Frédéric | ||||||||
Lebaron | ||||||||
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| Laurent Mauduit | |||||||
Le Monde ,26 mai 2000. | ||||||||
rédéric Lebaron, un disciple de Pierre Bourdieu, réunit toute la communauté des économistes dans un opprobre général : ainsi le sociologue devient aussi totalitaire que le discours libéral dominant qu'il dénonce. C'est sans doute la revanche des « anti » : si la mondialisation s'accélère, sous les effets de la « nouvelle économie », si la France, elle-même,se convertit progressivement aux charmes des stock-options ou des fonds de pension, le débat économique est d'abord nourri, en même temps que l'actualité éditoriale, par ceux que ce basculement inquiète. D'un ouvrage à l'autre, pourtant, la protestation varie. Si Philippe Labarde et Bernard Maris s'appliquent, dans « La Bourse ou la vie », à démonter les mécanismes inquiétants de ce nouveau capitalisme, Pierre Bourdieu, qui se présente comme le porte-drapeau de la « gauche de la gauche », continue, lui, dans ses « Structures sociales de l'économie »,à peaufiner la thèse qu'on lui connaît ; il souligne qu'il faut s'abstraire du champ de l'économie et se plonger dans l'analyse des faits sociaux pour cerner les mutations à l'oeuvre. Frédéric Lebaron, un autre universitaire de la même école, radicalise le propos dans un essai qui se donne pour tâche de pourchasser « La Croyance économique ». Des raisons d'être en colère contre les économistes, il y en a de tellement nombreuses, par les temps qui courent, que l'invitation de Frédéric Lebaron, dans son essai sur La Croyance économique, à pénétrer dans ces cénacles d'experts, pour en mesurer la médiocrité ou l'arrogance, apparaît de prime abord plaisante. Qui n'a en effet été indigné, parfois, par la prétention de certains de ces spécialistes à appeler la science à la rescousse pour présenter comme indiscutables, à grands renforts d'équations économétriques complexes, des démonstrations qui au contraire mériteraient précisément d'être fortement discutées ? Le discours économique fonctionne si souvent de manière terroriste séparant ceux qui « savent » de ceux qui « ignorent », ceux qui font partie du « cercle de la raison » de ceux, les profanes, les ignorants ou les irresponsables, qui n'ont pas su y accéder qu'on adhère spontanément aux interrogations de l'auteur : mais qui sont-ils donc ces économistes, qui s'interrogent rarement sur la validité scientifique de leur propos, mais s'érigent avec une insupportable prétention en juges suprêmes d'innombrables décisions qui façonnent la vie publique ? On y adhère d'autant plus volontiers, au moins dans un premier temps, que Lebaron remarque, non sans raison, que le débat, en économie, est largement factice, car il se rétracte de plus en plus en une sorte de pensée unique on serait presque tenté de dire une pensée totalitaire qui présente comme inéluctables des évolutions sociales et politiques qui, en réalité, ne le sont pas. On devine l'allusion : imposée par la mondialisation et véhiculée par de grands organismes internationaux comme le FMI, l'OCDE ou les banques centrales, une culture économique dominante s'impose qui, se drapant toujours dans la science, n'est en fait qu'une justification de la toute-puissance des marchés. « Dans ce processus, écrit l'auteur, la référence omniprésente à la science économique, supposée plus neutre que toute sensibilité politique, suspecte d'électoralisme, participe d'un »consensus« économique mondial. » En quelque sorte, le monde change, terriblement vite, et l'économie en est ébranlée car c'est sur son « autorité pure » que l'on s'appuie fréquemment « pour imposer un projet de domination modernisé ». Seulement voilà ! Il ne faut pas se méprendre sur la thèse de Lebaron. Son souci n'est en vérité pas tellement de comprendre en quoi le monde change et en quoi, par conséquent, certains économistes peuvent se prêter à une entreprise de justification pseudoscientifique. Non, c'est avec l'économie elle-même, et tous ceux qui s'en approchent économistes, enseignants, journalistes, responsables administratifs ou politiques que l'auteur veut régler des comptes. Et plus que de la colère, c'est du mépris qu'il exprime un mépris absolument sans nuance : « Même si les producteurs de croyance économique sont séparés par ce que l'on réduit parfois à des »idéologies« opposées (néolibéralisme, keynésianisme, socialisme, marxisme, etc.), ils