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a précision d'un
sondage augmentant au fur et à mesure que se rapproche la date de l'élection, n'est-il
pas paradoxal que, en France, on en interdise la publication à la veille d'une
consultation ? Surtout quand, plusieurs mois avant le scrutin, on autorise la
diffusion d'une débauche d'enquêtes dépourvues de tout statut scientifique ?
Pourtant, avant même que les candidats se soient déclarés, alors que la campagne et le
débat n'ont pas commencé, ce sont bien ces sondages-là qui alimentent le
conditionnement de l'opinion publique.
Tout au long de la récente campagne électorale en France,
on a pu constater à quel point les sondeurs ont été omniprésents et aussi fortement
critiqués, certains accusés de manipulations politiques, et tous d'incompétence. Si le
problème n'a pas encore trouvé sa solution, c'est parce que règne, en ce domaine, une
confusion extrême qui conduit à mal penser un problème en définitive relativement
simple.
En premier lieu, il convient de savoir de quel type d'enquêtes il s'agit. En période
préélectorale, l'essentiel des sondages publiés ne visent pas l'opinion publique, mais
les intentions de vote. Or la critique qui vaut pour les uns ne vaut pas pour les autres
et les reproches habituellement faits aux sondages d'opinion proprement dits ne peuvent en
l'occurrence être présentés. Un sondage préélectoral n'est, dans son principe, guère
critiquable, mais à deux conditions expresses. La première est qu'il soit réalisé de
manière techniquement satisfaisante. Les sondeurs ont acquis en ce domaine, en France, un
savoir-faire indiscutable. Seconde condition : il faut que le sondage
préélectoral soit effectué dans les jours qui précèdent le scrutin. A ces deux
conditions, et à ces conditions seulement, on peut parler de sondage préélectoral. Ces
enquêtes sont assez fiables et donnent, à la veille d'un scrutin, une image souvent
fidèle des intentions de vote. Or il est paradoxal de constater que les critiques les
plus virulentes portées, durant la dernière élection présidentielle en France, contre
les sondeurs concernaient précisément ces sondages. Ils se seraient trompés en ne
donnant pas, lors du premier tour de l'élection, les scores exacts des candidats et
surtout le bon ordre d'arrivée. Cette réaction appelle deux remarques. En premier lieu,
on rappellera que, d'un point de vue technique qu'il serait trop long de développer ici,
l'« erreur » des sondeurs était peu importante (inversion de
3 points) et ne portait que sur deux des huit candidats en présence. Mais surtout, ce
type de critique est assez illogique. D'une part, cela semble signifier que si les
sondeurs « ne s'étaient pas trompés », ils auraient été
irréprochables. D'autre part, une telle critique oublie que dès lors qu'un sondage
préélectoral est publié et largement commenté dans les médias avant l'élection, il
est pris en compte par un certain nombre d'électeurs qui vont l'intégrer comme variable
dans leur choix final. Si un sondage préélectoral ne devait surtout rien changer dans la
décision des électeurs, on ne comprendrait pas que les politologues invoquent les grands
principes (liberté d'expression, démocratie, etc.) pour exiger leur publication afin que
les citoyens se décident en connaissance de cause. Il est donc normal que le vote final
ne corresponde pas exactement aux chiffres donnés par les derniers sondages
préélectoraux, ces derniers n'étant pas des pronostics, mais une simple information
faisant partie de la campagne électorale.
Les sondeurs sont-ils alors irréprochables ? Non, bien sûr, mais pas pour
les raisons que l'on croit. Les réactions virulentes des hommes politiques au sujet des
sondages effectués et publiés en fin de campagne tendent à occulter le fait que les
sondages les plus fantaisistes et surtout les plus structurants politiquement ne sont pas
ceux-là, mais ceux réalisés en début et tout au long de la campagne électorale. Les
derniers en date ne font que livrer une ultime information aux électeurs sur l'état des
rapports de forces politiques à la veille d'une consultation et donnent une idée de ce
que seront les résultats probables de l'élection. En revanche, les enquêtes réalisées
durant toute la campagne (parfois bien en amont de celle-ci) sont nombreuses, et pèsent
lourdement sur le milieu politique, mais aussi sur la presse et, notamment, sur les grands
médias nationaux (radio et télévision) qui invitent les candidats, organisent des
débats et commentent la campagne électorale en fonction des résultats de ces enquêtes.
Or ces sondages sont peu fiables du fait qu'ils ne recueillent pas des opinions
mobilisées, mais des déclarations en grande partie suscitées par l'enquête elle-même.
