R . (Rudy) : La collection Liber-Raisons d'Agir
semble se composer de deux sortes de livres : des travaux avant tout
analytiques, et d'autres destinés à proposer des orientations politiques.
Dans ce contexte, il me semble que votre livre se rapproche plus des
Nouveaux chiens de garde que de l'ouvrage de l'ARESER, en tout
cas dans la méthode.
D. (Dominique Marchetti)
: Le livre de l'ARESER a simplement un objet différent. C'est un ouvrage
collectif, contrairement à celui d'Halimi. L'ARESER a pour but de
répondre à certains rapports, et sur des questions qui se posent en
permanence, ce qui n'est pas notre cas. Notre travail est avant tout
analytique, et tandis que Serge Halimi n'utilise que des données publiques,
nous avons fait des recherches, des entretiens. Nous avons interrogé
des journalistes, sans révéler leur nom. On a tenu à préserver leur
anonymat pour les protéger de leurs supérieurs hiérarchiques. Si comme
pour le bouquin de l'ARESER, il a fallu faire des recherches, l'objet
en revanche ne demandait pas que nous proposions pas des solutions,
nous n'allons pas, par exemple, empêcher Alain Touraine de parler.
R. : Vous n'êtes
pas Action directe!?
D. : Si, mais symboliquement.
Mais sans être des terroristes intellectuels ou des intellectuels
terroristes. C'est une plaisanterie!
R. : Comment est
né ce projet? Vous êtes-vous connus dans le cadre de l'association
ou êtes-vous des amis de longue date?
C. (Christophe Gaubert)
& D.: Au départ, nous sommes devenus amis en thèse et nous suivions
les mêmes séminaires. Nous partagions certaines affinités théoriques.
Nous manifestions ensemble en décembre 95. Nous avions un pied dans
la manifestation, un pied au dehors. Nous regardions ce qui se passait,
nous avons vu passer une première pétition : la pétition Pour
une Réforme de fond de la sécurité sociale. Nous nous sommes
aussitôt demandés : mais qui sont ces individus qui se posent comme
des experts? Et donc on a continué à manifester et on a commencé une
enquête. Nous avons commencé à recueillir des données sur les propriétés
scolaires de ces gens : on a ouvert une série de chantiers sur les
revues, la manière dont ça a été couvert par la presse, chacun selon
sa spécialité. Mais, initialement nous n'avions pas le projet d'écrire
un livre dans une collection, qui , d'ailleurs, n'existait pas. La
collection Liber, comme l'association Raisons d'Agir
n'existait pas encore, puisqu'elles sont nées en même temps, dans
le sillage de décembre. . En tout cas, ce livre et cette association
sont nés du mouvement de décembre. Un regroupement de sociologues
se constituait autour de Bourdieu. On a remarqué qu'il y avait deux
groupes qui émergeaient. On les connaissait puisque dans l'un il y
avait nos directeurs de thèse, etc.
R. : Et comment
s'est réparti le travail de rédaction? Manifestement vous avez volontairement
donné à votre livre un caractère collectif. Vous êtes-vous réparti
le travail par chapitre?
G. (Gildas) : Ou par domaine, par spécialité?
C. : Oui, c'était un travail
volontairement collectif. La recherche s'est faite en partie selon
les spécialités et les intérêts. Car cette enquête ne portait pas
seulement sur la constitution des listes des deux pétitions, mais
aussi sur la presse, les interventions des intellectuels à la télévision
et dans les journaux, et aussi sur les revues intellectuelles. Ce
travail sur l'espace des revues n'a pas porté seulement sur celles
qui prenaient ouvertement position, la plus grande partie de ce travail
n'a pas été utilisée, ou de façon très allusive (on ébauche seulement
les débats à Esprit sur la "fin du travail").
R. : Concrètement,
comment s'est passée la répartition du travail?
D. : Il n'y avait absolument
pas de projet de livre. Nous nous sommes spontanément constitués en
binômes ou en groupes de trois selon nos spécialités. Julien Duval
et moi, nous travaillions sur le journalisme depuis longtemps ; Frédéric
s'occupait de la mobilisation.
