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Construction d'un objet
: la faute journalistique
Notre
travail revendique clairement sa filiation à la tradition engagée des sciences sociales
(par opposition à la tradition technico-instrumentale, prétendûment neutre
axiologiquement). L'objectif poursuivi n'est cependant pas d'élaborer un nouveau discours
critique, ou un discours critique supplémentaire, sur les médias et leurs modalités de
fonctionnement dans la France des années 1980-1990. Il est plutôt d'explorer les
ressources dont disposent les individus dans une société comme la nôtre (de l'usager
ordinaire des médias au spécialiste) pour critiquer les défaillances et les
débordements du travail journalistique, ses insuffisances et ses vanités. Ce faisant,
nous cherchons à analyser les limites et les résistances que rencontre régulièrement,
parmi les journalistes, l'emploi de ces ressources critiques. Par exemple, pourquoi tant
de critiques adressées aux journalistes, et même tant d'auto-critiques de leur part,
sont-elles si facilement relativisées par eux ? Pourquoi ces critiques souvent virulentes
échouent-elles le plus souvent à entraîner la modification effective des pratiques ? En
ce sens, notre démarche relève moins d'une sociologie critique que d'une sociologie de
la critique. Notre intention n'est pas de critiquer les journalistes : elle est plutôt de
donner à tous ceux qui seraient tentés de le faire, les moyens de frapper plus juste,
c'est-à-dire aussi les moyens de critiquer d'une façon qui, étant en meilleure prise
avec les pratiques, les représentations et les valeurs des journalistes, soit plus
difficile pour eux à relativiser ou à contourner.
Prendre la
critique des journalistes comme objet a entre autres intérêts celui de nous permettre de
rapprocher des critiques que les "gens ordinaires" tendent à adresser aux
journalistes, les critiques que leur adressent, sous des formes qui se veulent plus
savantes, les sociologues professionnels eux-mêmes. Ce pas de recul permet, autrement
dit, et pour céder à une expression à la mode, de faire son
"auto-socio-analyse", non pas cependant en tentant d'objectiver sa propre
position ou trajectoire socio-professionnelle par rapport à celle des journalistes (ce
qui, en soi, n'est sans doute jamais inutile), mais plutôt en ramenant ses propres
réactions d'indignation spontanées à un sens commun du juste et de l'injuste qui est en
définitive ce qui rend partageables et mutuellement compréhensibles de telles réactions
indignées (qui les rend partageables par exemple entre les sociologues professionnels et
leurs lecteurs). La réflexivité qu'introduit le passage d'une sociologie critique à une
sociologie de la critique consiste donc moins à calculer ses propres intérêts de
sociologue par rapport aux intérêts des journalistes qu'à rapporter ses raisons de
critiquer les journalistes à une compétence commune à la critique et à un sens
partageable du juste et de l'injustice, compétence et sens commun que les journalistes
eux-mêmes tendent à posséder (comme en témoignent parfois leurs auto-critiques) et qui
font qu'en définitive un dialogue avec eux reste toujours possible, par-delà même la
divergence de nos intérêts et de nos stratégies.
Ce type de
réflexivité a pour autre conséquence d'amener le chercheur à prendre au sérieux la
visée normative des critiques qui sont adressées aux journalistes (y compris par
lui-même, spontanément). De ce point de vue, l'approche que nous avons privilégiée,
s'oppose, absolument parlant, à l'approche constructiviste (ou faut-il dire :
déconstructionniste ?) qui aurait consisté, sur une telle question, à se demander
d'abord quels types de journalistes, d'intellectuels, d'hommes politiques, de simples
particuliers, etc., se sentent autorisés à dénoncer publiquement les fautes
journalistiques, dans quelles arènes, en vue de servir quels types de stratégies
personnelles. Approche qui nous aurait conduit par exemple à déconstruire la dynamique
sociale qui contribue depuis quelques années en France à populariser l'idée selon
laquelle il existerait aujourd'hui un problème de déontologie journalistique
particulièrement grave et particulièrement nouveau voire approche qui nous aurait
conduit à dénoncer un tel lieu commun comme étant un "mythe". Répétons-le :
notre approche consiste tout au contraire à considérer que lorsque les individus
critiquent, ils n'ont pas que des intérêts et des stratégies, ils ont aussi des raisons
partageables par une communauté (le jugement moral étant, dans la perspective
durkheimienne qui est ici la nôtre, ce à travers quoi se manifeste l'appartenance d'un
individu à une collectivité). Ceci nous interdit de considérer la faute journalistique
comme s'il s'agissait d'une pure construction sociale ou encore, d'une décision
arbitraire et sans fondement comme si en définitive tout et n'importe quoi pouvait
être érigé en faute ou en scandale. Loin d'être un jeu de mots ou un simple
étiquetage, une faute est bien plutôt, nous semble-t-il, la notification, validable
intersubjectivement, qu'il y a, dans telle ou telle action, "quelque chose"
qu'on est en droit, quand on est le membre compétent d'une communauté, d'interpréter ou
de décrire comme le manquement à une règle. Or, ce quelque chose, négligé par
définition dans l'approche constructiviste, n'est pas négligeable : il est l'élément tangible
(c'est-à-dire l'acte, l'objet, le corps, le mot proféré, etc.) qui permet au
dénonciateur de faire constater par d'autres l'existence d'une "véritable"
faute. Cet élément tangible est, pour reprendre le vocabulaire des ethnométhodologues,
ce qui rend descriptible (accountable) une faute, c'est-à-dire aussi ce sans quoi
nulle faute ne pourrait jamais être décrite, ni dénoncée (et, si l'on y tient,
"construite").
