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  Patrick

 
   

Champagne

 
   

 

 
      Pour en finir avec les faux débats sur les sondages.  
    Champagne Le Monde Diplomatique, Juillet 1995, pages 18 et 19, RÉINVENTER L'ISOLOIR.  
   

 

La précision d'un sondage augmentant au fur et à mesure que se rapproche la date de l'élection, n'est-il pas paradoxal que, en France, on en interdise la publication à la veille d'une consultation ? Surtout quand, plusieurs mois avant le scrutin, on autorise la diffusion d'une débauche d'enquêtes dépourvues de tout statut scientifique ? Pourtant, avant même que les candidats se soient déclarés, alors que la campagne et le débat n'ont pas commencé, ce sont bien ces sondages-là qui alimentent le conditionnement de l'opinion publique.  
   
pointg.gif (57 octets) Tout au long de la récente campagne électorale en France, on a pu constater à quel point les sondeurs ont été omniprésents et aussi fortement critiqués, certains accusés de manipulations politiques, et tous d'incompétence. Si le problème n'a pas encore trouvé sa solution, c'est parce que règne, en ce domaine, une confusion extrême qui conduit à mal penser un problème en définitive relativement simple.

pointg.gif (57 octets) En premier lieu, il convient de savoir de quel type d'enquêtes il s'agit. En période préélectorale, l'essentiel des sondages publiés ne visent pas l'opinion publique, mais les intentions de vote. Or la critique qui vaut pour les uns ne vaut pas pour les autres et les reproches habituellement faits aux sondages d'opinion proprement dits ne peuvent en l'occurrence être présentés. Un sondage préélectoral n'est, dans son principe, guère critiquable, mais à deux conditions expresses. La première est qu'il soit réalisé de manière techniquement satisfaisante. Les sondeurs ont acquis en ce domaine, en France, un savoir-faire indiscutable. Seconde condition : il faut que le sondage préélectoral soit effectué dans les jours qui précèdent le scrutin. A ces deux conditions, et à ces conditions seulement, on peut parler de sondage préélectoral. Ces enquêtes sont assez fiables et donnent, à la veille d'un scrutin, une image souvent fidèle des intentions de vote. Or il est paradoxal de constater que les critiques les plus virulentes portées, durant la dernière élection présidentielle en France, contre les sondeurs concernaient précisément ces sondages. Ils se seraient trompés en ne donnant pas, lors du premier tour de l'élection, les scores exacts des candidats et surtout le bon ordre d'arrivée. Cette réaction appelle deux remarques. En premier lieu, on rappellera que, d'un point de vue technique qu'il serait trop long de développer ici, l'« erreur » des sondeurs était peu importante (inversion de 3 points) et ne portait que sur deux des huit candidats en présence. Mais surtout, ce type de critique est assez illogique. D'une part, cela semble signifier que si les sondeurs « ne s'étaient pas trompés », ils auraient été irréprochables. D'autre part, une telle critique oublie que dès lors qu'un sondage préélectoral est publié et largement commenté dans les médias avant l'élection, il est pris en compte par un certain nombre d'électeurs qui vont l'intégrer comme variable dans leur choix final. Si un sondage préélectoral ne devait surtout rien changer dans la décision des électeurs, on ne comprendrait pas que les politologues invoquent les grands principes (liberté d'expression, démocratie, etc.) pour exiger leur publication afin que les citoyens se décident en connaissance de cause. Il est donc normal que le vote final ne corresponde pas exactement aux chiffres donnés par les derniers sondages préélectoraux, ces derniers n'étant pas des pronostics, mais une simple information faisant partie de la campagne électorale.

pointg.gif (57 octets) Les sondeurs sont-ils alors irréprochables ? Non, bien sûr, mais pas pour les raisons que l'on croit. Les réactions virulentes des hommes politiques au sujet des sondages effectués et publiés en fin de campagne tendent à occulter le fait que les sondages les plus fantaisistes et surtout les plus structurants politiquement ne sont pas ceux-là, mais ceux réalisés en début et tout au long de la campagne électorale. Les derniers en date ne font que livrer une ultime information aux électeurs sur l'état des rapports de forces politiques à la veille d'une consultation et donnent une idée de ce que seront les résultats probables de l'élection. En revanche, les enquêtes réalisées durant toute la campagne (parfois bien en amont de celle-ci) sont nombreuses, et pèsent lourdement sur le milieu politique, mais aussi sur la presse et, notamment, sur les grands médias nationaux (radio et télévision) qui invitent les candidats, organisent des débats et commentent la campagne électorale en fonction des résultats de ces enquêtes. Or ces sondages sont peu fiables du fait qu'ils ne recueillent pas des opinions mobilisées, mais des déclarations en grande partie suscitées par l'enquête elle-même. Ils saisissent des intentions de vote souvent fictives, potentielles et non encore cristallisées. Ils ne peuvent, de ce fait, que pousser une large fraction de l'électorat ainsi consulté à donner, lorsqu'il en donne, des réponses provisoires, souvent sans lendemain parce que sans conséquences. Qu'une même question (« pour qui pensez-vous voter ? ») puisse susciter des réponses n'ayant pas la même valeur technique ni le même statut épistémologique (ceux-ci variant selon le moment où elle est posée), n'est pas aisément compréhensible par les commanditaires de ce type de sondage qui imposent, sans précaution, pour les lire, une grille de lecture politique. Et cela d'autant plus qu'il est impossible de fixer le moment, variable selon les élections, à partir duquel un sondage préélectoral devient plus fiable et permet de faire des prévisions raisonnables.