C. : Nous avons commencé à rédiger ce texte en avril et mai 1996.
Il y avait 200 ou 300 pages d'entretiens, de statistiques, de comptages
de presse, d'analyses de correspondances, enfin tout l'arsenal sociologique.
R. : Ce qui supporte
votre démonstration?
C. : Tout à fait. On a
rédigé en partie séparément, mais on a fait la réécriture en commun.
D. : Il y avait plusieurs jets. Nous avons été relus par des membres
de Raisons d'Agir. Nous avons fait une relecture paragraphe
par paragraphe, ligne à ligne, c'était véritablement un produit collectif.
Il n'y a pas eu une phrase d'un des auteurs, tout le monde a "rewrité"
tout le monde.
C. : Ça nous faisait plaisir de faire un travail collectif. Décembre
en fut l'occasion. Cet idéal de la recherche collective a été favorisée
par l'impulsion politique.
R. : Vous avez
voulu sortir du cadre de l'Université?
D. : Oui, c'est ce qui
fait la force de ce travail, parce que, hormis un livre comme La
misère du monde, il y a assez peu d'ouvrages collectifs. C'est
le contraire d'un travail de journaliste, contrairement à ce qu'on
a pu affirmer. C'est un produit très contrôlé, il y a beaucoup de
matériau derrière, qui n'a pas été publié, à cause du format notamment.
On compte prolonger ce travail par des articles sur les revues, ou
sur les biographies d'intellectuels.
C. : Une fois finies nos thèses...
G. : Vous vous
attachez à montrer d'où ça parle, en démasquant les réseaux, en construisant
le champ avant d'analyser le contenu des interventions elles-mêmes.
D. : On a essayé de transformer
notre pulsion politique en pulsion scientifique, en décrivant objectivement
les positions et les prises de position. Nous avons voulu réintroduire
l'histoire du champ intellectuel depuis 68.
G. : La filiation
avec la deuxième gauche?
D. : Oui, mais voilà qui
mériterait un plus ample travail.
G. : Vous vous
attaquez aux "compétences" des demi-savants.
D. : C'est vrai que nous
trouvions que certains "intellectuels" occupaient trop les
media, sans correspondre à la définition, disons classique. Un intellectuel,
selon moi, doit parler avec des connaissances acquises, en ayant produit
tout un travail préalable. Mais il y a d'autres définitions.
G. : Vous ne contestez
tout de même pas le droit de prendre une position dans l'ignorance?
D. : Non.
C. : Un des projets, ce serait de compliquer la représentation du
champ intellectuel. Homo academicus décrit bien deux pôles
intellectuels : d'un côté, les mondains, de l'autre, les savants.
Mais le pôle mondain, on peut le compliquer, tant dans les trajectoires
que dans la manière d'aborder le politique, l'intellectuel. On fait
la différence entre Rosanvallon et Touraine.
G. : Vous parlez
tout de même surtout d'universitaires ou de péri-universitaires. Pourtant,
il y a des gens qui étaient engagés dans le mouvement social, qui
étaient bien moins savants. Les gauchistes de Charlie Hebdo,
par exemple.
C. : Dans ce livre, nous
voulions simplement dégager l'opposition entre deux pôles d'intellectuels,
ainsi que la représentation qu'en donnait la presse. La presse a contribué
à la formation de ces deux pôles. Certes, elle est en partie vraie
si on considère les propriétés, les réseaux, etc.
R. : Ce traitement par la presse a contribué à la formation de deux
groupes réellement distincts.
G. : Une cristallisation
en somme, comme vous le dîtes dans le livre.
C. : Pour nous Décembre
a constitué une étude de cas.
G. : Et des gens
qui écrivent et tirent leurs revenus de leurs articles, bien qu'ils
soient moins savants, les considérez-vous comme des intellectuels?
C. : Les journalistes?
G. : La définition
d'un intellectuel se mesure-t-elle à sa compétence? Ou est-ce en rapport
avec sa place dans la division du travail?
