Sociologie |
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Cyril
Lemieux |
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Mauvaise presse. |
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in POLIS,
revue camerounaise de science politique, volume 5 n°1, 1998. |
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Construction d'un objet : la faute journalistique Notre travail revendique clairement sa filiation à la tradition engagée des sciences sociales (par opposition à la tradition technico-instrumentale, prétendûment neutre axiologiquement). L'objectif poursuivi n'est cependant pas d'élaborer un nouveau discours critique, ou un discours critique supplémentaire, sur les médias et leurs modalités de fonctionnement dans la France des années 1980-1990. Il est plutôt d'explorer les ressources dont disposent les individus dans une société comme la nôtre (de l'usager ordinaire des médias au spécialiste) pour critiquer les défaillances et les débordements du travail journalistique, ses insuffisances et ses vanités. Ce faisant, nous cherchons à analyser les limites et les résistances que rencontre régulièrement, parmi les journalistes, l'emploi de ces ressources critiques. Par exemple, pourquoi tant de critiques adressées aux journalistes, et même tant d'auto-critiques de leur part, sont-elles si facilement relativisées par eux ? Pourquoi ces critiques souvent virulentes échouent-elles le plus souvent à entraîner la modification effective des pratiques ? En ce sens, notre démarche relève moins d'une sociologie critique que d'une sociologie de la critique. Notre intention n'est pas de critiquer les journalistes : elle est plutôt de donner à tous ceux qui seraient tentés de le faire, les moyens de frapper plus juste, c'est-à-dire aussi les moyens de critiquer d'une façon qui, étant en meilleure prise avec les pratiques, les représentations et les valeurs des journalistes, soit plus difficile pour eux à relativiser ou à contourner. Prendre la critique des journalistes comme objet a entre autres intérêts celui de nous permettre de rapprocher des critiques que les "gens ordinaires" tendent à adresser aux journalistes, les critiques que leur adressent, sous des formes qui se veulent plus savantes, les sociologues professionnels eux-mêmes. Ce pas de recul permet, autrement dit, et pour céder à une expression à la mode, de faire son "auto-socio-analyse", non pas cependant en tentant d'objectiver sa propre position ou trajectoire socio-professionnelle par rapport à celle des journalistes (ce qui, en soi, n'est sans doute jamais inutile), mais plutôt en ramenant ses propres réactions d'indignation spontanées à un sens commun du juste et de l'injuste qui est en définitive ce qui rend partageables et mutuellement compréhensibles de telles réactions indignées (qui les rend partageables par exemple entre les sociologues professionnels et leurs lecteurs). La réflexivité qu'introduit le passage d'une sociologie critique à une sociologie de la critique consiste donc moins à calculer ses propres intérêts de sociologue par rapport aux intérêts des journalistes qu'à rapporter ses raisons de critiquer les journalistes à une compétence commune à la critique et à un sens partageable du juste et de l'injustice, compétence et sens commun que les journalistes eux-mêmes tendent à posséder (comme en témoignent parfois leurs auto-critiques) et qui font qu'en définitive un dialogue avec eux reste toujours possible, par-delà même la divergence de nos intérêts et de nos stratégies. Ce type de réflexivité a pour autre conséquence d'amener le chercheur à prendre au sérieux la visée normative des critiques qui sont adressées aux journalistes (y compris par lui-même, spontanément). De ce point de vue, l'approche que nous avons privilégiée, s'oppose, absolument parlant, à l'approche constructiviste (ou faut-il dire : déconstructionniste ?) qui aurait consisté, sur une telle question, à se demander d'abord quels types de journalistes, d'intellectuels, d'hommes politiques, de simples particuliers, etc., se sentent autorisés à dénoncer publiquement les fautes journalistiques, dans quelles arènes, en vue de servir quels types de stratégies personnelles. Approche qui nous aurait conduit par exemple à déconstruire la dynamique sociale qui contribue depuis quelques années en France à populariser l'idée selon laquelle il existerait aujourd'hui un problème de déontologie journalistique particulièrement grave et particulièrement nouveau voire approche qui nous aurait conduit à dénoncer un tel lieu commun comme étant un "mythe". Répétons-le : notre approche consiste tout au contraire à considérer que lorsque les individus critiquent, ils n'ont pas que des intérêts et des stratégies, ils ont aussi des raisons partageables par une communauté (le jugement moral étant, dans la perspective durkheimienne qui est ici la nôtre, ce à travers quoi se manifeste l'appartenance d'un individu à une collectivité). Ceci nous interdit de considérer la faute journalistique comme s'il s'agissait d'une pure construction sociale ou encore, d'une décision arbitraire et sans fondement comme si en définitive tout et n'importe quoi pouvait être