participent tous à un même univers et tentent d'y imposer leurs propres croyances économiques : pris dans une lutte pour l'imposition de croyances économiques particulières, ils contribuent tous inconsciemment à faire reconnaître la légitimité de la croyance économique », écrit-il. D'un seul coup, on se prend donc à penser que si la doctrine économique dominante présente des aspects totalitaires, la critique qu'elle inspire à Lebaron l'est tout autant. Là ou d'autres chercheraient à comprendre par quels processus complexes le courant de pensée libéral s'est imposé en cette fin de siècle, reléguant au second plan le keynésianisme et plus encore le marxisme, l'auteur répond avec suffisance : vétille que tout cela ! Si les économistes sont innombrables, s'ils s'opposent en de nombreux points, ils participent tous à un « travail multiforme » qui « peut être analysé comme une entreprise collective menée par des agents situés dans des champs différents, à la fois concurrents et coordonnés, voire intégrés ». Et dans cette thèse, dans laquelle on reconnaît évidemment la patte intellectuelle de Pierre Bourdieu, il y a quelque chose de terrible. D'un trait de plume, définitif, des décennies de confrontations intellectuelles sont rayées. Qu'importent Smith, Marx, Keynes, Friedmann et tant d'autres ! Le lecteur est convié à comprendre que l'important est ailleurs : c'est que le « champ des économistes » se rapproche « du champ religieux dans des sociétés moins différenciées » : « instance de production et de reproduction des croyances collectives, il est placé hors du monde par une opération de magie sociale, mais celle-ci doit une grande partie de sa force à la croyance »moderne« en la science, et plus particulièrement à la croyance mathématique ». Plutôt que de comprendre pourquoi la domination des marchés financiers a fait son office, assurant la suprématie de la doctrine économique libérale, et induisant un effet de censure sur les autres courants de pensée comme l'a par exemple montré Jean-Paul Fitoussi dans son Débat interdit (Arléa, 1995, et Points/Seuil), Lebaron réunit toute la communauté des économistes dans un opprobre général : peu ou prou, consciemment ou non, ils participent tous à une gigantesque opération de mystification. Tous ne sont pas coupables au même degré, mais tous sont condamnables, puisque tous participent au même système et le « reproduisent », même s'ils le critiquent, puisque, ce faisant, ils contribuent à le légitimer. De prime abord, on pourrait, certes, ne pas attacher trop d'importance à cette outrance et n'y voir qu'une querelle de chapelle universitaire, puisque l'auteur, s'il dénie toute pertinence aux autres disciplines, chante les louanges de la sienne, la parant de toutes les vertus : « Si l'économie libérale tire (...) une partie de sa force de l'usage des mathématiques, ce n'est pas en récusant cet usage qu'elle peut être discutée, mais uniquement du point de vue de la raison scientifique, par la pertinence empirique et la rigueur logique d'une »théorie économique sociologique«, qui place les croyances et les caractéristiques des agents sociaux au coeur de la vie économique », dit-il. Mais dans cette profession de foi, il y a beaucoup plus qu'une sorte de patriotisme candide en faveur d'une discipline de recherche. Il y a aussi, en creux, un procès implicite. Même si la formule n'est jamais employée, les économistes tous autant qu'ils sont, par-delà leurs différences ou leurs oppositions sont accusés, comme l'ont été en une autre occasion les journalistes, d'être de « nouveaux chiens de garde ». Dans le climat actuel de contestation de l'orthodoxie économique, dont le sommet de Seattle ou le Forum de Davos ont fait les frais, on imagine bien l'écho que pourra rencontrer ce réquisitoire. Puisque la mode est aux pamphlets antimondialisation, celui-ci pourra peut-être être perçu, par certains, comme une nouvelle critique, plus systématique et plus virulente que d'autres. On peine, pourtant, à lire l'essai de la sorte. Alors que précisément Seattle ou Davos ont écorné la légitimité des politiques économiques orthodoxes et ont ébréché le consensus libéral ambiant, l'essai de Lebaron clôt le débat au lieu de le nourrir. On espérait une étude radicale ; on débouche sur un jugement péremptoire : détournez-vous de l'économie politique, il n'y a rien à en apprendre... | ||||||||