D. : Justement, c'est
un objet de recherche que de définir ce qu'est un intellectuel. Quand
on dit structure du champ intellectuel dans ce livre-là, il s'agit
du champ savant. Mais on parle tout de même d'Alain Minc!
C. : Et on montre que dans la pétition Réforme, il y a moins
d'universitaires que dans l'autre.
R. : Mais les
dossiers de Charlie Hebdo abordent parfois des problèmes de
fond.
C. : Charlie Hebdo
a dû prendre de l'ampleur depuis décembre 1995, et si nous devions
refaire ce travail, nous lui accorderions plus de place. Le champ
journalistique s'est transformé : par exemple, dans le Nouvel Observateur
de cette semaine, un encadré s'en inspire, dans les formes d'écriture
du moins.
D. : On remarque une tendance actuelle de la presse à critiquer les
intellectuels les plus médiatiques, tels BHL, Ferry & Comte-Sponville.
Ce sont maintenant les vraies têtes de turc de Charlie Hebdo.
Mais nous ne retirons pas aux journalistes le droit de se définir
comme intellectuels. Cela mériterait une autre enquête.
R. : Mais n'est-il
pas artificiel d'abstraire de l'action militante un champ intellectuel
autonome? Vous vous centrez sur deux pétitions en éludant les prises
de position dans d'autres journaux que la grande presse, qui ont pourtant
pu avoir une influence sur le lecteur moyen.
D. : On n'extrait pas
un champ intellectuel autonome. On essaie de montrer d'abord les relations
entre le champ intellectuel et le champ de la presse, et comment le
champ journalistique impose une certaine manière d'être un intellectuel,
pèse sur le champ intellectuel au sens de champ autonome, de champ
savant, mais dans ses relations avec le champ politique : nous nous
intéressons par exemple au cas de Rosanvallon. Il ne s'agit pas d'une
entité isolée, on montre les relations entre des univers très différents.
Nous nous intéressons donc à des personnes qui se trouvent aux intersections,
comme Rosanvallon ou des intellectuels médiatiques. Le champ, ce n'est
pas quelque chose qui existe, c'est une manière de voir, un outil
théorique pour l'analyse.
R. : Il semble
tout de même que vous vous intéressiez plus aux analyses d'une presse
comme le Figaro, Le Monde, le Nouvel Observateur
qu'à des journaux plus populaires comme Le Canard Enchaîné
ou Charlie Hebdo. G. : Et à plus forte raison Le Parisien.
R. : Bref, qu'à une presse populaire qui a dû contribué elle aussi
à la formation d'une opinion commune.
D. : On a simplement comptabilisé
les interventions des intellectuels dans les media, or ils interviennent
avant tout dans les media dominants, dans la presse dite sérieuse.
Dans Charlie Hebdo, il n'y a pas de page "Horizons"
ou "Rebonds". Nous n'analysons pas tout le mouvement social.
G. : Mais seulement
la partie dominante?
D.
: Oui, la partie qui compte, notamment dans sa relation avec les politiques.
R. : Vous ne parlez
pourtant pas beaucoup du Monde Diplomatique, où il y a eu des
prises de position relativement nombreuses.
D. : Oui, mais après décembre.
C. : Nous nous sommes intéressés avant tout à décembre.
R. : Comme événement?
Vous ne vous intéressez pas à la réinterprétation qu'on en a ensuite
donnée?
C. : En effet : très concrètement
cette enquête s'est uniquement intéressée à décembre et pas à la vision
qu'on en a eue après.
D. : Aujourd'hui, ça a changé! Par exemple, Charlie Hebdo tend
à se rapprocher du Canard Enchaîné, tout en restant différent.
Non seulement, c'est devenu un succès commercial, c'est aussi de plus
en plus cité par des intellectuels. Charlie Hebdo fait des
dossiers, des pastiches du Monde, ce qui était impensable auparavant.
Ce journal occupe une position plus importante dans le champ journalistique
: il est de plus en plus cité dans les revues de presse. Dans les
revues de presse d'il y a trois ans, CharlieHebdo n'était jamais
cité.
