La non thèse de sociologie d'Élizabeth Teissier

par
Bernard Lahire, Sociologue, Professeur à l'ENS Lettres et Sciences Humaines
avec la collaboration de
Philippe Cibois, Sociologue, Professeur à l'Université de Versailles St-Quentin
Dominique Desjeux, Anthropologue, Professeur à l'Université Paris V

 

e samedi 7 avril de cette année, Madame G. Elizabeth Hanselmann-Teissier (dite Elizabeth Teissier) soutenait une thèse de sociologie (intitulée Situation épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination/rejet dans les sociétés postmodernes) à l'Université Paris V, sous la direction de Michel Maffesoli.(1)Les membres présents de son jury - il s'agissait, outre son directeur de thèse, de Serge Moscovici (2), Françoise Bonardel (3) et Patrick Tacussel (4) (Gilbert Durand (5) s'étant excusé de ne pouvoir être présent et Patrick Watier (6) n'ayant pu se rendre à la soutenance en raison de grèves de train) - lui ont accordé la mention "Très honorable". Cette mention est la plus haute qu'un candidat puisse recevoir et le fait qu'elle ne soit pas assortie des félicitations du jury n'ôte rien à l'appréciation très positive qu'elle manifeste (de nombreux universitaires rigoureux ne délivrant la mention "très honorable avec les félicitations" que dans les cas de thèses particulièrement remarquables). Deux professeurs avaient préalablement donné un avis favorable à la soutenance de cette thèse sur la base d'une lecture du document : Patrick Tacussel et Patrick Watier. Formellement, Madame Elizabeth Teissier est donc aujourd'hui docteur en sociologie de l'université de Paris V et peut - entre autres choses - prétendre, à ce titre, enseigner comme chargée de cours dans les universités, solliciter sa qualification afin de se présenter à des postes de maître de conférences ou déposer un dossier de candidature à un poste de chargée de recherche au CNRS.

Une lecture rigoureuse et précise de la thèse dans son entier (qui fait environ 900 pages si l'on inclut l'annexe intitulée "Quelques preuves irréfutables en faveur de l'influence planétaire", p. XII-XL) conduit à un jugement assez simple : la thèse d'E. Teissier n'est, à aucun moment ni en aucune manière, une thèse de sociologie. Il n'est pas même question d'un degré moindre de qualité (une "mauvaise" thèse de sociologie ou une thèse "moyenne"), mais d'une totale absence de point de vue sociologique, ainsi que d'hypothèses, de méthodes et de "données empiriques" de nature sociologique.

Ce sont les différents éléments qui nous conduisent à ce jugement que nous voudrions expliciter au cours de ce rapport de lecture en faisant apparaître que la thèse 1) ne fait que développer un point de vue d'astrologue et 2) est dépourvue de tout ce qui caractérise un travail scientifique de nature sociologique (problématique, rigueur conceptuelle, dispositif de recherche débouchant sur la production de données empiriques...).

UN POINT DE VUE D'ASTROLOGUE

Que l'astrologie (l'existence bien réelle d'astrologues), les modes d'usage et les usagers (à faible ou forte croyance) de l'astrologie constituent des faits sociaux sociologiquement étudiables, que l'on puisse rationnellement (et notamment sociologiquement ou ethnologiquement, mais aussi du point de vue d'une histoire des savoirs) étudier des faits scientifiquement perçus comme irrationnels, qu'aucun sociologue n'ait à décider du degré de dignité des objets sociologiquement étudiables (en ce sens l'astrologie comme fait social est tout aussi légitimement étudiable que les pratiques sportives, le système scolaire ou l'usage du portable), qu'un étudiant ou une étudiante en sociologie puisse prendre pour objet d'étude une réalité par rapport à laquelle il a été ou demeure impliqué (travailleur social menant une recherche sur le travail social, instituteur faisant une thèse de sociologie de l'éducation, sportif ou ancien sportif pratiquant la sociologie du sport...), ne fait à nos yeux aucun doute et si les critiques adressées à Michel Maffesoli et aux membres du jury étaient de cette nature, nul doute que nous nous rangerions sans difficulté aux côtés de ceux-ci. Tout est étudiable sociologiquement, aucun objet n'est a priori plus digne d'intérêt qu'un autre, aucun moralisme ni aucune hiérarchie ne doit s'imposer en matière de choix des objets, seule la manière de les traiter doit compter.

