Sociologie | ||||||||
Frédéric Lebaron | ||||||||
| LES RESSORTS SECRETS DE LA PENSÉE TIETMAYER. | |||||||
Entretien réalisé par Jean-Paul Monferran, 11 Mai 2000, L'Humanité. | ||||||||
Pour l'auteur de la Croyance économique, avec « la contre-révolution conservatrice », la discipline économique « a acquis le statut d'une religion » dont les clercs occupent une place centrale dans les processus de légitimation politique.
omment en êtes-vous venu à vous intéresser à ce groupe a priori si singulier que sont les « économistes » ? Il importe de comprendre l'univers des économistes si l'on veut appréhender toutes sortes d'évolutions politiques, et il ne faut donc pas dissocier la théorie économique des transformations réelles intervenues dans l'univers des entreprises, dans la politique étatique, dans l'évolution des partis, etc. Paradoxalement, j'ai eu le sentiment, dès les années quatre-vingt, que toutes ces mises en relations ne s'effectuaient pas, alors que chacun pouvait observer le rôle social croissant des économistes et la transformation de la discipline économique elle-même. Celle-ci relève en fait d'un processus de longue durée, accéléré après 1945 avec la montée en puissance de l'information et de la culture économiques présentées comme « ciments du lien social », comme facteurs de « l'amélioration de la productivité » et de la « pacification » des relations sociales. Au fond, la discipline économique s'est imposée progressivement comme la discipline dominante, singulièrement au détriment du droit, jusque-là discipline de formation des « élites » technocratiques... Quels éléments de la relation « entre science et politique » pour reprendre le sous-titre de votre ouvrage rattachez-vous cette évolution ? Avec la contre-révolution conservatrice, la discipline s'est déplacée vers la finance, en tout cas vers une économie beaucoup moins centrée sur l'action publique, et beaucoup plus vers des actions microéconomiques liées à une gestion fine des marchés financiers. Il s'agit là d'un processus social : ainsi, les trajectoires sociales des économistes « dominants » se sont profondément modifiées. Si l'on considère les parcours de la plupart des prix Nobel américains, par exemple, on observe la promotion d'économistes issus des classes moyennes traditionnelles, valorisant la libre entreprise, et éprouvant parfois c'est particulièrement explicite pour Friedman un fort ressentiment à l'égard de ce qui s'était passé sur les campus autour de 1968. Ces « révolutionnaires conservateurs » ont contribué à bâtir une nouvelle croyance économique que l'on résume sous le vocable de « libéralisme » et qui imprègne les esprits de multiples façons dans un espace social devenu mondial : du théoricien le plus abstrait jusqu'au commerçant qui va reprendre à son compte le terme de « flexibilité »... Tout votre travail s'apparente à une sorte de déconstruction de l'image d'une « science économique » se présentant elle-même comme un « univers stable », alors qu'elle serait caractérisée, je vous cite, « par la pluralité et l'incertitude »... La science économique est en effet beaucoup moins autonome qu'elle ne le proclame, et beaucoup plus différenciée qu'on ne le croit. Elle constitue un univers qui va réfracter des forces qui lui sont extérieures et accompagner un basculement plus général de l'économie des pouvoirs. Il est d'ailleurs frappant de constater à quel point l'évolution interne de la discipline ressemble aux évolutions intervenant dans le champ économique, notamment la relation entre les autorités publiques et les formes de pouvoir non étatiques, en particulier financières. Les économistes ont une responsabilité dans cette construction d'une science prétendument autonome et unifiée, mais sans doute assez secondaire par rapport au discours « demi savant » comme dirait Pierre Bourdieu des essayistes qui, dans les années quatre-vingt en France, ont fait de l'économie la référence ultime des choix politiques. On se souvient de Vive la crise ! : derrière cette émission, il y avait toute une série d'agents dont la légitimité dépend de la propension à s'autoriser d'une science économique établie qui, en fait, n'existe pas. On peut aussi évoquer à ce propos M. Tietmayer (1) : « La réalité est comme ça ! », ou son fameux : « Il n'y a pas d'alternative ! »... Cette expression, qui revient sans cesse, est fondamentalement politique, mais elle trouve une ressource considérable dans la référence à une « science ». Vous vous êtes particulièrement attaché à la formation des économistes, aux modifications intervenues dans leur cursus, à leur histoire sociale, si j'ose dire, à commencer par celle des économistes américains. Pourquoi ce choix ? Parmi les économistes