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n jour où je
lui exposais mon travail, Norbert, un ami à moi, me fit cette réflexion : " Les
reproches adressés aux journalistes en France depuis une vingtaine d'années illustrent,
ce me semble, un problème très général : à quelle condition une critique est-elle en
mesure d'entraîner un changement effectif des pratiques ? ". Durant sa longue
carrière universitaire, Norbert a beaucoup travaillé sur les théories de
l'argumentation et en particulier sur la question de la réfutabilité (il a notamment
publié un ouvrage fameux mais aujourd'hui introuvable sur La surmétaqualification.
Une critique de la typologie de Hart). Je ne fus donc qu'à moitié surpris par sa
remarque concernant l'absence de conséquence de certaines critiques d'autant qu'il
faut bien l'avouer, sa propre théorie critique n'a elle même jamais eu beaucoup d'effets
pratiques ! Concernant les médias français, il me sembla qu'on pouvait en partie lui
donner raison : les insatisfactions à l'égard des gens de presse ont beau être fort
nombreuses dans ce pays (régulièrement exprimées par des membres du public, des
interlocuteurs des journalistes ou des journalistes eux-mêmes), beaucoup des attitudes
journalistiques qui les suscitent pas toutes cependant perdurent ou s'amplifient.
C'est comme si, dans ce domaine particulier de la vie sociale, la critique était d'autant
plus foisonnante qu'elle était dépourvue de force.
Interchangeabilité
des points de vue
La remarque de mon ami
Norbert fut pour moi précieuse et je l'ai prise au sérieux dans la suite de mon travail.
J'essayai de comprendre, à partir de l'étude de cas empiriques où quelque chose avait
été reproché à des journalistes français de notre temps, à quoi tient la moindre
efficacité de certaines critiques comparées à d'autres. Peu à peu, il m'a semblé tout
à fait important d'observer si, oui ou non, ces critiques prenaient en compte la pluralité
des logiques qui sont engagées dans le travail des gens de presse. Mon hypothèse
était en effet que l'efficacité d'une critique, au plan purement argumentatif s'entend,
dépend du degré auquel le critiqueur reconnaît la complexité de l'activité qu'il
entend critiquer. S'il ne la reconnaît pas ou la reconnaît mal, sa critique aura une
allure réductrice ou caricaturale et il sera de ce fait beaucoup plus facile pour le
critiqué de la relativiser. Dans le cas du journalisme, prendre en compte la pluralité
des logiques est d'autant plus crucial que cette activité, liée historiquement aux
développements de la démocratie tout autant qu'à l'extension du capitalisme,
reste très difficile à appréhender tant qu'on en retranche mentalement comme impur ce
qui y relève de la logique commerciale, ou comme hypocrite ce qui y relève de l'ambition
civique. C'est ainsi par exemple qu'en refusant d'admettre que la logique marchande n'est
pas le genre de chose qui peut être évacuée complètement des médias, beaucoup de
critiqueurs s'aliènent l'écoute des gens de presse qu'ils visent, car ceux-ci éprouvent
leur activité d'une façon beaucoup moins unidimensionnelle que ce à quoi on entend la
réduire (à savoir une "simple" mission de service public) et n'opposent pas si
brutalement ou si absolument rentabilité et contribution à la démocratie.
En reconnaissant
que les critiques qui anticipent la pluralité des logiques à l'oeuvre dans ce qu'elles
visent, engagent un point de vue plus difficile à contourner pour les intéressés, on a
fait un premier pas dans la voie de l'efficacité critique. De façon plus générale, on
peut soutenir, en s'inspirant de certaines analyses de Michaël Walzer, que les critiques
"internes" celles, autrement dit, qui s'appuient sur le sens des valeurs
propres aux gens que l'on critique sont celles qui ont le plus de chances d'être
entendues par ces derniers et donc d'entraîner parmi eux des attitudes correctives 1. Peut-être, dans cette perspective, une des raisons
essentielles pour lesquelles, ces dernières années, si peu de critiques ont réussi à
modifier le cours des choses dans le domaine des médias, réside-t-elle dans le fait que
ces critiques étaient souvent produites d'un point de vue trop extérieur aux pratiques
incriminées, comme à l'équilibre subtil des forces sociales qui soutiennent l'activité
journalistique d'où la facilité avec laquelle certains professionnels pouvaient
reconnaître ces attaques comme "outrancières", "mal informées" ou
ne les concernant pas personnellement. Bien sûr, tout ce raisonnement est fondé sur
l'idée (qui ne va pas de soi) que la critique peut avoir une vertu propre, relativement
indépendante des moyens de sanction dont dispose celui qui la profère 2. Si on admet cette idée, on pourra reconnaître que ce qui prépare
le terrain pour la formulation de critiques vraiment efficaces d'une activité donnée (le
journalisme par exemple), c'est toujours une compréhension en profondeur des valeurs que
cherchent à honorer ceux qui s'adonnent à cette activité. Seul ce détour compréhensif
permet de saisir des points d'entame de la critique qui c'est là le point
clé seront acceptables et pertinents aux yeux de ceux qu'on espère aider par cette
voie à réformer leurs attitudes.
NOTES :
1 Walzer M.), Critique
et sens commun, Paris, La Découverte, 1990 ; et La Critique sociale au XXe siècle,
Paris, Métailié, 1996 (1988).
2 Il peut sembler évident qu'un individu critiqué
sera d'autant plus à l'écoute des reproches qui lui sont faits que celui qui les lui
adresse dispose à son égard d'une capacité de sanction plus grande. Ceci pourtant
n'invalide pas l'idée qu'une critique puisse convaincre, indépendamment même de qui la
professe. Il se peut aussi qu'à l'inverse, un individu critiqué corrige son comportement
après les reproches que lui a adressés quelqu'un qui pouvait le sanctionner, mais sans
pour autant avoir été intimement convaincu que ces reproches fussent bien-fondés. De
sorte que même liés entre eux, la soumission obtenue par la menace et la conviction
qu'inspire la pertinence d'une critique méritent qu'on les distingue analytiquement. |
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