Mais de quelle manière E. Teissier nous parle-t-elle d'astrologie tout au long de ses 900 pages ? Qu'est-ce qui oriente et structure son propos ? La réponse est assez simple, car il n'y a aucune ambiguïté possible sur ce point : le texte d'E. Teissier manifeste un point de vue d'astrologue qui défend sa "science des astres" du début jusqu'à la fin de son texte, sans repos. Et pour ne pas donner au lecteur le sentiment d'un parti-pris déformant, nous multiplierons les extraits tirés du texte de la thèse en indiquant entre parenthèses la référence des pages (afin de donner la possibilité de retourner aisément au texte). (7)

Des commentaires astrologiques

La première caractéristique notable de cette thèse est l'absence de distance vis-à-vis de l'astrologie. On y découvre de nombreux commentaires astrologiques sur des personnes, des événements, des époques. Par exemple, sous le titre "Application de la méthode astrologique : l'analyse du ciel natal d'André Malraux", les pages 120 à 131 de la thèse relèvent clairement d'une "analyse astrologique" de la destinée de l'écrivain et ancien ministre ("plutonien grand teint"). M. Weber est qualifié de "taureau pragmatique" (p. 38) et l'on "apprend" diversement que G. Simmel est "Poisson", que W. Dilthey est "Scorpion", que le psychologue C. G. Jung est "Lion" (p. 250), que l'ancien PDG d'Antenne 2, Marcel Jullian, est "Verseau", etc. À chaque fois l'auteur, nous gratifie d'une analyse mettant en correspondance le "ciel natal" de la personnalité et sa pensée.

E. Teissier est d'ailleurs très claire quant à la primauté de l'explication astrologique sur tout autre point de vue (dont le point de vue sociologique qu'elle est censée mettre en œuvre dans le cadre d'une thèse de sociologie) pour comprendre les faits sociaux. Critiquant une citation de Serge Moscovici qui évoque les causes sociales des crises, elle écrit : "il nous semble qu'il occulte en l'occurrence la dimension cosmique desdits phénomènes ; une dimension qui, selon le paradigme astrologique - et notre conviction - vient coiffer le social. En effet, le social est loin d'expliquer toutes les "crises... qui se produisent dans la société". À preuve les actions totalement illogiques, non linéaires, non-logiques et inexplicables autrement que par le paramètre astral qui joue alors le rôle de paramètre éclairant et englobant coiffant le non-logique apparent." (p. 525). C'est l'astrologie qui explique les faits psychologiques, sociaux et historiques.

Et c'est E. Teissier qui conclut elle-même son premier tome par un lapsus (sociologiquement compréhensible) ou un aveu, comme on voudra, consistant à parler de sa réflexion comme relevant d'un travail d'astrologue et non de sociologue : "Le travail de l'astrologue sera maintenant d'interpréter ces données, de tenter aussi de les expliquer. Et ce, ainsi que nous sommes convenus depuis notre étude, à travers l'outil de la compréhension. Rappelons-nous en quels termes Weber définit la sociologie dans Wirtschaft und Gesellschaft..." (p. 463)

L'astrologie est à ce point structurante du propos que, bien souvent, la manière dont E. Teissier conçoit son rapport à la sociologie consiste à puiser dans les textes de sociologues des éléments qui lui "font penser" à ce que dit ou fait l'astrologie. Dans la sociologie, une astrologie sommeille :

