Remarques philosophiques conclusives

par
Jacques Bouveresse, Philosophe, Professeur au Collège de France

 

a thèse soutenue par Madame Elizabeth Teissier le 7 avril de cette année sous le titre "Situation épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination/rejet dans les sociétés postmodernes" soulève en premier lieu la question de savoir ce que vient faire exactement le mot "épistémologique" dans le titre. Même si elle cite un nombre considérable de scientifiques et d'épistémologues éminents (qu'elle interprète généralement à contresens, comme elle le fait également, de façon à peu près aussi systématique, avec les sociologues qu'elle utilise), elle ne comporte aucune analyse épistémologique réelle. La candidate était d'ailleurs, de toute évidence, bien incapable d'en fournir une seule. Et il ne s'agit pas non plus d'un travail de sociologie des sciences (ou, si l'on préfère, des pseudo-sciences), une discipline dont la candidate ne maîtrise pas davantage les exigences, les principes et la méthode. On se demande, de toute façon, ce que peut bien avoir à faire, dans ce qui est supposé être une thèse de sociologie des croyances et des pratiques astrologiques, un appendice intitulé "Quelques preuves irréfutables en faveur de l'influence planétaire". La sociologie peut avoir, en l'occurrence, à recenser et à décrire les "preuves" qui sont utilisées par les défenseurs et les adeptes de l'astrologie et la façon dont elles le sont; mais elle n'a pas à adopter, en tant que telle, un point de vue normatif et évaluatif quelconque sur le discours apologétique qu'elle étudie et à se prononcer sur la validité des arguments utilisés et la vérité des conclusions qu'ils sont censées justifier. C'est à la logique, à l'épistémologie et à la méthodologie des sciences qu'incombe en principe ce genre de tâche; mais ce n'était pas supposé être l'objet de la thèse. Dans la plupart des cas, il vaudrait mieux, du reste, parler de psychologie ou de psychosociologie élémentaires et même rudimentaires que d'épistémologie proprement dite.

On peut remarquer au passage que, si Madame Teissier avait eu la moindre envie de faire un travail épistémologique réel, elle aurait commencé par prendre un peu plus au sérieux la remarque de Popper selon laquelle la difficulté, dans le cas de disciplines comme l'astrologie, n'est pas de trouver des confirmations (il n'y a rien de plus facile, en tout cas pour les convaincus), mais plutôt de trouver des faits susceptibles, le cas échéant, de constituer une réfutation de la théorie. Si l'on pouvait dire de la thèse qu'elle défend un point de vue épistémologique précis, il faudrait ajouter immédiatement qu'il présente toutes les faiblesses bien connues de la position confirmationniste naïve. La présence de l'annexe sur le caractère "irréfutable" des preuves ne fait, bien entendu, que confirmer explicitement le fait que, sous le déguisement transparent d'une étude de sociologie, il s'agit en réalité essentiellement et pratiquement d'un bout à l'autre d'un plaidoyer en faveur de l'astrologie, appuyé essentiellement sur 1) l'intime conviction et le témoignage personnel, 2) le consensus et 3) la thèse relativiste, caractéristique de la mentalité et du mode de raisonnement "postmodernes", de l'égale dignité et de l'égale valeur de toutes les convictions et de toutes les croyances.

