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importe de lire Bourdieu avant tout comme un sociologue. Ses apports
font partie des points d'appui qui permettent aux sciences sociales
d'explorer de nouvelles contrées.
Avec
le vent des polémiques actuelles, on oublie trop souvent de
lire Bourdieu avant tout comme un sociologue. Une autre lecture de
Bourdieu, tentant d'échapper aux flots de banalité,
de mauvaise foi et de ressentiment qui se déversent aujourd'hui
sur le débat public, aurait à rappeler la spécificité
sociologique de ses travaux et, ce faisant, à trouver un chemin
qui éviterait la polarisation stérile des contre
et des pour. Peut-être qu'à cette double condition,
on se rendrait compte qu'il s'agit d'une œuvre centrale dans la France
de l'après-guerre, mais que cela ne l'empêche pas de
receler des contradictions et des insuffisances, appelant de nouvelles
problématisations. En ce sens, l'avenir de la sociologie française
est sans doute post-bourdieusien, comme il a été,
avec Bourdieu, post-marxiste, à partir du moment où
l'on considère que les apports de Bourdieu, comme de Marx,
font partie des points d'appui qui permettent aux sciences sociales
d'explorer de nouvelles contrées.
Les
textes de Bourdieu ne peuvent être lus indépendamment
de considérations sur le « métier de sociologue »,
et qui dit métier dit aussi outils, matériaux et travail.
C'est devenu un lieu commun de la sociologie que de situer son exercice
au carrefour du théorique et de l'empirique, de l'élaboration
conceptuelle et de l'enquête, mais cette exigence idéale
est moins présente qu'on ne le pense dans les pratiques effectives.
Beaucoup de sociologues se contentent d'une plongée dans le
fouillis des données empiriques, censées apporter par
elles-mêmes l'essentiel des réponses, avec un vague habillage
théorique fait de bric et de broc. Les illusions empiristes
qui laissent entendre que le réel parlerait directement sans
la médiation de questions et de concepts sont loin d'être
mortes. Mais il y a encore aussi des spécialistes des commentaires
de textes et de concepts qui, pour rien au monde, ne s'abaisseraient
aux disciplines fastidieuses du travail d'enquête, et qui gardent
alors comme idéal professionnel une activité philosophique
qui n'aurait pas à confronter ses vérités à
des épreuves empiriques. Le théoricisme, s'il a moins
d'adeptes, n'en cultive pas moins chez certains le sens de leur supériorité
et leur mépris à l'égard des enquêteurs
ordinaires. Il est finalement assez rare de trouver, comme chez Bourdieu,
l'alliance de fortes ambitions théoriques, puisant largement
dans le patrimoine des sciences sociales (en particulier, mais non
exclusivement, chez Marx, Durkheim et Weber), de l’usage d'une variété
d'outils d'enquête (statistiques, entretiens, observations ethnographiques,
matériaux historiques, etc.) et d'une diversité de terrains
d'investigation (l'univers kabyle, le célibat dans le Béarn,
l'école, les musées, la photographie, les goûts,
le patronat, la représentation politique, la haute fonction
publique, la maison individuelle, la souffrance sociale, etc. etc.).
C’est pourquoi les critiques de Bourdieu les plus extérieures
au champ de la sociologie passent souvent à côté
de leur objet, dans une déconnexion totale entre les formalisations
conceptuelles et le travail sur des données d'enquête,
dont tout à la fois elles naissent et qu'elles autorisent,
dans un processus circulaire.
Prenons
un exemple, Pierre Bourdieu a proposé (notamment dans son ouvrage
magistral Le sens pratique) une théorie de l'action,
calée sur la notion de pratique (non nécessairement
réfléchie et consciente, passant par le corps), rompant
avec les philosophies intellectualistes, et qui doit beaucoup notamment
à Marx, Wittgenstein ou Merleau-Ponty. Mais la construction
de cette théorie de la pratique a aussi à voir, en amont,
avec des observations faites chez les paysans béarnais et kabyles.