Ils saisissent des intentions de vote souvent fictives, potentielles et non encore
cristallisées. Ils ne peuvent, de ce fait, que pousser une large fraction de l'électorat
ainsi consulté à donner, lorsqu'il en donne, des réponses provisoires, souvent sans
lendemain parce que sans conséquences. Qu'une même question (« pour qui
pensez-vous voter ? ») puisse susciter des réponses n'ayant pas la même
valeur technique ni le même statut épistémologique (ceux-ci variant selon le moment où
elle est posée), n'est pas aisément compréhensible par les commanditaires de ce type de
sondage qui imposent, sans précaution, pour les lire, une grille de lecture politique. Et
cela d'autant plus qu'il est impossible de fixer le moment, variable selon les élections,
à partir duquel un sondage préélectoral devient plus fiable et permet de faire des
prévisions raisonnables.
Le traitement des indécis. Autre erreur majeure : le
traitement des indécis. Dans ces sondages « préélectoraux »,
le taux d'indécis et de non-réponses, généralement très élevé en début de campagne
électorale (plus de 60 % lors de la récente campagne présidentielle), est
l'information la plus importante, plus importante que la répartition des voix de ceux qui
ont apparemment choisi leur camp ou leur candidat. Si, comme le répètent les
responsables des instituts de sondage, ces enquêtes ne donnent pas des pronostics mais
constituent seulement des « instantanés » de l'état des
intentions de vote, pourquoi n'en tirent-ils pas les conséquences logiques ?
Pourquoi donnent-ils les résultats de ces enquêtes comme s'il s'agissait de votes
effectifs ? Sans doute les journalistes, à la suite des sondeurs,
mentionnent-ils généralement ces taux dans leurs commentaires, mais c'est comme pour
mieux s'en débarrasser aussitôt et proposer des répartitions d'intentions de vote
indécis et non-réponses exclus. Or procéder ainsi, c'est commettre une double faute
professionnelle. D'une part, ce mode de présentation des résultats implique une
hypothèse hautement fantaisiste, à savoir que les indécis et les non-réponses se
répartiront dans les mêmes proportions que ceux qui se sont déjà exprimés fermement.
D'autre part, ce mode de calcul fausse la présentation de la situation politique en
surévaluant les intentions de vote déclarées. Dire, comme ce fut le cas par exemple,
que tel candidat est à « 30 % d'intentions de vote contre 18
% seulement pour son adversaire », lorsque 50 %
seulement des enquêtés ont répondu de façon ferme, c'est donner une représentation
inexacte de la réalité ; les véritables scores n'étant en fait que de 15
% et 9 % respectivement. Ce mode de présentation n'est pas justifié
s'agissant de ces enquêtes qui, précisément, ne sont pas assimilables à des votes mais
sont de simples dispositifs visant à saisir l'état, à un moment donné, de la
mobilisation électorale. Le problème des sondages a été mal pensé, y compris du point
de vue du fonctionnement du jeu politique. Toutes les réglementations prises
antérieurement et toutes les propositions qui sont régulièrement faites, le plus
souvent dans l'urgence et dans l'indignation, restent inefficaces ou sont irréalistes
parce qu'elles sont faites à partir des anciens modes de pensée politiques. Imposer,
comme l'a fait, en France, la loi de 1977 de publier pour tout sondage une fiche technique
indiquant la date de réalisation de l'enquête ainsi que la taille et la structure de
l'échantillon de la population interrogée est bien un minimum. Mais cette mesure, qui
vise précisément à empêcher la manipulation et les sondages fictifs, ne touche pas à
l'essentiel. Les effets majeurs des sondages en politique résident ailleurs, notamment
dans la formulation des questions posées et surtout dans l'interprétation qui est faite
des réponses. Quant à l'interdiction de publier des chiffres la semaine qui précède un
scrutin, elle repose sur une représentation fétichisée et sacrée du rite électoral
symbolisé par l'isoloir. Cette mesure légale, qui rassure (bien à tort) les politiques,
a l'avantage de ne guère gêner les instituts de sondage, qui ont tout le temps
nécessaire, en dehors de cette courte période, pour faire leurs affaires et gérer leur
publicité (1), ni le milieu
journalistique qui trouve dans ces données chiffrées matière à articles, à
manipulations plus subtiles et à des mises en scène faciles (notamment mise en suspense
de la compétition) pour intéresser le grand public à la « politique
». Or, ce qu'il faut protéger, ce n'est pas l'isoloir mais la logique ayant
présidé à son invention (2).
L'isoloir a été créé pour mettre les électeurs à l'abri des pressions jugées
illégitimes qui pesaient alors sur l'acte électoral. Le secret du vote visait notamment
à mettre un terme aux menaces ou aux tentatives de corruption dont les membres des
classes populaires étaient l'objet de la part des notables qui essayaient de maintenir
leur pouvoir en obligeant les gens (souvent « leurs gens »),
à « bien voter ». Ce type de pression est devenu très
marginal. L'isoloir a progressivement changé de fonction. Vestige d'un état ancien du
système politique qui voulait instaurer dans de bonnes conditions le suffrage universel
(masculin), il est devenu le symbole quasi philosophique de l'acte électoral, de «
l'électeur citoyen » censé voter individuellement et en conscience.
