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Jusqu’à
la fin, le sociologue s’est battu. Contre ce qu’il appelait « la
fausse gauche », la marchandisation de la culture, les
injustices, les racismes, mais aussi contre la maladie qui devait
l’emporter. Didier Éribon, qui fut proche de lui, raconte...
'UNE
voix faible, habitée déjà par la nuit qui venait,
et qu'il sentait venir, il m'avait dit (comment oublier ce mot terrible ?)
combien "cruelles" étaient les douleurs qui assaillaient son
corps et son esprit. Ce fut ma dernière conversation avec Pierre
Bourdieu. Dix jours, quinze jours, peut-être, avant que le cancer
qui le dévastait depuis des mois ne l'emporte définitivement.
Mais rétrospectivement, ce qui me frappe le plus dans ce coup
de téléphone d'une demi-heure, qui fut interrompu par
l'arrivée du médecin, c'est à quel point Bourdieu
refusait de désarmer. Même en ce moment où ses
forces l'abandonnaient. Il me parla longuement du livre qu'il avait
en chantier depuis longtemps, "Microcosmes", dans lequel il
entendait proposer une "théorie des champs sociaux"
en faisant la synthèse de ses travaux sur différents
secteurs de la société (le Patronat, l'Église,
la Banque, le champ artistique, etc.). Et puis, bien sûr, comme
toujours, il fit de nombreux commentaires sur la vie politique, et
sur l'horreur profonde que lui inspirait la gauche au pouvoir, et
surtout le Parti socialiste et ses dirigeants. Il se demandait comment
faire savoir qu'il ne voterait pas pour Lionel Jospin au deuxième
tour de l'élection présidentielle. Il était convaincu
que la seule chance pour qu'une pensée de gauche puisse renaître
en France, c'était que la "fausse gauche", et ses références
idéologiques caractérisées par un détestable
"mélange de néo-conservatisme et de néo-libéralisme",
soit chassée du pouvoir. Je lui demandai : "Vous
comptez lancer un appel ?". Il me répondit : "Non,
surtout pas. Il faut simplement se débrouiller pour faire passer
la consigne".
Double
passion
C'était Bourdieu. Il tenait tout entier dans cette double passion
pour la recherche et pour la politique. Il avait à peine terminé
un livre qu'il ressortait déjà de ses tiroirs un projet
laissé de côté, et qui, bientôt, devenait
un gros article, puis un autre livre. Il suffit de regarder la liste - impressionnante - de
ses publications, et la diversité des objets qu'il aura abordés,
pour se demander comment il lui était loisible de faire autre
chose, et notamment de se consacrer aux activités militantes
qui, au cours des dernières années, auront tout de même
dévoré beaucoup de son temps et de son énergie.
Ses premiers travaux, à la fin des années
1950 et au début des années 1960, portent sur l'Algérie.
Il le rappelait souvent : son premier livre était
un petit "Que sais-je?" sur la "Sociologie de l'Algérie",
paru en 1958. Le normalien philosophe, protégé de Georges
Canguilhem, et qui travaillait sur le temps chez Husserl, s'était
trouvé plongé, après avoir été
nommé à la faculté d'Alger, dans les tourmentes
de l'histoire. Il s'était mis à étudier le "déracinement"
des travailleurs algériens issus d'une société
traditionnelle détruite par l'imposition forcée d'une
économie considérée comme moderne. Il n'oubliera
jamais cette expérience, et, lorsqu'on relit ses livres de
l'époque, on perçoit clairement que le Bourdieu des
années 1990, celui de la "Misère du monde" et
du mouvement social, n'est pas le produit inattendu d'une frénésie
d'engagement aussi soudaine que tardive, mais le même homme,
30 ans plus tard, que celui qui écrivait des textes scientifiques
profondément ancrés dans un sentiment de révolte
politique devant le sort des opprimés et des dépossédés.
Le recueil de ses écrits politiques qui doit paraître
prochainement ("Interventions, 1961-2001", éditions
Agone) en portera le témoignage.
L'apprentissage
Mais l'Algérie, pour Bourdieu,
ce fut aussi l'apprentissage du métier d'ethnologue. Il étudie
le rituel Kabyle, les systèmes de parenté, les structures
idéologiques et sociales de la domination masculine (thème
qu'il reprendra en 1998, dans un de ses tout derniers livres). Ses
"Etudes d'ethnologie kabyle" (rassemblées dans son "Esquisse
d'une théorie de la pratique", en 1972) lui valent la reconnaissance
des plus grands noms de l'anthropologie, et notamment de Claude Lévi-Strauss.