G. : On a l'impression
qu'en vous polarisant sur le pôle dominant, savant comme vous dîtes,
vous vous attachez à réfuter des demi-savants qui prétendent parler
au nom de la science.
D. : Oui, Alain Touraine
par exemple. A partir de quoi parle-t-il quand il s'exprime "à
chaud"? Il lit les journaux, il regarde la télévision, et pourtant
sous son nom est inscrit, en incruste : "sociologue". Mais
apporte-t-il quelque chose de plus? Il ne s'agit pas d'une analyse
scientifique. C'est le titre même de sociologue qui se joue, et les
étudiants eux-mêmes peuvent être troublés par cette confusion. C'est
à peu près comme si un charlatan passait à la télé et qu'on le gratifiait
du titre de médecin. C'est une usurpation de titre, qu'il soit sociologue
autoproclamé ou consacré tel par les journalistes. Une discipline
a des règles, elle a un capital scientifique qu'il s'agit de ne pas
dilapider. Et toutes les disciplines sont concernées, l'économie j'en
suis sûr. Je parle maintenant d'Alain Touraine, mais il faut faire
des distinctions : tous ceux qui ont signé la liste Esprit
ne sont pas des intellectuels médiatiques, certains sont restés invisibles,
par exemple Rosanvallon. On ne peut pas les mettre sur le même plan!
Dans la liste Grève de même, il y a des signataires plus militants
et d'autres plus scientifiques. Nous ne voulons pas tomber toujours
dans les mêmes oppositions sommaires.
R. : En parlant
d'oppositions, est-ce que vous ne passez pas sous silence les dissensions
à l'intérieur du groupe de soutien aux grévistes, notamment concernant
la Gauche socialiste? A la fin du chapitre 1, vous montrez que tout
le monde s'entend. Puis, quelques pages plus loin, vous mentionnez
deux autres pétitions, la pétition du PCF (Mills) et la pétition de
la Gauche socialiste.
C : C'est une difficulté
: d'un côté on ne voulait pas reprendre l'opposition donnée par la
presse, mais en même temps on ne pouvait pas tout traiter, et puis
ce qu'on voulait décrire c'est comment les deux pétitions se sont
imposées à la presse. De la même façon on n'a pas traité ceux qui
n'ont pas signé.
D. : Oui, on voulait montrer la sélection opérée par les journalistes.
G. : N'est-ce
pas sanctionner, ratifier la vision des journalistes, puisque c'était
votre principal matériau?
D : Bon, on ne pouvait
pas s'occuper de tout, et on avait d'autres données, notamment sur
les économistes critiques, qu'on n'a pas publiées ici. Frédéric Lebaron
a fait sa thèse sur eux. Ce n'est pas ratifier le travail des media,
puisqu'on explique la sélection. On montre que c'est le produit de
la construction journalistique.
G. : Vous n'avez
donc pas l'impression de masquer les dissensions à l'intérieur des
intellectuels de la pétition Grève ? La Gauche socialiste
est arrivée avec une pétition toute prête, avec des signatures d'hommes
politiques, on sent une réticence des intellectuels à faire cause
commune avec eux.
D. : En tout cas avec
ceux-là. On ne peut pas trop en parler, mais il y a eu toutes les
tentatives d'entrisme et de noyautage.
C. : On donne une idée des tensions à l'intérieur de chaque pétition,
et puis on donne des lunettes, pour être prévenu pour les prochaines
pétitions. On a voulu donner un modèle pour toute pétition. On ne
fait que suggérer les tensions. La Gauche socialiste est
passée à la trappe.
R. : Vous parlez
à partir du résultat, au lieu de partir de la production, donc?
D. : Il ne faudrait pas
surestimer la Gauche socialiste. C'est deux personnes. Je
ne veux pas dire que la Gauche socialiste c'est deux personnes
qui se réunissent dans une cabine téléphonique, mais ils n'ont pas
tant compté que ça, et dès qu'ils ont vu qu'ils étaient indésirables,
ils ont essayé de faire quelque chose de leur côté. C'est une pétition
qui se voulait spécialement intellectuelle.
