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  Pierre Bourdieu

 

   

sociologue énervant
      

 

   

 

Patrice Pinell
Des idées et des outils.

 

 

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Le Monde, 28/08/1998.  Patrice Pinell, sociologue, est directeur de recherche à l'Inserm. Il est notamment l'auteur de Naissance d'un fléau. La lutte contre le cancer en France, 1890-1940 (A.-M. Métailié, 1992) et publie cet automne chez Payot, en collaboration avec François Delaporte, une Histoire des myopathies.

 

 

 

Quand, en 1975, entré depuis peu comme médecin biologiste à l'Inserm, je décidais de sauter le pas et de me convertir à la sociologie, ma bonne fortune me fit rejoindre les rangs des étudiants et jeunes chercheurs qui suivaient, à l'EHESS, les séminaires de Pierre Bourdieu. Sans autre " formation " aux sciences sociales que celle puisée dans les débats " théoriques " où s'affrontaient les divers courants du gauchisme de l'après-Mai 68, je trouvais là les premières bases conceptuelles et méthodologiques qui allaient me permettre de m'orienter dans ce nouvel univers scientifique. Sous ce patronage, j'allais, pour devenir sociologue, opérer simultanément deux ruptures. La première me fit abandonner la sociologie idéologique du gauchisme, qui était à l'origine de mon intérêt pour cette discipline. Je partagais en effet avec nombre d'apprentis sociologues les présupposés fondant les débats " académiques " sur la définition des classes et des rapports qu'elles entretiennent, sur la place et le rôle des intellectuels, sur la genèse de la conscience de classe...  

pointg.gif (57 octets) La seconde rupture m'éloignait des autres présupposés et " façons de penser " acquis à travers ma formation médicale et biologique. Je devais me défaire de ce qui avait été jusque-là ma manière d'aborder la santé, la maladie, la médecine et la recherche biologique pour pouvoir en faire mes futurs objets de recherche sociologique. Et je devais aussi me garder de ce à quoi m'invitaient les institutions biomédicales en fonction de leurs propres critères de scientificité : traiter le monde social comme s'il s'agissait d'un objet naturel auquel s'appliquait le modèle réductionniste des sciences biologiques.  

pointg.gif (57 octets) Une vingtaine d'années plus tard, et alors que ma carrière s'est déroulée à l'Inserm, dans un lieu institutionnel en marge du monde sociologique et donc à distance de ses querelles (dans leurs effets les plus immédiats), je souhaiterais simplement dire ce que je dois, comme chercheur, et comme intellectuel, à l'enseignement et à l'oeuvre de Pierre Bourdieu. Pourquoi cette démarche à caractère public, qui m'aurait paru parfaitement intempestive quelques années plus tôt ? Parce que le " cas Bourdieu " est devenu un objet médiatique particulièrement propice au passionnel : le règlement de comptes s'y substitue au débat. L'homme a, certes, toujours suscité les polémiques, simplement parce que la sociologie critique dérange. Il n'est ni le premier, ni le dernier à susciter les pamphlets d'ex-disciples longtemps confits dans l'orthodoxie et finissant par ne plus supporter d'avoir à reconnaître leur dette intellectuelle. L'attaque ad hominem et l'invective injurieuse ne sont pas dangereuses en elles-mêmes. Après tout, obéissant à la logique de l'effet boomerang, elles classent aussi ceux qui en font usage. Mais, en occupant comme jamais encore le devant de la scène, elles tendent à annihiler la réflexion et la discussion sur les analyses sociologiques développées dans les textes et constituent comme centrale la question de l'affrontement : être pour ou contre Bourdieu. Et cet affrontement prend des formes d'autant plus caricaturales que s'y mêlent (et s'y emmêlent) les registres les plus variés : Bourdieu pourfendeur/profiteur des médias, Bourdieu grand mandarin ayant fait sa carrière sur la dénonciation du pouvoir académique, Bourdieu et son engagement politique démagogique et/ou archéo-gauchiste et/ou irresponsable, Bourdieu suffisant, donneur de leçons, simpliste, ennemi de la culture et du bon goût, hermétique, machiste (et d'autant plus pervers qu'il produit des analyses qui font semblant de dévoiler des mécanismes de la domination masculine), Bourdieu enfin qui, sous des cieux plus cléments, aurait pu remplacer Jdanov.  