pointg.gif (57 octets) Le traitement des indécis. Autre erreur majeure : le traitement des indécis. Dans ces sondages « préélectoraux », le taux d'indécis et de non-réponses, généralement très élevé en début de campagne électorale (plus de 60 % lors de la récente campagne présidentielle), est l'information la plus importante, plus importante que la répartition des voix de ceux qui ont apparemment choisi leur camp ou leur candidat. Si, comme le répètent les responsables des instituts de sondage, ces enquêtes ne donnent pas des pronostics mais constituent seulement des « instantanés » de l'état des intentions de vote, pourquoi n'en tirent-ils pas les conséquences logiques ? Pourquoi donnent-ils les résultats de ces enquêtes comme s'il s'agissait de votes effectifs ? Sans doute les journalistes, à la suite des sondeurs, mentionnent-ils généralement ces taux dans leurs commentaires, mais c'est comme pour mieux s'en débarrasser aussitôt et proposer des répartitions d'intentions de vote indécis et non-réponses exclus. Or procéder ainsi, c'est commettre une double faute professionnelle. D'une part, ce mode de présentation des résultats implique une hypothèse hautement fantaisiste, à savoir que les indécis et les non-réponses se répartiront dans les mêmes proportions que ceux qui se sont déjà exprimés fermement. D'autre part, ce mode de calcul fausse la présentation de la situation politique en surévaluant les intentions de vote déclarées. Dire, comme ce fut le cas par exemple, que tel candidat est à « 30 % d'intentions de vote contre 18 % seulement pour son adversaire », lorsque 50 % seulement des enquêtés ont répondu de façon ferme, c'est donner une représentation inexacte de la réalité ; les véritables scores n'étant en fait que de 15 % et 9 % respectivement. Ce mode de présentation n'est pas justifié s'agissant de ces enquêtes qui, précisément, ne sont pas assimilables à des votes mais sont de simples dispositifs visant à saisir l'état, à un moment donné, de la mobilisation électorale. Le problème des sondages a été mal pensé, y compris du point de vue du fonctionnement du jeu politique. Toutes les réglementations prises antérieurement et toutes les propositions qui sont régulièrement faites, le plus souvent dans l'urgence et dans l'indignation, restent inefficaces ou sont irréalistes parce qu'elles sont faites à partir des anciens modes de pensée politiques. Imposer, comme l'a fait, en France, la loi de 1977 de publier pour tout sondage une fiche technique indiquant la date de réalisation de l'enquête ainsi que la taille et la structure de l'échantillon de la population interrogée est bien un minimum. Mais cette mesure, qui vise précisément à empêcher la manipulation et les sondages fictifs, ne touche pas à l'essentiel. Les effets majeurs des sondages en politique résident ailleurs, notamment dans la formulation des questions posées et surtout dans l'interprétation qui est faite des réponses. Quant à l'interdiction de publier des chiffres la semaine qui précède un scrutin, elle repose sur une représentation fétichisée et sacrée du rite électoral symbolisé par l'isoloir. Cette mesure légale, qui rassure (bien à tort) les politiques, a l'avantage de ne guère gêner les instituts de sondage, qui ont tout le temps nécessaire, en dehors de cette courte période, pour faire leurs affaires et gérer leur publicité (1), ni le milieu journalistique qui trouve dans ces données chiffrées matière à articles, à manipulations plus subtiles et à des mises en scène faciles (notamment mise en suspense de la compétition) pour intéresser le grand public à la « politique ». Or, ce qu'il faut protéger, ce n'est pas l'isoloir mais la logique ayant présidé à son invention (2). L'isoloir a été créé pour mettre les électeurs à l'abri des pressions jugées illégitimes qui pesaient alors sur l'acte électoral. Le secret du vote visait notamment à mettre un terme aux menaces ou aux tentatives de corruption dont les membres des classes populaires étaient l'objet de la part des notables qui essayaient de maintenir leur pouvoir en obligeant les gens (souvent « leurs gens »), à « bien voter ». Ce type de pression est devenu très marginal. L'isoloir a progressivement changé de fonction. Vestige d'un état ancien du système politique qui voulait instaurer dans de bonnes conditions le suffrage universel (masculin), il est devenu le symbole quasi philosophique de l'acte électoral, de « l'électeur citoyen » censé voter individuellement et en conscience. Les pressions illégitimes pesant aujourd'hui sur le vote ont changé. Encore faut-il les identifier, dans la mesure où elles sont devenues plus subtiles. Etendre la période d'interdiction de publication des sondages préélectoraux, avant la date du scrutin, d'une semaine à quinze jours, voire à un mois, revient, en fait, à maintenir l'interdiction des sondages les plus fondés (ceux qui précèdent le scrutin) et à laisser publier et commenter les sondages les plus fictifs (ceux qui en sont très éloignés), qui, en revanche, contribuent à transformer le débat public en discussion entre spécialistes de marketing politique. La solution préconisée par les politologues médiatiques qui consiste à lever toute interdiction de publication n'est pas plus satisfaisante, dans la mesure où cette disposition ne touche pas, elle non plus, aux sondages « préélectoraux » réalisés bien en amont du scrutin et tout au long de la campagne dont on sait pourtant à quels excès ils conduisent. Or les véritables pressions sur le vote, considérées aujourd'hui comme illégitimes aux yeux mêmes des acteurs politiques et médiatiques, viennent précisément de ces sondages « préélectoraux »-là.

