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Les
débats sur le Pacs mettent à jour une longue tradition familialiste,
qu'elle soit d'Église ou d'État. Une conception si prépondérante qu'elle
empêche aujourd'hui de penser sans préjugé le droit à la famille pour
les homosexuels.
ans retracer ici la
préhistoire de la morale familiale, dont les controverses actuelles
attestent encore l'empreinte, on doit cependant rappeler très brièvement
qu'elle s'est peu à peu diffusée et imposée dès le premier christianisme.
En effet, l'Église catholique a construit, dès l'origine, un système
de règles de parenté dont l'un des effets a été de porter atteinte
aux coutumes indigènes d'alors, notamment à la toute-puissance du
chef de famille, et de renforcer ainsi son emprise sociale et ses
bases économiques (mariage par consentement mutuel et liberté de tester).
Elle interdisait ainsi la répudiation des femmes stériles, les mariages
consanguins - elle avait élargi considérablement le nombre des degrés
de parenté entre lesquels les mariages étaient prohibés -, l'adoption
des enfants, la polygamie, le divorce, autant de mesures qui contribuaient
très directement à accroître son patrimoine. Ainsi, le modèle familial
que nous connaissons encore aujourd'hui, celui du groupe où les membres
sont unis par des attaches affectives et qui est fondé sur le consentement,
est associé à la transformation de la secte chrétienne en Église,
grâce à l'accumulation de biens aliénés en sa faveur.
Avec l'État absolutiste et la
centralisation administrative qu'il implique, la gestion des affaires
matrimoniales passe peu à peu de l'Église à l'État, ce transfert s'accompagnant
d'une transformation de la définition de la famille. En effet, la
centralisation politique qui s'opère dès le XVIè siècle s'appuie sur
l'essor d'une élite administrative. Celle-ci est essentiellement composée
de bourgeois et d'anoblis récents ayant étudié le droit, qui sont
titulaires d'offices au Parlement et dans ce qui allait devenir l'administration.
Ayant mobilisé des fonds familiaux importants pour acheter leurs charges,
ils ont élaboré un règlement visant à maintenir ce nouveau type de
patrimoine dans leur famille.
Les nouvelles dispositions, à
l'encontre du droit canon, visent à éviter toutes les formes de dilapidation
: illégalité des mariages secrets, publication des bans, restriction
des possibilités de séparation des époux, interdiction des grossesses
clandestines, renforcement de l'indivision des successions, autant
de mesures qui constituent un nouveau modèle familial conférant au
chef de famille une autorité socio-économique sans partage. Avec la
montée du pouvoir monarchique et de la bourgeoisie de robe qui lui
est économiquement et politiquement liée, l'un des enjeux de la lutte
entre l'Église et l'État a été de déterminer l'instance légitime qui,
en imposant le modèle familial correspondant à ses intérêts, s'assurait
du même coup les conditions à la fois morales et économiques de sa
perpétuation. Ainsi, les affaires de famille deviennent des affaires
d'Église et des affaires d'État. Bien sûr, il ne s'agit pas de n'importe
quelle famille, c'est-à-dire de n'importe quel groupe social. Dans
ces luttes, il n'est question que de la famille des groupes les plus
élevés dans la hiérarchie sociale.
Familialisme
d'Église et familialisme d'État
L'État républicain a été amené,
au même titre mais selon une logique tout autre que ce qui l'a précédé,
à développer des stratégies nationales de reproduction en vue d'accroître
la main d'uvre et de fournir les armées. Et, comme l'Église,
ne pouvant agir directement sur les familles, c'est par la morale
et les incitations à s'y conformer qu'il est intervenu et continue
de le faire sur la fécondité, l'éducation, l'hygiène et la socialisation
au travail. D'où l'apparition d'un familialisme d'État qui s'est mis
peu à peu en place, concurremment au familialisme d'Église, pendant
la première moitié du XXe siècle, et qui trouve sa consécration au
début de la Ive République : création de L'Institut national d'études
démographiques, de l'Union nationale des associations familiales,
des caisses d'allocations familiales, du quotient familial, mise en
place définitive du Haut Comité de la population et de la famille
et d'un ministère portant le même intitulé. Le familialisme n'est
pas seulement un parti pris démographique et une morale de la vie
privée. C'est une conception générale du monde social, qui fait de
la famille le principe de toute chose, fût-elle la chose publique
: organisation de la vie politique ("vote familial"), redistribution
des richesses ("justice familiale"), morale de la vie publique
("ordre familial"), éthique de la vie privée ("famille
nombreuse"). Le modèle de la famille que veulent imposer les
associations familiales est celui des catégories sociales les
plus élevées dont font partie leurs responsables, des industriels,
des médecins, des enseignants et des notables catholiques de province.