pointg.gif (57 octets) Le refus d'entrer dans la logique de ce type de pseudo-controverses (d'où le débat sociologique sort perdant), sans pour autant rester silencieux, m'a conduit à choisir délibérément un autre terrain, en partant d'un constat personnel : rares sont, parmi les centaines d'auteurs que l'on est amené à lire au fil des ans, ceux qui vous ont apporté des idées et des outils. Autrement dit, rares sont ceux dont l'oeuvre vient contribuer à ce qui forme, pour un chercheur, son univers de références théoriques et méthodologiques. Ils en sont d'autant plus précieux. Bourdieu, avec Elias, Foucault, Canguilhem et quelques autres, fait partie de cet univers, pour moi et pour bon nombre de chercheurs en sciences sociales au sein d'autres configurations de noms. Le travail en cours du sociologue au Collège de France - c'est une de ses dimensions essentielles - offre (à certains) des instruments pour débrouiller la complexité du monde social, au-delà des problèmes particuliers qu'il a, lui, analysés. Ces outils conceptuels ne sont pas figés dans un savoir canonique. Ils restent ajustables, par celui qui les utilise, aux spécificités du problème étudié.  

pointg.gif (57 octets) Je me suis, ainsi, largement servi des principaux concepts de Bourdieu pour construire mes propres objets de recherche dans des domaines, les sciences sociales de la santé et l'histoire de la médecine, qu'il n'a jamais abordés. J'en ai donc, à mon niveau, éprouvé la pertinence, et sur différents points fondamentaux. Traiter de la médecine et de ses nombreuses formes de divisions (spécialités cliniques, disciplines biomédicales, institutions de santé publiques) dans une logique de " champ " (et de " sous-champs") apportait du neuf. Le domaine était alors dominé par une sociologie de la médecine comme profession. Etaient mis en évidence des clivages, des lignes de forces, des réseaux d'alliances inattendus dont ne rendaient pas compte les classiques oppositions médecins/malades, profession/état, privé/public. Travailler sur les différents niveaux de l'autonomie relative du champ médical par rapport à d'autres champs (politique, économique, éducation, juridique...) ouvrait des perspectives théoriques nouvelles sur les processus de médicalisation. Elles rompaient avec le simplisme des analyses dénonciatrices d'un " pouvoir médical " avide d'étendre son domaine de légitimité. Des pistes étaient ainsi ouvertes, et avec elles des manières nouvelles de poser des problèmes dont je pense qu'elles gardent toute leur pertinence. En tout cas, s'il est un débat essentiel concernant Bourdieu sociologue, c'est à propos de la pertinence heuristique de ses concepts - hier, aujourd'hui comme demain - qu'il doit avoir lieu. Les pamphlets ne changeront rien à cette réalité, qui concerne d'abord et avant tout ceux qui font la recherche.  

pointg.gif (57 octets) S'agissant de Bourdieu, intellectuel engagé sur le terrain des luttes sociales et culturelles, le débat est évidemment d'une autre nature. C'est alors comme citoyen que j'aurais à intervenir, en fonction de mes prises de position politiques personnelles. Elles sont évidemment passionnantes mais n'ont pas à être exposées ici. Aussi m'en tiendrai-je à une remarque incidente. Entre les interventions et les initiatives politiques de Bourdieu et ses travaux sociologiques, la relation est forte. On n'est pas dans la seule mise en jeu du (prestige du) nom au service d'une cause. La différence n'est pas mince : l'engagement, ici, consiste à mettre à la disposition de groupes soumis à la violence symbolique des dominants des éléments d'analyse et de réflexion sociologiques susceptibles de les aider à résister à cette violence symbolique.
   

 

  

 

   
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