le cheminement de la
thèse
Quels processus,
dans la France de ces vingt dernières années, amènent les journalistes à accomplir
régulièrement des actes dans lesquels eux-mêmes ou leurs détracteurs peuvent ensuite
identifier et décrire des fautes ? Telle est la question placée au centre de notre
thèse. Pour y répondre, nous nous fondons sur un matériel composé principalement
d'observations ethnographiques (réalisées dans des entreprises de presse comme Le
Monde, France 2 et Sud-Ouest) et sur un ensemble de cent vingt-cinq
entretiens menés auprès de journalistes, de juristes, de responsables de communication
ou encore d'hommes politiques et de militants associatifs.
L'étude
comporte trois parties. La première est une tentative pour déployer un point de vue
systémique et historique. Il s'agit de reconstituer à grands traits l'évolution des
pratiques journalistiques en France depuis la fin du XVIIIe siècle, en montrant à chaque
grande étape le lien entre la mise en place de nouveaux dispositifs de production et de
circulation de l'information et la possibilité pour les journalistes de commettre de
nouveaux types d'actions descriptibles par eux-mêmes ou par leurs détracteurs comme des
fautes.
Dans un second
temps, l'étude change de niveau de description. Elle présente l'analyse de cas concrets
contemporains où des journalistes français se sont vus reprocher des fautes (qu'il
s'agisse de collusion, de manipulation, de voyeurisme, de tromperie, de parti-pris, de
superficialité, de suivisme, d'artificialisme, d'offense ou encore de prétention
intellectuelle). Sont examinées en détail plusieurs affaires célèbres (Grégory,
Bérégovoy, etc.) mais aussi des situations et des tensions beaucoup moins médiatiques
(par exemple, celles qui opposent tel journaliste spécialisé et tel directeur de
communication, tel journaliste local et tel notable, etc.). L'étude nous conduit ainsi à
évoquer des univers aussi différents que les bureaux des administrateurs de l'INSEE à
Vanves, le service politique du Monde rue Falguière, la ville de Bordeaux, le village de
Lépanges sur Vologne dans les Vosges, le cap de la Hague dans la Manche, la Direction
générale de l'Armement, l'Assemblée nationale, le Libéria en guerre, un hôpital
parisien, le ministère du Travail, le festival d'Avignon, le siège central du Front
national. Et quelques autres, encore.
Nous
entreprenons, au cours de cette seconde partie de l'étude, d'analyser les fautes
reprochées aux journalistes et à leurs interlocuteurs en termes d'infractions à
certaines règles pratiques, règles le plus souvent implicites mais cependant
régulièrement explicitées par les journalistes et leurs interlocuteurs (en particulier
lorsqu'apparaissent ouvertement des tensions). Pour désigner ces règles pratiques et les
ensembles qu'elles forment, nous recourons à la notion de "grammaire", ce qui
nous amène à analyser les fautes reprochées aux journalistes comme autant de
"fautes grammaticales". Ajoutons que chaque chapitre se conclut par une
"conclusion de morale" (expression empruntée à Marcel Mauss), conclusion dans
laquelle, dans notre perspective d'une pratique "engagée" des sciences
sociales, nous tâchons de prolonger nos analyses par des préconisations qui
permettraient selon nous de réduire les chances dont disposent aujourd'hui les
journalistes français, dans leurs différents secteurs de presse, de commettre des actes
descriptibles par eux-mêmes ou par leurs détracteurs comme fautifs.
Enfin, dans la
dernière partie de l'étude, sont développées un certain nombre de considérations
d'ordre théorique et épistémologique visant à caractériser la démarche analytique
qui a été suivie dans la seconde partie, une démarche que nous proposons d'appeler
"positivisme grammatical".
Principaux résultats
empiriques
Parmi les
résultats empiriques auxquels conduit l'étude, quatre en particulier nous semblent
pouvoir être soulignés :
1°) Nombre de critiques
adressées aux journalistes fustigent le pouvoir exorbitant dont ils disposeraient. Notre
étude tend au contraire à montrer que si les médias jouissent effectivement d'une
influence sociale considérable (en particulier, parce que de plus en plus d'acteurs sont
conduits à anticiper dans leur activité l'éventualité de sa médiatisation), les
journalistes, eux, n'ont en définitive que peu de pouvoir. Sous peine en effet de se
rendre mutuellement descriptibles comme de mauvais professionnels et d'en subir les
conséquences, ils s'obligent régulièrement à respecter ce que nous avons proposé
d'appeler des "formats de production et de diffusion", formats qu'en vertu de la
très forte division du travail qui règne dans les entreprises de presse, ils ont
rarement décidé eux-mêmes.