R. : Vous citez
une guattariste qui dit à un moment "Ne reproduisons pas les
mécanismes de domination à l'oeuvre dans l'université" (Anne
Querrien). C'est une vraie question : n'y a-t-il pas une contradiction
entre deux principes, entre le principe de la majorité absolue et
le principe médiatique, c'est-à-dire la référence à Bourdieu?
C. : Oui, mais pas entre
ces deux principes, selon moi. Une pétition, c'est du capital symbolique.
Ca marche quand il y a accumulation de capital symbolique. Il y a
la tension entre la logique du nombre et celle du nom. On voit que
chacune s'empresse de dire qu'il y a de nouvelles signatures, la liste
Grève dit avoir 2000 signatures - nous on ne les a pas vues -
et Esprit s'empresse également de publier une deuxième liste.
Et troisièmememt il faut une logique de la représentativité. Dans
la pétition Grève, ils envoient une liste de 17 noms au Monde,
qui doit représenter les tendances. Chez Esprit, ils précisent
"expert", "responsable d'association", ou intellectuel.
On pourrait interpréter toutes les pétitions du siècle comme ça. Relisons
- et même refaisons - le livre de Sirinelli sur les pétitions ; la
forme d'intervention des intellectuels en politique, c'est la pétition.
Ca s'oppose aux articles en première personne, publiés dans les pages
"Horizon", et aux intellectuels de parti.
R. : Mais ne prenez-vous
pas position en utilisant la notion de capital symbolique?
C. : On essaie de décrire.
De l'autre côté, c'est pareil. C'est pas Mongin et Roman qui suffisent
à faire une pétition. A partir du moment où ils apportent leur texte
à la Fondation Saint-Simon, ils ne le contrôlent plus. Ils
en sont dépossédés. Il faut garder à l'esprit que les intellectuels
ont toujours peur de se faire récupérer ou instrumentaliser. Il y
a une différence entre les passeurs, les plus politiques, et ceux
qui ont accumulé du capital symbolique, et ne veulent pas le perdre.
G. : Les sociologues
sont dans une position particulière : ils prétendent avoir le monopole
de la lucidité sur le monde social. Et l'Etat ne les consulte pas,
il demande des rapports à des bureaucrates et des technocrates. Est-ce
que ce n'est pas une disposition qui les porte à intervenir?
C. : Là on retrouve les
définitions que Charle a utilisé pour les intellectuels au début du
XX e siècle : l'opposition entre des intellectuels proches du pouvoir
politique, les intellectuels médiatiques, et les intellectuels critiques,
et partant plus distants. Leur idéal n'est pas d'être contactés par
les ministères. C'est la différence entre eux et les intellectuels
de commission : Rosanvallon dit que les intellectuels critiques, c'est
fini, et lui se définit comme un "intellectuel de proposition".
Cette définition, c'est le contraire de celle de Bourdieu.
D. : Il ne s'agit surtout pas de se substituer aux politiques, ils
n'ont même pas envie, à la limite d'indiquer des directions.
G. : Les intellectuels
sont critiques, c'est d'accord, mais quand il y a un mouvement social,
est-ce que ce n'est pas une occasion rêvée pour eux de se manifester?
C. : Non, il y a des crises
qui sont antérieures aux prises de position des intellectuels. A la
fois, c'est un groupe atomisé, qui a de la peine à se mobiliser en
décembre. Mais en même temps, ils étaient déjà mobilisés pendant les
grèves étudiantes de novembre, avec l'ARESER. Ils réagissent, c'est
sûr, c'est pas eux qui créent le mouvement. Mais c'est ce qui définit
l'intellectuel, la prise de position publique, qu'ils sortent de la
tour d'ivoire.
G. : Et il y a
des liens à établir entre les intellectuels critiques, et les forces
critiques, la rue?
D. : Il y a eu les Etats
Généraux du mouvement social, qui continuent le mouvement de
décembre. Il y a eu des liens entre les intellectuels et les militants.