[À propos de la notion astrologique d'interdépendance universelle] "Une notion qui, en sociologie, peut être rapprochée du Zusammenhang des Lebens (liaison du vécu au quotidien) de Dilthey, d'une cohérence de la vie où chaque élément est pris en compte et complète le donné social" (p. XIV)

"À noter que la typologie zodiacale rappelle la théorie wébérienne de l'idéal-type, dans la mesure où chaque signe correspond au prototype purement théorique d'une personnalité, en liaison avec le symbolisme du signe." (p. 248)

Point de vue normatif et envolées prophétiques

Le point de vue sociologique n'est pas un point de vue normatif porté sur le monde. Le sociologue n'a pas, dans son étude des faits sociaux, à dire le bien et le mal, à prendre partie ou à rejeter, à aimer ou à ne pas aimer, à faire l'éloge ou à condamner. En l'occurrence, une sociologie de tel ou tel aspect du "fait astrologique" ne doit en aucun cas se prononcer en faveur ou en défaveur de l'astrologie, dire si c'est une bonne ou une mauvaise chose. Or, Elizabeth Teissier demeure en permanence dans l'évaluation normative des situations, des personnes et des points de vue, prouvant qu'elle écrit en tant qu'astrologue et non en tant que sociologue des pratiques astrologiques. Ce jugement normatif se manifeste, comme nous le verrons tout au long de ce rapport de lecture, à différents niveaux :

1) Dans l'évaluation positive (défense) de l'astrologie. De ce point de vue, tous les moyens sont bons pour prouver l'intérêt de l'astrologie. E. Teissier se sert de façon générale de la légitimité des "grands" qui auraient accordé de l'intérêt pour l'astrologie (8), quelle que soit la nature de leur "grandeur" (elle peut ainsi tout aussi bien citer Balzac, Goethe, Fellini, Thomas d'Aquin, Bacon, Newton, Kepler, Einstein, Jung, Laborit, le roi Juan Carlos d'Espagne ou l'ancien Président François Mitterrand) : politique, cinématographique, philosophique, littéraire et, bien sûr, scientifique.

2) Dans l'évaluation négative de la partie des astrologues jugés peu sérieux, mais aussi de la voyance et autres pratiques magiques. Si E. Teissier ne se prive pas d'être dans le jugement positif à l'égard de l'astrologie qu'elle qualifie de "sérieuse", elle n'hésite pas à porter un regard négatif sur les autres pratiques. En portant de telles appréciations, elle se comporte alors en astrologue en lutte pour le monopole de la définition de l'astrologie légitime, et nullement en sociologue.

3) Dans l'évaluation négative des scientifiques (astronomes notamment, mais pas seulement) qui ne veulent pas reconnaître la légitimité de la "science des astres" (cf. infra "L'astrologie victime d'un consensus socioculturel et de la domination de la "science officielle"").

4) Dans l'évaluation négative de nombres de journalistes ou de médias qui se moquent des astrologues et de l'astrologie (cf. infra "Les "données" : anecdotes de la vie personnelle, médiatique et mondaine d'E. Teissier).

Mais de même qu'il ne doit être ni dans l'éloge ni dans la détestation, le sociologue n'étudie que ce qui est et non ce qui sera. Or, E. Teissier annonce l'avenir à de nombreuses reprises, prophétisant ce qu'elle désire ou, comme on dit plus ordinairement, prenant ses désirs pour des réalités (à venir). Si l'astrologue critique la lecture de l'avenir dans le marc de café, elle n'hésite cependant pas elle-même à prédire l'avenir sur la base de ses simples intuitions personnelles :

"Nous oserons même tenter une incursion imaginaire dans l'avenir, à la recherche, en quelque sorte, du temps futur et de l'évolution probable du phénomène socio-astrologique" (p. 69)

"Car la raison sèche, la raison ratiocinante a fait son temps. Voici venir l'âge d'une raison ouverte, d'une "raison plurielle", réconciliée avec la passion et le vital en l'homme, sa libido - ou pulsion vitale - véhiculant à la fois sa sensibilité et son feu intérieur." (p. 834)