Comme beaucoup d'autres travaux du même genre, la thèse essaie de faire simultanément deux choses contradictoires: elle revendique pour l'astrologie la dignité très convoitée de science et même de science par excellence (un point qui, de façon curieuse et inquiétante, semble avoir échappé à Alain Touraine); mais, en même temps, en pratiquant un effacement systématique des différences et des frontières, elle ruine définitivement toute possibilité de tracer une ligne de démarcation quelconque entre la science et la non-science. "L'astrologie, nous est-il dit, n'a pas encore sa place parmi les sciences dignes de ce nom" (p. XII), mais elle l'aura un jour; et, si elle ne l'a pas déjà, ce "retard" ne s'appuie sur aucune raison objective et est dû uniquement à l'intolérance des rationalistes et de la science officielle. Mais on peut se demander ce que l'astrologie aura gagné quand elle aura conquis la place en question, puisque la distinction entre la science, la pseudo-science, la superstition et la mythologie sera probablement devenue en même temps complètement vide, ce qui constituera sans doute le triomphe définitif, vers lequel on s'achemine visiblement de plus en plus en plus, de la démocratie et de l'égalité parfaites en matière de croyance et de raisonnement. Un vrai "libéral" n'a déjà plus guère de choix qu'entre reconnaître que toutes les croyances sont vraies et admettre que la question de savoir si elles le sont ou non n'a aucune pertinence et aucune légitimité: la poser sérieusement est déjà pratiquement une forme d'intolérance. Il va sans dire que ce qui est en question ici n'est pas, contrairement à ce qui est affirmé ou suggéré sans cesse, la distinction des sciences dures et des sciences molles et la prétendue tyrannie que les sciences exactes sont censées exercer sur la pensée et la culture en général: Madame Teissier est visiblement tout aussi ignorante des principes de la méthodologie des sciences humaines et de ce qui peut autoriser à qualifier de "scientifique" ce qu'elles font qu'elle l'est de l'épistémologie des sciences exactes.

La thèse procède la plupart du temps par une accumulation, destinée à créer une impression d'érudition et de sérieux irréprochables - la candidate connaît manifestement les règles du jeu universitaire -, de citations de personnalités illustres de toutes les époques, utilisées sur le mode de l'argument d'autorité. Madame Teissier a trouvé, en particulier, un nombre considérable de déclarations de grands scientifiques qui disent des choses qu'elle interprète comme des arguments en faveur de la reconnaissance de l'astrologie comme discipline scientifique. Mais elle devrait, dans ce cas, se demander pourquoi les représentants agréés de ce qu'elle appelle le "nouvel esprit scientifique" n'ont pas encore signé un appel solennel en faveur d'une égalité de traitement entre l'astrologie et l'astronomie (il doit s'agir ici non plus d'intolérance, mais plutôt d'inconséquence pure et simple). On ne peut pas ne pas avoir ici une pensée émue pour Bachelard, un des auteurs dont les textes sont le plus grossièrement mésinterprétés ou détournés de leur sens et qui, quand il a parlé d'un "nouvel esprit scientifique", ne pensait malheureusement pas, comme Madame Teissier, au Colloque de Cordoue. Le comble de l'ironie est atteint quand elle cite un ouvrage comme La Formation de l'esprit scientifique, dont elle a été manifestement incapable d'apprendre quoi que ce soit, en croyant que ce genre de livre apporte de l'eau à son moulin. Tout est bon, à commencer par les déclarations des plus grands scientifiques eux-mêmes, quand il s'agit de balayer devant la porte de la science; mais rien de ce qui, dans leur discours, pourrait constituer, implicitement ou explicitement, une menace pour la respectabilité scientifique de l'astrologie n'est jamais évoqué.

Il vaut mieux éviter, par charité, de s'attarder sur le défilé des formules rituelles, des clichés, des mésinterprétations, des erreurs et des sottises habituels concernant les leçons épistémologiques révolutionnaires que nous sommes supposés devoir tirer de la physique quantique. Il est plus important de remarquer que, dans la plupart des cas, Madame Teissier ne comprend tout simplement même pas ce qu'elle lit et commente. Quand, par exemple, Boudon écrit qu'"il est des croyances fondées sur des raisons que la plupart des sujets concernés ont des chances de trouver bonnes: qualifions-les de bonnes raisons", elle conclut que "cela a pour nom le consensus socioculturel". (p. 734). Autrement dit, elle ignore visiblement tout ou ne veut rien savoir du genre de distinction auquel songeaient les penseurs de la tradition rationaliste, quand ils ont opposé les causes (psychologiques, sociologiques, socioculturelles et autres), qui sont indifférentes par rapport à la distinction de la vérité et de la fausseté, et les raisons objectives de la croyance; et elle fait comme si le consensus lui-même pouvait constituer la meilleure et pour finir la seule raison objective de la vérité d'une proposition ou d'une doctrine. Son argument le plus sérieux en faveur de l'astrologie est, de toute évidence, celui de l'accord entre les croyants: si 58% des Français croient, d'après un sondage du Monde, que l'astrologie est une science, il y a également 58% de chances pour que c'en soit une, et même probablement beaucoup plus, puisque, d'une part, un bon nombre de gens qui croient à la scientificité de l'astrologie hésitent à le reconnaître et, d'autre part, un bon nombre de ceux qui n'y croient pas sont simplement conditionnés et influencés par les certitudes dogmatiques et les décrets arbitraires de l'establishment scientifique. Penser qu'une majorité de gens peut croire à un moment donné des choses fausses et même absurdes, ce qui se vérifie pourtant régulièrement, n'est pas une maxime méthodologique saine, que les rationalistes ont, pour une fois, raison d'adopter, mais simplement une preuve de suffisance, d'élitisme, d'intolérance et de sectarisme.