Les pressions illégitimes pesant aujourd'hui sur le vote ont changé. Encore faut-il les
identifier, dans la mesure où elles sont devenues plus subtiles. Etendre la période
d'interdiction de publication des sondages préélectoraux, avant la date du scrutin,
d'une semaine à quinze jours, voire à un mois, revient, en fait, à maintenir
l'interdiction des sondages les plus fondés (ceux qui précèdent le scrutin) et à
laisser publier et commenter les sondages les plus fictifs (ceux qui en sont très
éloignés), qui, en revanche, contribuent à transformer le débat public en discussion
entre spécialistes de marketing politique. La solution préconisée par les politologues
médiatiques qui consiste à lever toute interdiction de publication n'est pas plus
satisfaisante, dans la mesure où cette disposition ne touche pas, elle non plus, aux
sondages « préélectoraux » réalisés bien en amont du
scrutin et tout au long de la campagne dont on sait pourtant à quels excès ils
conduisent. Or les véritables pressions sur le vote, considérées aujourd'hui comme
illégitimes aux yeux mêmes des acteurs politiques et médiatiques, viennent
précisément de ces sondages « préélectoraux »-là.
Rumeurs et manipulations. Dire, comme le font les politologues
médiatiques qui se veulent les gardiens intransigeants des valeurs démocratiques, qu'un
sondage préélectoral est une information légitime, indispensable aux citoyens, est un
argument politique parfaitement recevable et mérite d'être pris en considération.
L'interdiction de publication, outre qu'elle engendre une inégalité en créant deux
catégories de citoyens la minorité qui a accès aux « confis
» (les sondages confidentiels de dernière semaine), et les autres , ne peut
que favoriser la diffusion de rumeurs et les manipulations de dernière heure. Par
ailleurs, il ne faut pas fétichiser une logique du choix électoral constituée à un
moment donné de l'histoire de la démocratie, alors que les sondages n'existaient pas. On
ne voit pas au nom de quoi on pourrait interdire à l'électeur la possibilité, s'il le
désire, de choisir son candidat ou son parti en « petit stratège amateur
» comme le font ordinairement les professionnels de la politique. Si l'on veut
rester fidèle à la logique de l'isoloir et à la conception de la démocratie qu'elle
implique, il faut autoriser la publication des sondages préélectoraux, mais à deux
conditions expresses. La première est que les résultats soient donnés d'une manière
scientifiquement irréprochable, c'est-à-dire sans exclure les indécis et les « non-réponses
». La seconde : que cette publication ne soit autorisée que durant
la seule semaine précédant l'élection. Les sondages sont alors les plus fiables et,
surtout, ils sont proposés au bon moment, lorsque les électeurs doivent se prononcer. En
dehors de cette courte période, l'interdiction de toute publication de sondages « préélectoraux
» ne peut être que bénéfique à la fois d'un point de vue scientifique (ils
sont peu significatifs) et politique (ils encouragent trop dans les médias une vision «
hippique » du débat politique). Le faux débat qui, une fois de
plus, s'est instauré lors de la récente élection présidentielle en France a eu pour
conséquence positive d'entraîner une crise de la croyance dans les sondages et les
sondeurs. C'est une opportunité qu'il faut saisir au plus vite pour essayer enfin
d'imposer une vraie solution à ce problème récurrent. Il n'est pas question, bien
entendu, d'interdire aux acteurs politiques le recours à la technologie des sondages. La
véritable dérive réside dans le fait que, sous la pression des publicitaires
politiques, des sondeurs et des journalistes, ce type de travail politique tend à tenir
lieu de débat public au lieu de rester dans les arrière-boutiques des partis. Cet aspect
vénal de la politique devrait être seulement l'objet de revues spécialisées et non pas
s'afficher dans les grands médias nationaux. On ose à peine imaginer ce qu'aurait pu
être la récente campagne électorale si les journalistes avaient dû renoncer à
évoquer, sondages à l'appui, la lutte entre les deux dirigeants de la majorité (M.
Chirac et M. Balladur) sans voir d'ailleurs que ceux qui
s'affrontaient, au-delà des personnes, c'étaient en réalité deux états du champ
politique. L'un, ancien, s'appuyant principalement sur le travail de terrain et les
organisations politiques ; l'autre, plus récent, reposant sur les taux de
popularité et la manipulation à distance des électeurs par les médias.
(1) Ils en font également durant cette période, puisque
l'interdiction ne porte que sur la publication. Ils réalisent donc des sondages « confidentiels
» qu'ils peuvent d'ailleurs revendre à plusieurs clients.
(2) cf. Alain Carignon, le Vote et la vertu, Presses de la FNSP,
Paris, 1993.
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