Les intellectuels dont je parle, et notamment Bourdieu, défendent
une forme d'intervention spécifique aux intellectuels, qui ne soit
pas un engagement d'intellectuel de parti, de compagnon de route.
R. : Et vous ne
comptez pas faire en sorte que des militants puissent prendre la parole,
dans le cadre des éditions Raisons d'Agir?
D. : C'est possible. Il
y a déjà des syndicalistes qui participent au groupe de réflexion
de l'association Raisons d'Agir sur le travail.
C. : Halimi n'est pas un chercheur. Il n'y a pas que des universitaires.
Mais nous ne voulons pas pour autant avoir une fonction de porte-paroles.
G. : On ne comprend
pas : les intellectuels parlent au nom d'un capital scientifique accumulé
dans leur champ et en même temps au nom de valeurs universelles, de
principes de droit, que n'importe quel travailleur, n'importe quel
citoyen peut affirmer. Est-ce qu'on a besoin d'être un savant, de
son autorité pour ça?
C. : C'est donner des
armes à ceux qui nous lisent, pour qu'ils ne se laissent pas déposséder
de leur parole. Ils répondent à une autre pétition, de gens qui ont
défendu Juppé, Notat, etc.
R. : Les militants
ne seraient-ils pas autant instrumentalisés par les intellectuels
que vice-versa?
C. : Dans ce cas, le mot
instrumentaliser ne veut plus dire grand chose.
R. : Dans la mesure
où vous parlez tout de même, au nom, ou dans le prolongement d'un
mouvement qui a des racines militantes.
C. : On ne parle pas au
nom d'un mouvement. Comme intellectuels, ou comme apprentis intellectuels,
on participait au mouvement. En fait, on est des militants intellectuels,
ou des intellectuels militants.
D. : Il ne faudrait pas croire la une de l'Evénement du Jeudi
: "Ceux qui vous piquent la parole". Notre but n'est pas
de parler au nom du mouvement, à la place du mouvement. Jamais Bourdieu
ne prétend être le mouvement social à lui tout seul. Au contraire,
c'est profiter du capital symbolique des intellectuels, pour relayer
des choses qui peuvent être dites mais pas entendues. Nous ne voulons
pas intervenir n'importe où, n'importe comment, sur des questions
sur lesquelles nous n'est pas compétent. Nous ne sommes pas des mandatés
du mouvement social, et nous le montrons bien dans notre livre. Nous
tentons de faire des analyses.
G. : Est-ce que
vous réussissez à distinguer la prise de position au nom d'un savoir,
et celle au nom de valeurs? Quand vous décrivez ce qui se passe à
Esprit, on ne sait pas s'ils interviennent au nom du catholicisme
social et tout ce que ça porte, ou si c'est à cause de leur position
de porte-à-faux entre la Fondation Saint-Simon et les media?
Vous hiérarchisez les facteurs d'intervention?
C. : Je ne sais pas si
je peux répondre. Ça demanderait une enquête sur Esprit. On
ne sait pas ce qu'est son public actuel. On voit qu'il y a des médecins,
des gens qui sont dans le travail social. Il y a des enquêtes dans
les années 60, et là les liens avec le catholicisme sont explicites.
C'est des bonnes soeurs et des curés qui étaient abandonnés. On parle
du thème de l'oecuménisme, et c'est associé à une position intermédiaire.
Il y a une adaptation entre la position dans le champ et la position
théorique. Il faudrait voir la part de la religion dans la socialisation,
les trajectoires des individus qui écrivent .
D. : Quant à notre propre position, nous pouvons dire que les valeurs
prolongent les enquêtes.
R. : Vous êtes
donc plutôt des intellectuels militants que des militants intellectuels
?
C. : Oui.
D. : Oui. Voilà. On n'est pas des intellectuels qui militent dans
des partis, du genre Bergounioux, historien et secrétaire national
du P.S. C'est pour ça qu'il vaut mieux dire militant scientifique
; nous sommes des militants de l'intellectuel.
C. : On espère que ce livre va contribuer à renforcer une certaine
définition de l'intellectuel. Voilà ce que nous revendiquons.
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