Que la sociologie doive également s'intéresser aux raisons que les individus donnent de leurs croyances et aux jugements de valeur qu'ils formulent, du point de vue épistémique, à propos de la rationalité, de la vérité objective ou de la scientificité de ce qu'ils croient, ne fait évidemment aucun doute. Mais elle n'a pas, que l'on sache, à les entériner, ce que Madame Teissier fait pourtant sans hésiter, tout au moins quand ils vont dans le sens qui lui convient. Que l'opinion d'une minorité (en l'occurrence, celle de la communauté scientifique et de ceux qui, sur la question de l'astrologie, sont du même avis qu'elle) puisse éventuellement s'appuyer sur de meilleures raisons et être davantage fondée que celle du plus grand nombre (qui est peut-être, effectivement, plutôt du côté de Madame Teissier), est une chose qu'elle ne parvient tout simplement pas à envisager.

Les développements sur "la résistible hégémonie de l'idéologie scientiste" ont de quoi décourager le lecteur le plus indulgent par leur caractère positivement affligeant. On a déjà une idée de la précision des connaissances historiques de l'auteur quand on constate que, pour elle, le mot "scientiste" a été introduit en 1911 par Le Dantec et que "ce fut ensuite au tour de RENAN de confondre "science et perfection morale", montrant par là même une attitude utopiste" (p. 726). A supposer qu'il l'ait réellement fait, Renan avait sans doute tort de confondre science et perfection morale, mais sûrement pas plus que Madame Teissier quand elle nous invite à compter, pour le perfectionnement de l'humanité, sur le développement de la science la plus importante de toutes, à savoir l'astrologie. On se demande d'ailleurs bien pourquoi, la science étant ce qu'elle est, l'astrologie tient à ce point à apparaître un jour à ses côtés et à entrer à son tour dans la Sainte Eglise des disciplines scientifiques reconnues. Madame Teissier, qui aime le mot "aporie", mais ignore visiblement son sens, parle de "cette aporie qui incite la science à reprocher à la religion ou à tout système para-religieux (astrologie) ses propres déviances" (p. 727). Autrement dit, c'est la science elle-même qui a commencé en se transformant en une religion et qui a été imitée ensuite par d'autres. Mais, au fait, d'après Madame Teissier, l'astrologie est-elle réellement un système para-religieux, ou bien est-ce la science officielle et elle seule qui en est un et qui reproche à tort à l'astrologie de l'être aussi ? Quand il est question du "non-logique de PARETO, affectant même - et peut-être surtout - ceux qui veulent s'affranchir totalement de l'irrationnel" (p. 727), faut-il comprendre que l'astrologie est à l'abri de ce risque, parce qu'elle ne cherche en aucune façon à s'affranchir de l'irrationnel et l'exploite même ouvertement? L'auteur, apparemment soucieuse de protéger la science contre ses propres tentations, n'oublie pas de citer Hayek, qui dit que "le danger est maintenant que l'influence du scientisme empêche le progrès des sciences sociales" (p. 728). Mais elle ne se demande pas si, pour ceux qui luttent avec raison contre le scientisme, dans l'intérêt même de la science, la croyance à la scientificité de disciplines comme l'astrologie ne représenterait pas un danger encore bien plus grand. De façon générale, la thèse use et abuse de l'argument Tu quoque!, sans remarquer que soutenir que la science procède finalement de façon aussi irrationnelle que l'astrologie revient à concéder que l'astrologie procède effectivement de façon irrationnelle et à scier la branche sur laquelle on souhaite la faire asseoir, puisque ce que l'auteur voudrait nous faire croire est qu'elle est en fin de compte aussi rationnelle et même, tout compte fait, beaucoup plus rationnelle qu'une science qui a dégénéré en une simple religion, sclérosée, dogmatique et sectaire.