2°) Une idée très en
vogue dans la sociologie des médias consiste à dire que ceux-ci construisent la
réalité sociale dans laquelle nous vivons. Notre travail tend à montrer que cette
thèse constructiviste pèche par un média-centrisme excessif. En effet, l'examen des
pratiques journalistiques en situation révèle à quel point les journalistes dépendent
de leurs sources pour produire des événements : ils ne font le plus souvent que
retraiter et retraduire des données, des faits, des propos et des informations qui leur
sont fournis par d'autres qu'eux (autres journalistes mais aussi sources officielles,
informateurs, mobilisateurs collectifs ou individuels, etc.). De ce point de vue,
l'actualité n'est jamais le seul fait des journalistes : c'est une uvre avant tout
collective à laquelle de très nombreux individus collaborent, en contribuant à rendre
plus saillant et donc plus disponible pour un traitement journalistique ce qui était pris
jusque là dans des continuités.
3°) Une autre idée
courante consiste à faire des contraintes d'audience (et notamment de leurs emblèmes :
l'audimat, le chiffre de ventes, etc.) la cause première ou dernière des fautes que
commettent les journalistes. Notre étude vise au contraire à montrer que les contraintes
d'audience, si elles sont manifestes, ne sont ni les premières, ni les seules à encadrer
l'activité quotidienne des journalistes. Il existe aussi des contraintes de publicité
(liées aux passages entre espaces privés et publics) et des contraintes de
disponibilité (liées au fait même de posséder ou non la matière première de
l'information). En outre, lorsque ce sont des pratiques en situation, et non pas des
systèmes globaux que l'on observe, l'ensemble de ces contraintes ne peut que rarement
être décrit comme s'exerçant en tant que tel. De telles contraintes sont bien
plutôt actualisées par les individus eux-mêmes à travers l'usage qu'ils font (ou ne
font pas) de certains objets, dispositifs et principes d'action, c'est-à-dire aussi à
travers une certaine praxis journalistique. De ce point de vue, il apparaît que le
chercheur a tout à gagner à ne jamais réifier les contraintes dont nous parlons ici
mais bien plutôt à observer comment elles se trouvent ou non actualisées, en
telle ou telle situation de production ou d'échange.
4°) Enfin, notre étude
tend à montrer que la plupart des fautes qui sont reprochées aujourd'hui aux
journalistes sont liées au fait que si les éléments matériels et organisationnels qui
leur permettent de réaliser qu'ils sont tenus à certains impératifs techniques (en
termes de temps, d'espace, d'économie de moyens, etc.), sont toujours plus nombreux, en
revanche, les éléments matériels et organisationnels qui leur permettraient de
réaliser qu'ils sont également tenus à des impératifs moraux et déontologiques, sont
beaucoup moins bien implantés dans les univers de production. Nous rejoignons ici
certaines des observations formulées notamment par J. Habermas sur la façon dont des
dispositifs techniques, en colonisant certains mondes vécus, peuvent y limiter les
possibilités et les occasions pour les individus de retrouver collectivement la
possibilité de la critique et de la validation (ou de l'invalidation) intersubjective de
leur action.
Bibliographie de
l'auteur :
- "Les journalistes,
une morale d'exception?", Politix , Presses de la FNSP, n°19, 1992, p. 7-30 ;
- "La Révolution
française et l'excellence journalistique au sens civique", Politix, Presses
de la FNSP, n°19, 1992, p. 31-36 ;
- "Révélations
journalistiques et suicide des hommes politiques : à qui la faute?", French
Politics and Society, Harvard University (Mass.), vol. 11, n°4, 1993, pp. 36-46 ;
- "Parler en
public" (avec Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin), Politix, Presses de
la FNSP, n°31, 1995, p. 5-19 ;
- "L'objectivité du
sociologue et l'objectivité du journaliste. Convergences, distinctions,
malentendus",dans Feldman (J.) et alii, Ethique, épistémologie et
sciences de l'homme, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 147-163 ;
- "Alertes et
médias", dans Boltanski (L.) et alii, Alertes, affaires et catastrophes,
Actes du séminaire Programme Risques Collectifs et Situations de Crise, CNRS, 1996, p.
140-148 ;
- "Professionalism and
Public Involvement among French and American Journalists : Left, Right and Center"
(avec John Schmalzbauer, Princeton University), à paraître dans Lamont (M.), Thévenot
(L.), eds, Lenses of Evaluation : Mapping Repertoires in France and the United States,
Cambridge University Press, 1998.
- Mauvaise presse. Une
sociologie de la faute journalistique dans la France des années 1980-1990, à
paraître aux éditions Métailié, 1998.
[Paru en fait comme : « Une sociologie compréhensive du travail
journalistique et de ses critiques »,Collection Leçons de choses, Éditions
Métailié, mars 2000, 467 pages, 149 francs. ISBN : 2864243423] |
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