Le magazine de l'Homme Moderne/ Société / Pfefferkorn | ||||
Toujours plus : fortune, pouvoir et prestige Alain Bihr, Roland Pfefferkorn | ||||
Ce texte est extrait des pages 65 à 69 de Alain Bihr, Roland Pfefferkorn, Le système des inégalités, Repères n°511, mars 2008. ISBN : 978-2-7071-5220-6, 128 p., 110 x 180 mm. 8,50 €. Publié avec l'aimable autorisation des auteurs et de l'éditeur. omme la pauvreté, la richesse est d’abord économique. Mais elle ne se mesure pas tant par des revenus élevés (dont la définition prêterait de toute manière à discussion) que par un patrimoine de rapport capable d'assurer par lui-même à ses détenteurs un revenu disponible supérieur au revenu moyen. Mais pas plus que la pauvreté, la richesse ne se réduit à cette seule dimension économique : elle se présente aussi comme une réalité embrassant l'ensemble des aspects de l'existence individuelle et collective. La richesse, c'est sans doute d'abord la fortune : la perception de revenus élevés, assurant l'accès à une consommation somptuaire, sans commune mesure (en quantité et plus encore en qualité) avec la consommation moyenne, mais surtout la détention et l'accumulation de droits de propriété sur la richesse sociale, plus exactement sur les sources de cette richesse, la nature et le travail ; c'est la capacité de s'approprier de manière privative aussi bien l'une que l'autre. Tel est bien, en définitive, le propre de tout patrimoine de rapport. La richesse, c’est plus fondamentalement encore le pouvoir : la maîtrise sur les conditions matérielles et institutionnelles de reproduction de sa situation personnelle, comme sur celles de la société globale ; la stabilité et la pérennité de sa propre situation et de celle des siens, qui en résultent ; l'ampleur et la diversité d'un réseau de relations sociales, dans lequel on occupe plus souvent la position de dominant que d'obligé, par lequel on étend le champ d'exercice de son pouvoir personnel ; et la capacité d'infléchir les décisions et actions des pouvoirs publics dans le sens de ses intérêts. C'est enfin le prestige : l'accumulation de titres culturels ou scolaires, alors simple procédure de légitimation des positions de pouvoir déjà occupées dans les champs économique et politique ; le contrôle sur les organes d'élaboration et de diffusion du savoir et de l'information (université, édition, média) ; et surtout la possibilité d'imposer comme culture dominante sa propre culture (ses goûts, son style, ses moeurs et ses valeurs), de diffuser comme allant de soi sa propre vision du monde au sein de l'ensemble de la société. Ces multiples dimensions de la richesse forment système, comme dans le cas de la pauvreté, en se renforçant réciproquement en un processus cumulatif. Les mêmes enchaînements et rétroactions entre les inégalités, qui conduisent à l'accumulation de handicaps à l'un des pôles de la hiérarchie sociale, produisent une accumulations d'avantages et de privilèges à l'autre pôle. [ …] Certes, comme dans le cas de la pauvreté, les différentes dimensions de la richesse peuvent être très diversement réparties parmi leurs bénéficiaires et elles ne se rassemblent pas systématiquement. Le profil d’un banquier n’est de ce point de vue pas forcément comparable à celui d’un universitaire, de même celui d’un haut fonctionnaire diffère-t-il de celui d’un avocat d’affaires ou d’un industriel. Et tous les rentiers, cadres dirigeants ou héritiers sont loin d’avoir une situation identique. Une telle définition multidimensionnelle pourrait servir de base et de fil conducteur à l'étude des catégories privilégiées, et notamment des plus privilégiées d'entre elles, la grande bourgeoisie et l'aristocratie fortunée, formant ce qu'on pourrait nommer « l'élite de l'élite ». Cependant ces dernières constituent encore largement une terra incognita des sciences sociales malgré les monographies de « grandes familles » [Pinçon et Pinçon-Charlot, 1998 ; Zalio, 1999], quelques synthèses historiques et de récentes études ethnographiques ou sociologiques remarquables [Le Witta, 1988 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 1996]. L'une des raisons clés de la relative pauvreté des études consacrées aux (très) « riches » tient sans doute au fait que ceux-ci ont le pouvoir d'ériger de multiples barrières destinées à les protéger de tout regard indiscret, a fortiori de tout regard critique. Si les plus démunis ne peuvent guère se dérober au regard extérieur, dépendants qu'ils sont d'institutions qui les soutiennent, les encadrent et les contrôlent à la fois, y compris dans leur vie privée, les plus fortunés manifestent au contraire une farouche volonté de défendre leur intimité et en ont les moyens. Et ce n'est évidemment pas le moindre de leur privilège que de pouvoir ainsi mettre à l'abri leurs privilèges ! Les études disponibles à leur sujet confirment toutes leur volonté de demeurer « entre soi », de constituer un « milieu » vivant à l'écart du restant de la société, en se mettant à distance des autres catégories sociales, y compris les plus