Einstein pensait que la science repose sur une croyance de nature religieuse en la connaissabilité et la compréhensibilité fondamentales du réel. Mais la présence d'une conviction et d'une motivation de cette sorte au fondement de l'activité du physicien ne suffit évidemment pas à faire de la physique une religion, pas plus que le recours aux mathématiques et au langage des mathématiques, que Madame Teissier n'oublie pas d'invoquer comme un argument (notamment quand il s'agit de distinguer la "bonne" astrologie (la sienne) de la "mauvaise") et dont elle fait visiblement tout un plat, ne suffit à faire de l'astrologie une science. Dans toutes ces discussions, aucun effort sérieux n'est fait, bien entendu, pour distinguer la part des facteurs psychologiques et logiques, subjectifs et objectifs, rationnels et irrationnels, culturels et ontologiques, etc., qui interviennent dans la construction d'une image scientifique du monde, ce qui devrait pourtant constituer l'un des buts principaux d'une réflexion épistémologique digne de ce nom. Le résultat auquel on est conduit est une espèce d'équivalence et d'indistinction généralisées, qui a pour but de rendre incompréhensible et insupportable l'attitude de ceux qui s'obstinent encore à maintenir des différences de statut quelconques, par exemple entre deux disciplines comme l'astronomie et l'astrologie.

Sur ce point, l'auteur applique de façon conséquente la stratégie qui consiste, précisément, à ne mentionner et à n'examiner, pour expliquer l'attitude des représentants de la science (officielle), que des causes psychologiques (l'arrogance, l'autoritarisme, la routine, le préjugé, le manque d'ouverture et de curiosité, la peur de l'inconnu et de la nouveauté, etc.), sans donner jamais la moindre idée des raisons objectives qui pourraient peut-être aussi l'expliquer et la justifier. Quand il est question du "rationalisme sectaire", il faut évidemment considérer l'adjectif comme une épithète de nature. On se demande à quoi pourrait bien ressembler un rationalisme qui ne serait pas sectaire. La seule façon pour lui de ne pas l'être serait, en effet, de reconnaître immédiatement que l'astrologie est une science et même beaucoup plus que cela, puisqu'elle est aussi, d'après l'auteur, un art et une sagesse, alors que l'astronomie se contente, plus modestement, d'être une science, et rien d'autre. Mais il faudrait pour cela, évidemment, que le rationalisme commence par renoncer à appliquer aux thèses et au discours de l'astrologie une méthode d'analyse et de critique rationnelles et donc, tout simplement, à être ce qu'il ce qu'il est supposé être. La seule espèce de rationalisme qui pourrait être supportable à la rigueur est, pour les gens comme Madame Teissier, le rationalisme sans exigence de rationalité et sans demande de justification rationnelle.