académiques américains, il se développe un parcours type qui débute par la publication d'ouvrages théoriques et par la construction d'une légitimité savante, et qui se poursuit du côté du pouvoir politique et économique, parfois à des niveaux très élevés : FMI, Banque mondiale, gouvernement fédéral. Ils tendent alors à réduire l'économie à une sorte de rhétorique de combat, dans laquelle l'unité de la « science » est mise en avant, y compris comme technique de disqualification des opposants, moyennant l'usage fréquent de cette « arme fatale » : « Ils n'y connaissent rien », « ils ne comprennent pas la théorie du commerce international », etc. Le recours massif à cette « méthode » est encore un indice de la faible autonomie de cette discipline... Vous parlez de « croyance », de « gourous », de « nouveaux prêtres »... Sur quoi vous fondez-vous pour parler de l'économie comme d'une nouvelle religion ? La place de la science dans les modes de légitimation politique n'a pas cessé de croître historiquement, et, dans ce processus, l'économie a acquis le statut de science royale, celle qui, par définition, va permettre d'établir, de maintenir ou de reconstituer cette légitimité. Les croyances de nature religieuse ayant décliné leur efficacité sociale et politique ayant en tout cas fortement décru la relève a été prise par la discipline économique qui s'est d'ailleurs constituée très tôt en relation avec les pouvoirs étatiques. Sans remonter à Ricardo à la fois boursier, spéculateur et théoricien ce type de parcours double est en quelque sorte constitutif de la discipline : celle-ci s'est récemment professionnalisée; avec des cursus très techniques, des mécanismes de distribution des titres, l'enjeu même de l'accréditation comme « économiste », qui est très important... Banalement, dans les soirées électorales en France, on entend des gens dire : « En tant qu'économiste »... Même s'ils n'ont aucun titre universitaire à faire valoir, à l'exemple de Paul-Loup Sullitzer. Ce qui est ici en jeu, c'est la construction d'une certaine figure de l'« expert » : pas l'expert en général, mais l'expert économique qui peut utiliser des arguments de sens commun, mais reformulés sous une apparence de scientificité. Avec le flou et l'aura que cela comporte, mais toujours de manière à disqualifier les plus démunis : ce qui peut se traduire d'ailleurs aussi par l'usage de la forme négative : « Je ne suis pas économiste, mais »... Le paysage y compris éditorial n'est-il pourtant pas en train de se modifier ? J'ai en vue le succès récent de trois ouvrages aussi différents que ceux de Viviane Forrester, José Bové, Philippe Labarde et Bernard Maris... Conjoncturellement, il y a bien un effet de décembre 1995, un moment où, justement, l'imposition d'une prétendue « croyance internationale » a été ébranlée par un mouvement dont a participé l'intervention d'intellectuels, puis l'essor d'une initiative comme ATTAC qui se situe à mi-chemin entre le travail intellectuel et l'intervention militante. Jusqu'à Seattle. Ce qui intéressant, en effet, c'est que cette contestation fait place à des ouvrages ceux que vous avez évoqués, et d'autres qui sont comme les antithèses des succès de librairie des années quatre-vingt, ceux d'essayistes comme de François de Closets ou Alain Minc, qui avaient contribué à limiter l'espace des possibles qui est aujourd'hui en train de se rouvrir... Ce discours critique a aussi pour effet de remettre en cause les routines d'un univers où certains sont allés très loin dans l'instrumentalisation de la discipline en en faisant une sorte de technologie chirurgicale. « Thérapie de choc » : la métaphore est là, hyperviolente socialement... Ce « champ des possibles » que vous venez d'évoquer, où le situez-vous exactement ? Depuis les années soixante-dix, les autorités de régulation générale se sont coupées d'une partie de leurs capacités d'intervention : le basculement de la période keynésienne à la période monétariste a été d'abord une acceptation de la mutilation des possibilités d'actions collectives publiques nationales et transnationales. Ce qui émerge, précisément, dans les contestations actuelles, c'est l'exigence d'une action transnationale ce qui tranche heureusement d'avec la période où le débat semblait se limiter en France à l'atroce opposition entre les tenants de « l'autre politique » et ceux de « l'Europe ». Aujourd'hui, on voit bien que se fait jour la nécessité et la possibilité de régulations transnationales réelles, efficaces, à l'exemple de la taxe Tobin même s'il ne s'agit là que d'un aspect partiel de la question... (1) [Ancien] Président de la Banque centrale d'Allemagne.
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