proches (par exemple les « nouveaux riches »). Les « riches » ont ainsi leurs espaces résidentiels propres, les « beaux quartiers », dont le prix du mètre carré bâti écarte tous ceux qui ne jouissent pas de revenus très élevés [Pinçon et Pinçon-Charlot, 1989]. Ils y disposent de leurs propres équipements collectifs, de leurs propres établissements scolaires, souvent privés, où ils assurent à leurs enfants « bonne compagnie » et « bonne éducation », prolongeant l'éducation familiale et confortant l'habitus du milieu, voire de la lignée, ainsi que le sentiment de leur propre excellence sociale, les préparant à tenir leur futur rang, dans la famille comme dans la société […]. La même volonté de se retrouver « entre soi » explique la forte homogamie de ce milieu (pratique qui en renforce singulièrement la cohésion), les entrecroisements répétés et les réenchaînements d'alliances, grâce à un contrôle étroit sur les relations de leurs enfants. La fonction essentielle de cet « entre soi » est de garantir la transmission du capital économique, social et symbolique de la famille, par conséquent, de fonder ou perpétuer une lignée. Rien n'est plus frappant que cette volonté dynastique des familles de la grande bourgeoisie, que souligne leur volonté de s'enraciner dans un terroir, en acquérant ou en se faisant construire manoirs et châteaux [Pinçon, Pinçon-Charlot, 2005]. On peut certes y voir un effet d'imitation de l'aristocratie, à laquelle elles se mêlent et avec laquelle elles s'allient matrimonialement. Mais c'est aussi une manière de faire oublier que, contrairement à une famille aristocratique, une famille bourgeoise ne doit pas sa situation à un privilège de naissance, mais à une histoire singulière, avec ce qu'elle implique de contingence et de déterminisme non contrôlés ; une manière aussi de mettre ses membres à l'abri de cette même histoire qui continue, avec le risque toujours présent d'un revers de fortune (dans tous les sens du terme), qui leur ferait perdre leur place dans l'élite sociale. Les travaux précédemment cités de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont aussi particulièrement souligné le collectivisme pratique de cette grande bourgeoisie découlant d’une conscience d’intérêts communs et qui se développe discrètement derrière le paravent d’un individualisme théorique le plus souvent exhibé par ses chantres qui célèbrent à longueur d’articles, marché, concurrence ou compétition. Que ce soit sur le marché matrimonial ou dans la compétition scolaire, la bourgeoisie prend bien soin de mettre en place des institutions qui lui permettent de battre en brèche l’ « égalité des chances » proclamée par une idéologie méritocratique qui oublie volontiers qu’en matière de compétition sociale les concurrents ne sont pas placés sur la même ligne de départ [Bihr et Pfefferkorn, 2000]. C’est ce collectivisme pratique qui offre précisément à la bourgeoisie sa grande capacité à se mobiliser en tant que classe. Cet activisme collectif s’oppose totalement à l’individualisme théorique proclamé dans la période contemporaine et participe du travail permanent de domination de la bourgeoisie. En comparaison, dans les catégories moyennes, l’écart entre l’individualisme théorique et l’individualisme pratique est bien moindre. Et la désorganisation actuelle de la « classe ouvrière » apparaît encore davantage au regard de ce collectivisme pratique de la bourgeoisie. La conscience et la solidarité de classe, le sentiment d’appartenir à un même ensemble, de même que la mémoire des luttes passées s’est effilochée au cours des années 1980 et 1990. Les mobilisations des dernières années ont été le plus souvent défensives. Et il a fallu des actions spectaculaires, telle celle des ouvriers de Cellatex dans les Ardennes pour que les médias prêtent à nouveau attention aux luttes sociales [Béroud et Mouriaux, 2001]. Malgré les mouvements collectifs contre le plan Juppé en 1995 et la « réforme » des retraites en 2003, les institutions collectives du mouvement ouvrier (syndicats, partis) ne sont pas sorties d’une crise profonde. La « classe ouvrière » est de ce point de vue devenue un objet collectif improbable au moment même où pourtant les salariés dans leur ensemble représentent près de 90 % des actifs et les seuls ouvriers et employés près de 60 %. À ce collectivisme pratique caractérisant la bourgeoisie, il faudrait ajouter enfin une dernière propriété qui en découle très largement : la capacité collective à maîtriser le temps, voire sur le plan symbolique, la mort. En formant un monde à part pour contrôler autant que possible leur reproduction, en cherchant par conséquent à se constituer en véritable caste (sans pour autant y parvenir), les « grandes familles » conjurent en définitive, aussi bien pratiquement qu'imaginairement, le spectre de leur propre fin. La fortune permet, ne serait-ce que par transmission, d’échapper à l’éphémère du destin individuel, de transmettre un nom et de fonder une lignée, voire une dynastie.
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