pointg.gif (57 octets) Rumeurs et manipulations. Dire, comme le font les politologues médiatiques qui se veulent les gardiens intransigeants des valeurs démocratiques, qu'un sondage préélectoral est une information légitime, indispensable aux citoyens, est un argument politique parfaitement recevable et mérite d'être pris en considération. L'interdiction de publication, outre qu'elle engendre une inégalité en créant deux catégories de citoyens — la minorité qui a accès aux « confis » (les sondages confidentiels de dernière semaine), et les autres —, ne peut que favoriser la diffusion de rumeurs et les manipulations de dernière heure. Par ailleurs, il ne faut pas fétichiser une logique du choix électoral constituée à un moment donné de l'histoire de la démocratie, alors que les sondages n'existaient pas. On ne voit pas au nom de quoi on pourrait interdire à l'électeur la possibilité, s'il le désire, de choisir son candidat ou son parti en « petit stratège amateur » comme le font ordinairement les professionnels de la politique. Si l'on veut rester fidèle à la logique de l'isoloir et à la conception de la démocratie qu'elle implique, il faut autoriser la publication des sondages préélectoraux, mais à deux conditions expresses. La première est que les résultats soient donnés d'une manière scientifiquement irréprochable, c'est-à-dire sans exclure les indécis et les « non-réponses ». La seconde : que cette publication ne soit autorisée que durant la seule semaine précédant l'élection. Les sondages sont alors les plus fiables et, surtout, ils sont proposés au bon moment, lorsque les électeurs doivent se prononcer. En dehors de cette courte période, l'interdiction de toute publication de sondages « préélectoraux » ne peut être que bénéfique à la fois d'un point de vue scientifique (ils sont peu significatifs) et politique (ils encouragent trop dans les médias une vision « hippique » du débat politique). Le faux débat qui, une fois de plus, s'est instauré lors de la récente élection présidentielle en France a eu pour conséquence positive d'entraîner une crise de la croyance dans les sondages et les sondeurs. C'est une opportunité qu'il faut saisir au plus vite pour essayer enfin d'imposer une vraie solution à ce problème récurrent. Il n'est pas question, bien entendu, d'interdire aux acteurs politiques le recours à la technologie des sondages. La véritable dérive réside dans le fait que, sous la pression des publicitaires politiques, des sondeurs et des journalistes, ce type de travail politique tend à tenir lieu de débat public au lieu de rester dans les arrière-boutiques des partis. Cet aspect vénal de la politique devrait être seulement l'objet de revues spécialisées et non pas s'afficher dans les grands médias nationaux. On ose à peine imaginer ce qu'aurait pu être la récente campagne électorale si les journalistes avaient dû renoncer à évoquer, sondages à l'appui, la lutte entre les deux dirigeants de la majorité (M. Chirac et M. Balladur) sans voir d'ailleurs que ceux qui s'affrontaient, au-delà des personnes, c'étaient en réalité deux états du champ politique. L'un, ancien, s'appuyant principalement sur le travail de terrain et les organisations politiques ; l'autre, plus récent, reposant sur les taux de popularité et la manipulation à distance des électeurs par les médias.
  
(1) Ils en font également durant cette période, puisque l'interdiction ne porte que sur la publication. Ils réalisent donc des sondages « confidentiels » qu'ils peuvent d'ailleurs revendre à plusieurs clients.

(2) cf. Alain Carignon, le Vote et la vertu, Presses de la FNSP, Paris, 1993.

 

 
    

   
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