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uand, en 1975, entré depuis peu comme médecin biologiste
à l'Inserm, je décidais de sauter le pas et de me convertir à la sociologie,
ma bonne fortune me fit rejoindre les rangs des étudiants et jeunes
chercheurs qui suivaient, à l'EHESS, les séminaires de Pierre Bourdieu.
Sans autre " formation " aux sciences sociales que celle
puisée dans les débats " théoriques " où s'affrontaient
les divers courants du gauchisme de l'après-Mai 68, je trouvais là
les premières bases conceptuelles et méthodologiques qui allaient
me permettre de m'orienter dans ce nouvel univers scientifique. Sous
ce patronage, j'allais, pour devenir sociologue, opérer simultanément
deux ruptures. La première me fit abandonner la sociologie idéologique
du gauchisme, qui était à l'origine de mon intérêt pour cette discipline.
Je partagais en effet avec nombre d'apprentis sociologues les présupposés
fondant les débats " académiques " sur la définition des
classes et des rapports qu'elles entretiennent, sur la place et le
rôle des intellectuels, sur la genèse de la conscience de classe...
La seconde rupture m'éloignait
des autres présupposés et " façons de penser " acquis à
travers ma formation médicale et biologique. Je devais me défaire
de ce qui avait été jusque-là ma manière d'aborder la santé, la maladie,
la médecine et la recherche biologique pour pouvoir en faire mes futurs
objets de recherche sociologique. Et je devais aussi me garder de
ce à quoi m'invitaient les institutions biomédicales en fonction de
leurs propres critères de scientificité : traiter le monde social
comme s'il s'agissait d'un objet naturel auquel s'appliquait le modèle
réductionniste des sciences biologiques.
Une vingtaine d'années
plus tard, et alors que ma carrière s'est déroulée à l'Inserm, dans
un lieu institutionnel en marge du monde sociologique et donc à distance
de ses querelles (dans leurs effets les plus immédiats), je souhaiterais
simplement dire ce que je dois, comme chercheur, et comme intellectuel,
à l'enseignement et à l'oeuvre de Pierre Bourdieu. Pourquoi cette
démarche à caractère public, qui m'aurait paru parfaitement intempestive
quelques années plus tôt ? Parce que le " cas Bourdieu "
est devenu un objet médiatique particulièrement propice au passionnel
: le règlement de comptes s'y substitue au débat. L'homme a, certes,
toujours suscité les polémiques, simplement parce que la sociologie
critique dérange. Il n'est ni le premier, ni le dernier à susciter
les pamphlets d'ex-disciples longtemps confits dans l'orthodoxie et
finissant par ne plus supporter d'avoir à reconnaître leur dette intellectuelle.
L'attaque ad hominem et l'invective injurieuse ne sont pas
dangereuses en elles-mêmes. Après tout, obéissant à la logique de
l'effet boomerang, elles classent aussi ceux qui en font usage. Mais,
en occupant comme jamais encore le devant de la scène, elles tendent
à annihiler la réflexion et la discussion sur les analyses sociologiques
développées dans les textes et constituent comme centrale la question
de l'affrontement : être pour ou contre Bourdieu. Et cet affrontement
prend des formes d'autant plus caricaturales que s'y mêlent (et s'y
emmêlent) les registres les plus variés : Bourdieu pourfendeur/profiteur
des médias, Bourdieu grand mandarin ayant fait sa carrière sur la
dénonciation du pouvoir académique, Bourdieu et son engagement politique
démagogique et/ou archéo-gauchiste et/ou irresponsable, Bourdieu suffisant,
donneur de leçons, simpliste, ennemi de la culture et du bon goût,
hermétique, machiste (et d'autant plus pervers qu'il produit des analyses
qui font semblant de dévoiler des mécanismes de la domination masculine),
Bourdieu enfin qui, sous des cieux plus cléments, aurait pu remplacer
Jdanov.
Le refus d'entrer dans
la logique de ce type de pseudo-controverses (d'où le débat sociologique
sort perdant), sans pour autant rester silencieux, m'a conduit à choisir
délibérément un autre terrain, en partant d'un constat personnel :
rares sont, parmi les centaines d'auteurs que l'on est amené à lire
au fil des ans, ceux qui vous ont apporté des idées et des outils.
Autrement dit, rares sont ceux dont l'oeuvre vient contribuer à ce
qui forme, pour un chercheur, son univers de références théoriques
et méthodologiques. Ils en sont d'autant plus précieux. Bourdieu,
avec Elias, Foucault, Canguilhem et quelques autres, fait partie de
cet univers, pour moi et pour bon nombre de chercheurs en sciences
sociales au sein d'autres configurations de noms. Le travail en cours
du sociologue au Collège de France - c'est une de ses dimensions
essentielles - offre (à certains) des instruments pour débrouiller
la complexité du monde social, au-delà des problèmes particuliers
qu'il a, lui, analysés. Ces outils conceptuels ne sont pas figés dans
un savoir canonique. Ils restent ajustables, par celui qui les utilise,
aux spécificités du problème étudié.
Je me suis, ainsi, largement
servi des principaux concepts de Bourdieu pour construire mes propres
objets de recherche dans des domaines, les sciences sociales de la
santé et l'histoire de la médecine, qu'il n'a jamais abordés. J'en
ai donc, à mon niveau, éprouvé la pertinence, et sur différents points
fondamentaux. Traiter de la médecine et de ses nombreuses formes de
divisions (spécialités cliniques, disciplines biomédicales, institutions
de santé publiques) dans une logique de " champ " (et de
" sous-champs") apportait du neuf. Le domaine était alors
dominé par une sociologie de la médecine comme profession. Etaient
mis en évidence des clivages, des lignes de forces, des réseaux d'alliances
inattendus dont ne rendaient pas compte les classiques oppositions
médecins/malades, profession/état, privé/public. Travailler
sur les différents niveaux de l'autonomie relative du champ médical
par rapport à d'autres champs (politique, économique, éducation, juridique...)
ouvrait des perspectives théoriques nouvelles sur les processus de
médicalisation. Elles rompaient avec le simplisme des analyses dénonciatrices
d'un " pouvoir médical " avide d'étendre son domaine de
légitimité. Des pistes étaient ainsi ouvertes, et avec elles des manières
nouvelles de poser des problèmes dont je pense qu'elles gardent toute
leur pertinence. En tout cas, s'il est un débat essentiel concernant
Bourdieu sociologue, c'est à propos de la pertinence heuristique de
ses concepts - hier, aujourd'hui comme demain - qu'il doit avoir lieu.
Les pamphlets ne changeront rien à cette réalité, qui concerne d'abord
et avant tout ceux qui font la recherche.
S'agissant de Bourdieu,
intellectuel engagé sur le terrain des luttes sociales et culturelles,
le débat est évidemment d'une autre nature. C'est alors comme citoyen
que j'aurais à intervenir, en fonction de mes prises de position politiques
personnelles. Elles sont évidemment passionnantes mais n'ont pas à
être exposées ici. Aussi m'en tiendrai-je à une remarque incidente.
Entre les interventions et les initiatives politiques de Bourdieu
et ses travaux sociologiques, la relation est forte. On n'est pas
dans la seule mise en jeu du (prestige du) nom au service d'une cause.
La différence n'est pas mince : l'engagement, ici, consiste à mettre
à la disposition de groupes soumis à la violence symbolique des dominants
des éléments d'analyse et de réflexion sociologiques susceptibles
de les aider à résister à cette violence symbolique.
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