Le modèle n'a guère changé après-guerre, même si les promoteurs de
la politique familiale appartiennent plutôt à la haute fonction publique,
membres des grands corps, notamment du Conseil d'État et de la Cour
des comptes, professeurs de médecine, démographes, avocats et, pour
la plupart, catholiques. Ce modèle est celui de la famille de trois
enfants dont a femme reste au foyer.
Il faudra attendre l'effondrement
des bases sociales du familialisme (déclin de la paysannerie et des
entreprises familiales, accroissement de la scolarisation et du travail
salarié des femmes) et la montée du mouvement féministe pour que le
modèle familialiste de la famille soir peu à peu remis en cause. Mais
alors que l'Église catholique s'est officiellement démarquée de cette
évolution campant sur ses positions, le familialisme d'État, avec
beaucoup de réserves il est vrai, a tenté de concilier la sauvegarde
de la famille et le changement des murs : contraception, avortement,
divorce par consentement mutuel. Mais plus qu'une adaptation, il s'est
agi d'une conversion, au double sens, nombre des tenants du familialisme
rénové venant de l'avant-garde éthique qui a encore trouvé la plupart
de ses adeptes dans la mouvance catholique, le catholicisme plus particulièrement,
la haute bourgeoisie catholique et l'Église elle-même, se perpétuant
à travers la famille et les institutions qui la défendent. Car cette
"mutation" ne touchait pas à l'essentiel, la famille, même
"recomposée", restant toujours la "famille".
Le
mariage des homosexuels : une antinomie?
A cet égard, le Pacs montre les
limites de cette avancée éthique. En refusant aux homosexuels le droit
à fonder une famille, c'est la tradition familialiste que l'on perpétue.
On ne défend pas seulement la famille, mais tout l'ordre social qui
la fonde. Et c'est bien, en effet, la question centrale. S'il est
il difficile de la poser et d'y répondre, c'est que la famille ne
désigne pas seulement l'ordre social dans l'une de ses dimensions
essentielles, elle est aussi une catégorie pour la penser. Le malaise
ressenti parfois face aux revendications des homosexuels tient à ce
qu'on a de la peine à les penser.
Comment penser ce qui a été institué
comme impensable, le "mariage des homosexuels" ? Comment
le penser si ce n'est selon les catégories mêmes - l'expression
en témoigne - qui interdisent de le penser ? Les revendications mettent
en cause des évidences d'État qui constituent au sens fort les catégories
selon lesquelles sont pensées les institutions d'État. On comprend
que les hommes politiques et la haute fonction publique ne peuvent
se défaire des schèmes et des figures de pensée inscrits dans l'ordre
étatique que chacun, à leur manière, ils incarnent.
Mais de quel ordre étatique s'agit-il
? L'histoire du familialisme le rappelle : un ordre qui exclut du
droit, c'est-à-dire de la communauté nationale, une partie de ses
membres. Et pas de n'importe quel droit, puisqu'il s'agit du droit
à l'existence sociale. Le combat mené par les homosexuels et tous
ceux qui les soutiennent ne se limite pas au mariage et à la plénitude
des droits qui lui sont socialement attachés. C'est plus largement
le droit à la vie, à décider de sa vie (et de sa mort). Un tel droit
ne s'acquiert qu'au prix d'une laïcisation totale de l'État et, corrélativement,
du rejet de toute forme de familialisme.
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