Il les reprendra lorsqu'il présentera, en 1980, dans "le
Sens pratique" (Minuit), les principes théoriques qui sous-tendent
sa démarche. Ce livre forme un diptyque avec son chef d'œuvre,
"la Distinction" paru quelques mois plus tôt (Minuit,
1979), et vite devenu l'un des plus célèbres ouvrages
de sciences sociales du vingtième siècle. Bourdieu s'y
appuie sur une analyse du jugement de goût pour construire une
théorie de la société qui repose sur l'idée
que les individus et les groupes n'existent que dans une relation
"distinctive" avec les autres individus et les autres groupes : comme
les entités linguistiques, les propriétés sociales,
individuelles ou collectives, n'ont pas de sens en tant que telles,
mais seulement dans une structure relationnelle et hiérarchisée,
qui ne cesse de se modifier et de se déplacer (si les contenus
changent, la différence, c'est-à-dire la hiérarchie
et la domination, reste intacte).
Entre temps, il aura publié, avec Jean-Claude
Passeron, deux ouvrages sur le système scolaire, "les Héritiers"
(Minuit, 1964) et "la Reproduction" (Minuit, 1970), qui éclatèrent
comme des bombes dans un paysage intellectuel où dominait l'idéologie
de l'école "démocratique". Ce qui n'empêchera
pas Bourdieu de rédiger, en 1985, le fameux Rapport du Collège
de France sur l'avenir de l'enseignement. Car, évidemment,
pas plus que les analyses de la "Distinction" ne signifient que Bourdieu
n'aimait pas l'art, son regard sur les mécanismes cachés
de l'École n'implique nullement qu'il n'en retenait que la
"face nocturne". Il était bien placé pour savoir quelles
fonctions émancipatrices pouvaient parfois remplir l'École
et la culture, et de quelle promesses d'une mobilité sociale
elles pouvaient être porteuses.
L'art,
la musique, la littérature
Il faut peut-être souligner, ici,
un aspect peu connu : l'intérêt passionné
de Bourdieu, autant personnel que scientifique, pour l'art, la musique
et la littérature. Il a consacré, en 1998 et 1999, deux
années de son Cours du Collège de France à Manet,
pour étudier la "genèse et la structure du champ
artistique", comme il l'avait fait avec Flaubert et le champ littéraire
dans "les Règles de l'art" (Seuil, 1993). Mais il s'intéressait
aussi à l'art d'avant-garde. Après avoir dialogué
avec Hans Haacke dans "Libre-échange" (Seuil/Presses
du réel, 1994), il était en train de préparer,
au moment de sa mort, une intervention dans l'exposition de Daniel
Buren qui se tiendra en mai prochain au Centre Pompidou : il
voulait installer des écrans où il aurait fait défiler
une litanie de propos hostiles à l'art contemporain, en mettant
en parallèle les prises de position des mêmes auteurs
sur d'autres sujets, et notamment contre le Pacs. Il s'agissait de
mettre en évidence la logique du discours réactionnaire.
Il vouait également une véritable
dévotion à la littérature : admirateur
de Francis Ponge, de Claude Simon et de Thomas Bernhard, il suivait
avec ferveur la recherche la plus actuelle et lisait l'autrichienne
Elfriede Jelinek ou les Français Antoine Volodine et Olivier
Cadiot. D'ailleurs, c'est sans doute ce souci de défendre l'invention
et la novation en art ou en littérature qui l'avait conduit
à s'en prendre si brutalement aux médias et au journalisme
dans son petit opuscule "Sur la télévision" (Raisons
d'agir, 1997), qui connut un succès spectaculaire et déchaîna
une interminable tempête dans les journaux.
Là encore, il ne s'agissait pas pour
lui d'être "contre" le journalisme, pas plus qu'il n'est contre
le langage quand il décrit "l'économie des échanges
linguistiques" dans "Ce que parler veut dire" (Fayard,
1982) !. Mais de voir comment les mécanismes de la marchandisation
de la culture, et notamment la logique de l'audimat imposée
par la télévision à l'ensemble de la presse et
de l'industrie culturelle, avaient pu s'étendre jusqu'aux lieux
qui, à ses yeux, auraient pu, ou auraient dû, essayer
de leur résister. Il souhaitait au moins un débat, et
peut-être un sursaut. Il ne reçut que des insultes. Ou
des répliques qu'il jugeait d'une bêtise affligeante.
Mais le livre fit le tour du monde et devint immédiatement
un outil politico-intellectuel, aussi bien aux États-Unis qu'en
Amérique latine. Et c'est encore animé par cette volonté
de défendre la culture universelle contre les forces qui la
menacent, et pour sauver "l'autonomie" de la création artistique,
littéraire et intellectuelle contre la logique commerciale,
qu'il prononça en l'an 2000, devant les grands patrons internationaux
de l'audiovisuel réunis à Paris, son "Adresse aux
maîtres du monde", les interpellant en ces termes : "Savez-vous
bien ce que vous êtes en train de faire ?".