Rien ne lui interdit, bien entendu, d'essayer de nous persuader que c'est aujourd'hui l'astrologie persécutée qui est dans la position de Galilée et la science officielle dans celle de l'Eglise ou de l'Inquisition, et que c'est à l'astrologie que l'avenir appartient, comme il appartenait, au moment où le problème s'est posé, à la science galiléenne. A tout prendre, ce genre de déclaration prophétique, qui ne coûte rien et ne surprendra pas de la part d'une astrologue qui, dans le domaine de l'histoire des sciences et de la connaissance en général, se prend manifestement aussi pour une visionnaire, est sûrement plus supportable que les développements pseudo-épistémologiques sur lesquels elle essaie d'appuyer son plaidoyer en faveur de l'astrologie. Mais il est difficile de ne pas être pris d'une forte envie de rire quand on la voit, pour défendre sa discipline et la contribution décisive qu'elle a apportée elle-même à son développement, parler de "l'imperméabilité de la science officielle devant des affirmations trop avant-gardistes" (p. 734) et appeler à la rescousse à peu près tous les grands scientifiques révolutionnaires qui ont été victimes de l'incompréhension de leur époque. Derrière la modestie apparente du propos, qui était exigée par les circonstances, l'infatuation narcissique et la mégalomanie sont évidemment toujours prêtes à faire entendre leur voix. Le fait que le cas de Mesmer soit placé à peu près sur le même plan que celui de Mendel (p. XIII-XIV) donne évidemment à lui seul une bonne idée de la façon dont est traitée l'histoire des sciences et de la vision qu'a Madame Teissier de ce que peut être un scientifique génial incompris. Il n'y a évidemment une fois de plus que les "rationalistes sectaires" qui peuvent éprouver le besoin de faire ici une différence. Du fait que les astrologues sont traités généralement comme des charlatans par la science établie et que certains scientifiques authentiques l'ont été aussi de leur vivant et même parfois encore longtemps après, on est supposé conclure sans autre forme de procès que l'injustice sera à coup sûr réparée par l'avenir dans le premier cas, exactement comme elle l'a été dans le deuxième.

Ce qui est préoccupant n'est évidemment pas seulement la tendance à croire qu'une rhétorique antiscientifique et antirationaliste qui ne fait, pour l'essentiel, que ressasser maladroitement toutes les formules et tous les lieux communs à la mode peut tenir lieu de réflexion épistémologique. C'est aussi et même surtout l'idée que l'acceptation d'une thèse de cette sorte par un jury universitaire constitué de personnalités en principe compétentes donne du niveau d'exigence extraordinairement bas auquel on est aujourd'hui descendu dans les questions de cette sorte. Et il ne serait pas sérieux de prétendre qu'il s'agissait, en l'occurrence, d'une thèse de sociologie, et non d'épistémologie; car, en plus du fait que cela ne constituerait sûrement pas une excuse, il n'est pas nécessaire d'être sociologue pour se rendre compte au premier coup d'œil que c'est faux. Ce qui est certain, en revanche, est que le fait qu'une thèse de cette sorte ait pu être soutenue et se voir attribuer la mention "Très Honorable" devrait constituer un problème intéressant pour la sociologie de la connaissance en général et celle de l'évolution des normes et des pratiques universitaires en particulier.

C'est évidemment pour des raisons essentiellement socioculturelles et qui n'ont pas grand rapport avec ce que l'Université est censée représenter et défendre, à savoir la science ou, plus modestement, la connaissance en général, que ce genre de chose a été possible. Contrairement à ce qui a été affirmé, il ne s'agissait pas de sanctionner, en utilisant les critères habituels, une recherche objective sur ce qui constitue indiscutablement un phénomène de société tout à fait digne d'intérêt, mais bien de céder à la pression qu'il exerce aujourd'hui de plus en plus sur les représentants du savoir eux-mêmes. Un pas important a ainsi été franchi dans une direction pour le moins inquiétante. On objectera, naturellement, que la plupart des thèses qui se soutiennent chaque année dans l'Université sont loin d'être irréprochables et qu'un travail critique du même genre que celui que les auteurs du présent rapport ont entrepris sur la thèse de Madame Teissier pourrait se justifier aussi dans le cas d'un bon nombre d'entre elles. Justement, non; car ce n'est pas simplement parce qu'elle est (si j'en juge d'après ma propre expérience) d'une médiocrité autrement plus scandaleuse que ce dont les jurys peuvent être amenés dans certains cas, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, à se contenter, qu'elle pose un problème spécial. On a affaire assurément, dans le cas précis, à un travail dont on serait vraiment heureux de pouvoir se dire qu'il est simplement médiocre. Mais ce n'est, de toute façon, pas le problème le plus important. La plupart des thèses soutenues dans l'Université portent sur des sujets qui n'intéressent qu'un très petit nombre de gens et ne sortent guère des archives de l'institution, ce qui signifie que les affirmations contestables ou erronées qu'elles contiennent ne risquent guère d'être diffusées largement à l'extérieur et d'y exercer une influence quelconque. Mais, en l'occurrence, il ne s'agissait pas simplement, dans les faits, de reconnaître le travail personnel, bon ou moins bon, d'une candidate, mais d'apporter la caution de la compétence et de l'autorité universitaires à une discipline pseudo-scientifique militante qui, par la bouche de Madame Teissier, lutte depuis des années ouvertement pour obtenir, en plus du reste, ce genre de reconnaissance et essaie de profiter de l'atmosphère de laxisme épistémologique radical qui se propage en ce moment un peu partout pour y parvenir. On aimerait savoir, du reste, si le jury, pour compléter le soutien qu'il vient d'apporter à la cause de Madame Teissier, n'a pas recommandé également, pendant qu'il y était, la publication de sa thèse. Convaincre un éditeur commercial tenté par la perspective d'un bon "coup" à jouer et prêt à exploiter le succès de scandale qui accompagnait déjà la soutenance devrait, en tout cas, être encore plus facile pour Madame Teissier que cela ne l'a été de convaincre ses juges universitaires. Les innombrables thésards qui rédigent et soutiennent des travaux en tous points remarquables, pour lesquels ils ne parviennent pas à trouver ensuite un éditeur, apprécieront sûrement le fait de voir paraître sous le nom de "thèse de doctorat" un ouvrage comme celui dont il s'agit.