"Mais les nouvelles énergies sont en marche, comme l'annonce Abellio, "l'incendie de la nouvelle science fera irruption dans le monde"" (p. 850)

L'astrologie est une science, voire la plus grande des sciences

Une lecture exhaustive de la thèse fait apparaître que l'auteur soutient que l'astrologie est une science. L'auteur parle diversement de la "science des astres" (à de très nombreuses reprises tout au long de la thèse) ou de "la science empirique des astres" (p. 258), de "la science par excellence de la caractérologie" (p. XI), de "la science par excellence de la personnalité" (p. 92 ou 815), de la "science de la qualité du temps" (p. 112), d'une "science empirique par définition" (p. 769) ou de "la reine des sciences" (p. 72) (9). Parfois l'astrologie est considérée comme une science sociale parmi d'autres, parfois comme une "science de l'esprit" opposée aux "sciences de la nature" ou une "science humaine" (p. 98) opposée à l'astronomie comme "science de l'observation".

Mais on trouve aussi, toujours dans l'ordre de la référence scientifique, des revendications de plus grande dignité et de supériorité. Non seulement l'astrologie est une science, mais c'est la plus haute des sciences :

"Elle apparaît de ce fait comme peut-être la seule science objective de la subjectivité, avec ce qu'elle peut contenir d'hénaurme, au sens ubuesque du mot, et de dérangeant." (p. 250)

"L'astrologie est la mathématique du tout (dans la Rome antique, les astrologues étaient d'ailleurs appelés les mathematici). Elle est holistiquement logique, au contraire d'une logique fragmentaire, linéairement rationnelle." (p. 501)

"Que connaissaient-ils tous de cette science ? Car à nos yeux, c'en était une, une science humaine bien plus charpentée que beaucoup d'autres, qui étaient respectées, elles. D'où venait que la plus vérifiable était justement la plus tabou, la plus salie, la plus rejetée ? À croire que la vérité était maudite quelque part." (p. 597-598)

Il ne faut cependant pas attendre de l'auteur trop de cohérence au sujet de la scientificité de l'astrologie, car elle peut tout aussi bien soutenir à d'autres moments que ce savoir se situe entre le mythe et la science ou qu'il est finalement en lien avec la plupart des sciences humaines et sociales, la philosophie, la poésie, la religion et la mythologie. Cette variété des définitions hétérogènes participe de la volonté de mettre en évidence l'extraordinaire richesse et l'irréductible complexité de l'astrologie (p. 21, 210, 478, etc.).

Ailleurs encore, l'astrologie est présentée comme étant presque à l'avant-garde du "Nouvel esprit scientifique" et participant d'une "épistémologie de la complexité". Non seulement elle est une science, et l'une des plus grandes d'entre elles, mais en plus elle s'avère plus avancée que toutes les autres :

Le "système astrologique" est "orienté sur la loi hermétique des correspondances, sur l'idée de sympathie universelle, autrement dit sur la notion, essentielle pour le Nouvel Esprit scientifique, d'interdépendance universelle" (p. XIV)

"l'astrologie [...] non seulement ne serait pas en contradiction avec le paradigme du Nouvel esprit scientifique, mais serait au contraire depuis toujours en congruence totale avec ce dernier" (p. 752)

Mais si l'astrologue est si en avance, c'est - nous explique l'auteur sans rire - qu'à la différence de l'astronome "qui a en général une approche purement physique et mécaniste de sa science" et qui "est hypnotisé par la petitesse des astres, leur éloignement, leur faible masse par rapport au Soleil", lui, "en écoute la musique" (p. 98). La tristesse du savoir de celui qui "évalue le poids et la matière du disque, ses dimensions et sa température, suppute sa densité" (p. 98) est grande face à la joie de celui qui sait écouter "la musique des sphères, chère déjà à Plotin, avant qu'elle ne fasse rêver Kepler" (p. 98).