érigé en faute ou en scandale. Loin d'être un jeu de mots ou un simple étiquetage, une faute est bien plutôt, nous semble-t-il, la notification, validable intersubjectivement, qu'il y a, dans telle ou telle action, "quelque chose" qu'on est en droit, quand on est le membre compétent d'une communauté, d'interpréter ou de décrire comme le manquement à une règle. Or, ce quelque chose, négligé par définition dans l'approche constructiviste, n'est pas négligeable : il est l'élément tangible (c'est-à-dire l'acte, l'objet, le corps, le mot proféré, etc.) qui permet au dénonciateur de faire constater par d'autres l'existence d'une "véritable" faute. Cet élément tangible est, pour reprendre le vocabulaire des ethnométhodologues, ce qui rend descriptible (accountable) une faute, c'est-à-dire aussi ce sans quoi nulle faute ne pourrait jamais être décrite, ni dénoncée (et, si l'on y tient, "construite"). le cheminement de la thèse Quels processus, dans la France de ces vingt dernières années, amènent les journalistes à accomplir régulièrement des actes dans lesquels eux-mêmes ou leurs détracteurs peuvent ensuite identifier et décrire des fautes ? Telle est la question placée au centre de notre thèse. Pour y répondre, nous nous fondons sur un matériel composé principalement d'observations ethnographiques (réalisées dans des entreprises de presse comme Le Monde, France 2 et Sud-Ouest) et sur un ensemble de cent vingt-cinq entretiens menés auprès de journalistes, de juristes, de responsables de communication ou encore d'hommes politiques et de militants associatifs. L'étude comporte trois parties. La première est une tentative pour déployer un point de vue systémique et historique. Il s'agit de reconstituer à grands traits l'évolution des pratiques journalistiques en France depuis la fin du XVIIIe siècle, en montrant à chaque grande étape le lien entre la mise en place de nouveaux dispositifs de production et de circulation de l'information et la possibilité pour les journalistes de commettre de nouveaux types d'actions descriptibles par eux-mêmes ou par leurs détracteurs comme des fautes. Dans un second temps, l'étude change de niveau de description. Elle présente l'analyse de cas concrets contemporains où des journalistes français se sont vus reprocher des fautes (qu'il s'agisse de collusion, de manipulation, de voyeurisme, de tromperie, de parti-pris, de superficialité, de suivisme, d'artificialisme, d'offense ou encore de prétention intellectuelle). Sont examinées en détail plusieurs affaires célèbres (Grégory, Bérégovoy, etc.) mais aussi des situations et des tensions beaucoup moins médiatiques (par exemple, celles qui opposent tel journaliste spécialisé et tel directeur de communication, tel journaliste local et tel notable, etc.). L'étude nous conduit ainsi à évoquer des univers aussi différents que les bureaux des administrateurs de l'INSEE à Vanves, le service politique du Monde rue Falguière, la ville de Bordeaux, le village de Lépanges sur Vologne dans les Vosges, le cap de la Hague dans la Manche, la Direction générale de l'Armement, l'Assemblée nationale, le Libéria en guerre, un hôpital parisien, le ministère du Travail, le festival d'Avignon, le siège central du Front national. Et quelques autres, encore. Nous entreprenons, au cours de cette seconde partie de l'étude, d'analyser les fautes reprochées aux journalistes et à leurs interlocuteurs en termes d'infractions à certaines règles pratiques, règles le plus souvent implicites mais cependant régulièrement explicitées par les journalistes et leurs interlocuteurs (en particulier lorsqu'apparaissent ouvertement des tensions). Pour désigner ces règles pratiques et les ensembles qu'elles forment, nous recourons à la notion de "grammaire", ce qui nous amène à analyser les fautes reprochées aux journalistes comme autant de "fautes grammaticales". Ajoutons que chaque chapitre se conclut par une "conclusion de morale" (expression empruntée à Marcel Mauss), conclusion dans laquelle, dans notre perspective d'une pratique "engagée" des sciences sociales, nous tâchons de prolonger nos analyses par des préconisations qui permettraient selon nous de réduire les chances dont disposent aujourd'hui les journalistes français, dans leurs différents secteurs de presse, de commettre des actes descriptibles par eux-mêmes ou par leurs détracteurs comme fautifs. Enfin, dans la dernière partie de l'étude, sont développées un certain nombre de considérations d'ordre théorique et épistémologique visant à caractériser la démarche analytique qui a été suivie dans la seconde partie, une démarche que nous proposons d'appeler "positivisme grammatical". Principaux résultats empiriques Parmi les résultats empiriques auxquels conduit l'étude, quatre en particulier nous semblent pouvoir être soulignés : 1°) Nombre de critiques adressées aux journalistes fustigent le pouvoir exorbitant dont ils disposeraient. Notre étude tend au contraire à montrer que si les médias jouissent effectivement d'une influence sociale considérable (en particulier, parce que de plus en plus d'acteurs sont conduits à anticiper dans leur activité l'éventualité de sa médiatisation), les journalistes, eux, n'ont en définitive que peu de pouvoir. Sous peine en effet de se rendre mutuellement descriptibles comme de mauvais professionnels et d'en subir les conséquences, ils s'obligent régulièrement à respecter ce que nous avons proposé d'appeler des "formats de production et de diffusion", formats qu'en vertu de la très forte division du travail qui règne dans les entreprises de presse, ils ont rarement décidé eux-mêmes. 