Feyerabend a soutenu que le seul principe auquel obéit réellement, en toutes circonstances, la science est "anything goes". Madame Teissier vient de démontrer avec éclat que c'est désormais encore plus vrai en épistémologie et que ça l'est, en tout cas, quand il s'agit de rédiger et de faire accepter une thèse. S'il est logique, un jury capable de considérer comme un travail universitaire sérieux le genre de manifeste en faveur de l'astrologie et de panégyrique de la "science" astrologique qu'a produit Madame Teissier ne devrait pas trouver anormal que la discipline soit réintroduite et enseignée à nouveau officiellement dans l'Université. C'est, comme chacun sait, précisément le résultat que la candidate cherche depuis longtemps à obtenir. Ce n'est pas, d'après elle, de sérieux scientifique ou intellectuel que manque avant tout l'astrologie, mais d'une position dans l'enseignement et, bien sûr, également de subventions. Pour que les choses changent, Madame Teissier avait besoin d'ajouter à la reconnaissance sociale dont bénéficient déjà largement la discipline et, en l'occurrence, une de ses représentantes les plus célèbres et les plus médiatiques, celle de l'institution universitaire elle-même. En s'empressant de la lui accorder, celle-ci, même si elle s'en est défendu hypocritement, en essayant de faire croire que la candidate ne se servirait pas de son titre de docteur pour essayer d'obtenir un poste dans l'enseignement supérieur, lui a tout simplement permis de franchir un premier pas décisif en direction de l'objectif qu'elle poursuit depuis des années. On comprend parfaitement que les sociologues qui ont décerné à Madame Teissier le titre de docteur ne souhaitent pas la voir enseigner un jour la sociologie dans l'Université et ne craignent pas non plus qu'elle essaie de le faire. Mais ils ne pouvaient pas ignorer que ce n'est justement pas la sociologie, mais l'astrologie, qu'elle souhaite y enseigner. On aimerait savoir si cette perspective les laisse décidément indifférents ou, pire encore, si ce n'est pas au fond ce qu'ils souhaitent eux-mêmes. S'il y a des praticiens de la voyance, de la chiromancie ou de la numérologie qui pensent que leur spécialité devrait être admise et enseignée aussi dans l'Université, ils sauront désormais, en tout cas, comment il faut s'y prendre pour réussir à forcer la porte de l'Alma Mater : commencer par rédiger une thèse de sociologie sur la situation épistémologique de leur discipline, considérée à travers l'ambivalence fascination/rejet dans les sociétés postmodernes qui sont supposées être les nôtres.

 

v v

v

 

 
[Fichier .doc, 230Ko]
[Fichier.rtf, 115Ko]

    


[Docteur Tessier ?]

     

Le Magazine de l'Homme Moderne
Pour retourner au MHM