La
fureur d'écrire
Nombre de voix se sont demandé,
depuis quelques jours, ce qui animait Bourdieu. De quelle blessure
lui venait cette énergie, cette passion, cette fureur parfois,
d'écrire et d'agir pour dénoncer les impostures, les
injustices, les oppressions, les racismes en tous genres ? D'où
lui venait cette inébranlable pulsion critique. Il donne la
réponse dans un petit ouvrage autobiographique écrit
peu avant sa mort pour son éditeur allemand : du
sentiment de l'illégitimité sociale (je me souviens
de l'avoir vu littéralement paralysé par le trac, au
moment de prononcer sa leçon inaugurale au Collège de
France, en 1982, devant tous les grands noms de la science et de la
pensée française réunis dans le grand amphithéâtre).
C'est ce sentiment qui s'était mué en révolte.
Il m'a souvent dit à quel point la "honte sociale" lui semblait
analogue au sentiment de décalage qu'éprouvent les homosexuels
à l'intérieur d'un ordre institué qui les exclut.
Dans les deux cas, il est nécessaire de trouver les moyens
de penser le malaise pour être en mesure de le dépasser
(et l'on trouvera ici l'une des raisons de son soutien appuyé
au mouvement gay et lesbien). La honte endurcit les caractères,
et donne envie à la fois de comprendre et de dénoncer.
Et c'est pourquoi l'on pourrait avancer que,
au fond, à travers toute son œuvre, Bourdieu s'est toujours
fait l'ethnologue ou le sociologue de lui-même. Dans ses travaux
sur le Béarn, c'est sa région d'origine qu'il analyse.
C'était, dit-il dans la préface à la réédition
de ces textes, qui paraîtra en mars (Seuil), un « 'Tristes
tropiques' à l'envers » : se penser
soi-même en revenant par l'analyse à la société
la plus proche de soi, et de son propre passé familial, alors
que Lévi-Strauss avait choisi d'aller se chercher lui-même
dans la société la plus lointaine. De la même
manière, ses travaux sur l'école, et sur les inégalités
sociales qu'elle perpétue et "reproduit", pourraient se lire
comme un moyen de comprendre le miracle sociologique que sa trajectoire
sociale a pu représenter.
Qu'est-ce
qu'un individu ?
La question-clé de la sociologie
de Bourdieu serait donc celle-ci : qu'est-ce qu'un individu ?
Et comment peut-il conquérir sa liberté contre les mécanismes
sociaux qui l'ont fabriqué et ne cessent de l'enserrer. On
pourrait alors éclairer de cette lumière ses deux concepts
fondamentaux : la théorie de l'habitus, pour appréhender
comment l'individu a incorporé les déterminismes sociaux
qui guident, comme un système de dispositions acquises, ses
actions, ses choix, ses goûts; et la théorie des
"champs", pour montrer que, dans la mesure où il y a, dans
tous les espaces sociaux, des forces qui s'opposent, des luttes, et
donc du jeu, il existe toujours de la place pour que naisse quelque
chose qui ressemble à ce qu'on appelle d'ordinaire la "liberté".
Cette liberté pour laquelle il n'a cessé de se battre,
jusqu'à son dernier souffle, en voulant incarner, comme il
le dit dans son entretien télévisé avec Günter
Grass, la tradition intellectuelle qui consiste à "ouvrir sa
gueule".
Bourdieu est mort. Personne n'écrira
à sa place les livres qu'il n'aura pas eu le temps de nous
donner. Personne, assurément, ne le remplacera. Mais il aura
marqué d'une empreinte si forte la vie intellectuelle et politique
de notre époque qu'il est bien évident que son œuvre
ne va pas disparaître. Il savait que les chercheurs qui le suivaient,
les syndicalistes et les militants associatifs qu'il côtoyait,
la jeunesse intellectuelle qui se pressait, dans le monde entier,
pour l'acclamer à chacune de ses conférences, allaient
continuer son travail théorique et politique, qu'il n'a d'ailleurs
jamais cessé de considérer comme une "entreprise collective".
Quelques mois avant sa mort, alors qu'il était déjà
immobilisé par la maladie, il me disait, à propos de
tous ceux que ses écrits et ses actions dérangeaient : "Qu'ils
ne se réjouissent pas trop vite ! Je n'ai pas fini de
les faire chier !". Qui peut croire qu'il se trompait ?
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