2°) Une idée très en vogue dans la sociologie des médias consiste à dire que ceux-ci construisent la réalité sociale dans laquelle nous vivons. Notre travail tend à montrer que cette thèse constructiviste pèche par un média-centrisme excessif. En effet, l'examen des pratiques journalistiques en situation révèle à quel point les journalistes dépendent de leurs sources pour produire des événements : ils ne font le plus souvent que retraiter et retraduire des données, des faits, des propos et des informations qui leur sont fournis par d'autres qu'eux (autres journalistes mais aussi sources officielles, informateurs, mobilisateurs collectifs ou individuels, etc.). De ce point de vue, l'actualité n'est jamais le seul fait des journalistes : c'est une uvre avant tout collective à laquelle de très nombreux individus collaborent, en contribuant à rendre plus saillant et donc plus disponible pour un traitement journalistique ce qui était pris jusque là dans des continuités. 3°) Une autre idée courante consiste à faire des contraintes d'audience (et notamment de leurs emblèmes : l'audimat, le chiffre de ventes, etc.) la cause première ou dernière des fautes que commettent les journalistes. Notre étude vise au contraire à montrer que les contraintes d'audience, si elles sont manifestes, ne sont ni les premières, ni les seules à encadrer l'activité quotidienne des journalistes. Il existe aussi des contraintes de publicité (liées aux passages entre espaces privés et publics) et des contraintes de disponibilité (liées au fait même de posséder ou non la matière première de l'information). En outre, lorsque ce sont des pratiques en situation, et non pas des systèmes globaux que l'on observe, l'ensemble de ces contraintes ne peut que rarement être décrit comme s'exerçant en tant que tel. De telles contraintes sont bien plutôt actualisées par les individus eux-mêmes à travers l'usage qu'ils font (ou ne font pas) de certains objets, dispositifs et principes d'action, c'est-à-dire aussi à travers une certaine praxis journalistique. De ce point de vue, il apparaît que le chercheur a tout à gagner à ne jamais réifier les contraintes dont nous parlons ici mais bien plutôt à observer comment elles se trouvent ou non actualisées, en telle ou telle situation de production ou d'échange. 4°) Enfin, notre étude tend à montrer que la plupart des fautes qui sont reprochées aujourd'hui aux journalistes sont liées au fait que si les éléments matériels et organisationnels qui leur permettent de réaliser qu'ils sont tenus à certains impératifs techniques (en termes de temps, d'espace, d'économie de moyens, etc.), sont toujours plus nombreux, en revanche, les éléments matériels et organisationnels qui leur permettraient de réaliser qu'ils sont également tenus à des impératifs moraux et déontologiques, sont beaucoup moins bien implantés dans les univers de production. Nous rejoignons ici certaines des observations formulées notamment par J. Habermas sur la façon dont des dispositifs techniques, en colonisant certains mondes vécus, peuvent y limiter les possibilités et les occasions pour les individus de retrouver collectivement la possibilité de la critique et de la validation (ou de l'invalidation) intersubjective de leur action. Bibliographie de l'auteur : - "Les journalistes, une morale d'exception?", Politix , Presses de la FNSP, n°19, 1992, p. 7-30 ; - "La Révolution française et l'excellence journalistique au sens civique", Politix, Presses de la FNSP, n°19, 1992, p. 31-36 ; - "Révélations journalistiques et suicide des hommes politiques : à qui la faute?", French Politics and Society, Harvard University (Mass.), vol. 11, n°4, 1993, pp. 36-46 ; - "Parler en public" (avec Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin), Politix, Presses de la FNSP, n°31, 1995, p. 5-19 ; - "L'objectivité du sociologue et l'objectivité du journaliste. Convergences, distinctions, malentendus",dans Feldman (J.) et alii, Ethique, épistémologie et sciences de l'homme, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 147-163 ; - "Alertes et médias", dans Boltanski (L.) et alii, Alertes, affaires et catastrophes, Actes du séminaire Programme Risques Collectifs et Situations de Crise, CNRS, 1996, p. 140-148 ; - "Professionalism and Public Involvement among French and American Journalists : Left, Right and Center" (avec John Schmalzbauer, Princeton University), à paraître dans Lamont (M.), Thévenot (L.), eds, Lenses of Evaluation : Mapping Repertoires in France and the United States, Cambridge University Press, 1998. - Mauvaise presse. Une
sociologie de la faute journalistique dans la France des années 1980-1990, à
paraître aux éditions Métailié, 1998. |
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