En retour, la critique de l'intellectualisme, c'est-à-dire
de l'identification de toute forme d'action au rapport intellectuel
à la pratique (en quelque sorte faire comme si la relation
à l'action du joueur de football était la même
que celle du spectateur du match), va avoir des effets très
concrets sur l'élaboration d'hypothèses de départ,
la constitution d'un questionnaire ou d'un guide d'entretien ou dans
le codage et l'interprétation des matériaux recueillis.
Car trop souvent le chercheur en sciences sociales, en croyant saisir
le monde de ses enquêtés, n'attrape seulement que son
monde et son propre rapport au monde.
Mais
une fois qu'on les a restitués dans un cadre sociologique peut-on
se contenter d'accepter ou d'invalider en bloc l'ensemble des travaux
de Bourdieu ? C'est ce à quoi nous poussent les polémiques
croisées des adversaires et des adeptes. C'est également
ce à quoi nous invitent certaines tentations de Bourdieu lui-même,
soit dans certains tics rhétoriques qui laissent transparaître
des prétentions à la totalisation (« seule une
analyse de... peut rendre compte de », « la totalité
de », « la vérité complète du monde
social », etc.), soit dans des présentations de son œuvre
comme un système trop cohérent et clos sur lui-même.
Mais il vaut mieux écouter Bourdieu quand, dans sa leçon
inaugurale au Collège de France, il met en garde contre toute
leçon académique et en particulier la sienne : « on
ne doit pas attendre de la pensée des limites qu'elle donne
accès à la pensée sans limites » (Leçon
sur la leçon). Si l'on suit cette piste, on peut
devenir plus sensible aux tensions, aux hésitations, aux problèmes
posés par ses travaux. On est alors en face d'une œuvre moins
bouclée, moins lisse, plus contradictoire. Et c'est aussi et
surtout à travers ces aspérités que l'on peut
essayer de la faire travailler sociologiquement. Ainsi, quand à
réintroduit la notion de stratégie dans l'éventail
de ses concepts, est-ce que cela ne signale pas aussi les manques
d'une critique excessive de l'intellectualisme, qui laisse trop peu
de place à l'intention et à la conscience, dans une
dichotomie trop rigide entre rapport pratique à la pratique
et rapport intellectuel à la pratique ? Si l'on s'arme
de cette intuition, c'est une problématique de l'économie
pratique de la conscience, variable selon les situations, qui s'ouvre,
à partir de l'économie de la pratique théorisée
par Bourdieu, mais en se projetant au-delà d'elle. Un autre
exemple est significatif. Bourdieu s'est souvent adossé à
l'impératif wébérien de « neutralité
sociologique », censé protéger l'activité
scientifique du poids des considérations morales ou politiques,
à la différence du marxisme. Par rapport à cette
tendance, ses récentes prises de position politiques troublent
parfois ses lecteurs. Pourtant que faisait Bourdieu quand il critiquait
sociologiquement les mécanismes de délégation
aux professionnels de la politique et la dé-possession corrélative
des citoyens ordinaires ? Le recours à des outils scientifiques
d'analyse n'y était-il pas déjà adossé
à certains principes de la tradition démocratique, réclamant
des possessions, au moins virtuelles, pour les citoyens ?
L'hostilité à la démocratie souvent attribuée
à cette sociologie, notamment au travers de l'accusation passe-partout
de « populisme », est alors un complet contresens. Il apparaît,
à l'inverse, qu'il s'agit là d'une sociologie qui prend
très au sérieux la démocratie comme possibilité — en
tout cas plus que les chantres de « la démocratie de marché »
comme « fin de l'Histoire » —, en en critiquant les
formes existantes, parce que lacunaires, détournées
et inabouties. Et s'il manque quelque chose ici à Bourdieu,
c'est plutôt l'explicitation des présupposés normatifs
de sa critique scientifique, qui permettrait d'en mieux délimiter
le domaine de validité.
Lire
Bourdieu autrement, en lui rendant justice sans le figer et le sacraliser,
c'est donc possible. Cela demandera vraisemblablement un travail collectif
de longue haleine, ce qui rend d'autant plus remarquable la contribution
individuelle de Bourdieu à la sociologie. Mais la recherche,
en sociologie comme dans les autres sciences, n'est-elle pas d'abord
un mouvement ?
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