi au livre de Béatrice Casanova sur la fabrication du fait divers à propos de la prise d'otage à la maternelle de Neuilly (Chroniques d'une prise d'otages, Flammarion, 1997) ou encore aux ouvrages de Denis Robert (Pendant les affaires... les affaires continuent et Tout va bien puisque nous sommes en vie) sur la récupération journalistique actuelle du journalisme d'investigation. Je donnerais également bien des travaux de ces spécialistes de "l'image télévisuelle" pour le livre de Pierre Péan et Christophe Nick (TF1, un pouvoir, Fayard, 1997), qui permet d'apercevoir en toute clarté le cynisme presque naïf des entrepreneurs économiques lorsqu'ils investissent dans les industries de la culture, ou encore pour celui de Pierre Marcelle (Contre la télévision), dans lequel il livre les réflexions que lui inspirent deux ans de chroniques sur la télévision pour Libération (livre qui eut, il suffit de le lire pour comprendre, du mal à trouver un éditeur). Plus que toutes les émissions d'Arrêts sur images, dont les responsables pratiquent la critique très sélective et tombent dans les mêmes dérives qu'ils traquent chez les autres, je préfère voir et revoir le film de Pierre CarIes (Pas vu pas pris), si journalistiquement incorrect qu'il faillit ne jamais voir le jour. Ce film retrace, avec un humour et des méthodes d'enquête efficaces, l'histoire d'un petit film initialement commandé par Canal+ et qui fut censuré parce que celui-ci montrait, en définitive, les limites du montrable dans le domaine de l'information à la télévision. Pierre Carles n'a pu faire son film et le diffuser en salles que grâce à une souscription ouverte et soutenue par Charlie hebdo. Bien qu'utiles et nécessaires, ces ouvrages de journalistes isolés et courageux ne suffisent pas. L'analyse en profondeur de l'univers journalistique franchira sans doute un seuil décisif lorsque pourra s'instaurer une collaboration active et confiante entre journalistes et sociologues. Une telle rencontre est très improbable, en partie parce que bon nombre de journalistes qui appartiennent à "l'élite de la profession" travaillent, de manière irresponsable, à ce qu'il en soit ainsi. Et, de plus, tous les sociologues autoproclamés ne sont pas les plus ajustés à une telle entreprise. Pour comprendre ceux qui font le journalisme et ce que le journalisme fait au monde social, on a moins besoin de "sociologues de la communication" ou de "médiologues", qui ne sont, bien souvent, que des doublures savantes des journalistes, que de modestes sociologues du travail qui étudient les conditions sociales et techniques dans lesquelles les journalistes produisent. De tels livres commencent à exister et à faire leur chemin, même si la presse tend à les ignorer. C'est le cas, exemplaire, de ces deux livres d'"entretiens assistés par sociologue" qui ont été réalisés, par des journalistes, sous la direction du sociologue Alain Accardo (Journalistes au quotidien et Journalistes précaires, tous les deux publiés, à Bordeaux aux éditions du Mascaret en 1995 et 1998). L'enquête, patiemment menée auprès de ceux que l'on pourrait appeler "les soutiers de l'information", apporte des analyses et des témoignages de premier ordre. On y voit notamment comment, progressivement, le secteur médiatique est gagné, à son tour, par le néolibéralisme et comment l'information tend à être de plus en plus sous-traitée à des journalistes précaires corvéables à merci qui travaillent à façon et fabriquent une information sur commande. Il existe, dira-t-on, des "médiateurs" un peu partout aujourd'hui, qui sont désignés es qualités par certains supports de presse. Mais ces journalistes remplissent une fonction pour le moins ambiguë qui consiste bien souvent à faire ce qu'on pourrait appeler de la "critique d'autocélébration" ou de "l'autocélébration critique". Ils ont peu à voir avec tous ceux que l'on vient d'évoquer, ne serait-ce que parce que ces derniers doivent souvent payer le prix fort à la profession pour ce qui est perçu comme une trahison. Il leur faut prendre, pour publier, un nom d'emprunt s'ils veulent continuer à exercer. Ou alors ils doivent quitter le métier et vivre de leurs seuls livres, lorsqu'ils le peuvent, c'est-à-dire rarement. Certains sont au chômage, d'autres vivent plutôt mal en faisant des piges pour des revues spécialisées, d'autres encore quittent définitivement une profession qu'ils ne connaissent que trop et à laquelle ils ont de plus en plus de mal à s'identifier. N'y a-t-il pas là autant de symptômes inquiétants pour l'avenir du journalisme ? |
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