L'astrologie victime d'un consensus socioculturel et de la domination de la "science officielle"

Pourquoi, se demande E. Teissier, l'astrologie ne bénéficie-t-elle pas de la légitimité académique (universitaire) et scientifique (au CNRS) ? Sa réponse - formulée à maintes reprises dans le texte - est la suivante : l'astrologie ("la sciences des astres") est victime d'un rapport de domination qui est parvenu à instaurer un véritable consensus socioculturel en sa défaveur. La science, souvent rebaptisée "science officielle", "pensée unique" ou "conformiste", opprime l'astrologie et fait croire au plus grand nombre qu'il s'agit d'une "fausse science" en cachant la réalité des choses ("conjuration du silence", p. 816). La "science officielle" est donc considérée comme une idéologie dominante, un "lieu totalitaire", un "impérialisme" ou un "terrorisme" face à cette "contre-culture" astrologique qui est maintenue dans un véritable "ghetto". Pire encore, la science n'est qu'affaire de "mode" et de "convention" et ne parvient à maintenir sa domination que par un enseignement officiel qui dicte à tous ce qu'il est bon de penser.

Les "préjugés" et les "clichés" sont ainsi du côté de la "science officielle". Les rationalistes sont "agressifs", "dogmatiques", "attardés" et sont accusés de manque de curiosité pour ne pas vouloir s'intéresser à l'astrologie et, surtout, pour ne pas lui trouver de l'intérêt : "Aujourd'hui, l'obscurantisme, l'opposition aux Lumières n'est plus du côté que l'on croit." (p. 816).

L'argument relativiste

On voit bien qu'invoquant le consensus socio-culturel et la domination, E. Teissier avance les éléments clefs de la position la plus naïvement relativiste. Remplacez les enseignants de physique par des enseignants d'astrologie, appelez l'astrologie la "science des astres" et imposez la à tous ceux qui passent par l'institution scolaire et vous verrez que la Théorie de la Relativité ne vaut guère mieux que l'analyse astrologique du ciel natal. Tout est affaire de mode et d'imposition purement arbitraire. Tout est relatif.

Il suffirait donc de changer les "critères scientifiques" et de conception de ce que l'on appelle une "preuve" pour faire passer l'astrologie de l'état de connaissance opprimée à l'état de véritable science :

"chaque fois, on voulut faire rentrer l'astrologie dans le moule des critères classiques de scientificité, et celui de Procuste était chaque fois trop petit, on s'en doute." (p. 743)

"Tout le problème [...] réside dans l'acception qu'on peut donner du mot preuve, car ce que les astrologues allégueront sous ce nom sera dénié par les scientifiques hostiles à l'astrologie." (p. XIV)

Par ailleurs, si E. Teissier insiste à de nombreuses reprises sur l'absence d'enseignement de l'astrologie à l'université et sur l'absence de département de recherche astrologique au CNRS, c'est bien pour défendre la thèse de la valeur relative de la science actuelle et de l'enseignement tel qu'il est pratiqué. À partir d'un tel argument, fondé sur l'idée de vérité comme pur effet d'un rapport de force, on pourrait tout aussi bien dire qu'en enseignant officiellement l'"art de lire dans les lignes de la main" et en rebaptisant la chiromancie "science de la prédiction des destins individuels" on pourrait imposer un nouvel état de la pensée scientifique, ni plus ni moins valable que le précédent ou que le suivant.

E. Teissier émet donc des commentaires astrologiques, se livre à une défense de l'astrologie qui est, pour elle, la "reine des sciences" et adopte sans discontinuité le point de vue normatif de l'astrologue plutôt que le point de vue cognitif du sociologue étudiant l'astrologie. Est-ce que, malgré tout, ce point de vue d'astrologue et ce plaidoyer pour l’astrologie s’accompagnent d'une réflexion et d'un travail de recherche sociologiques ? L'objet de notre deuxième partie est de montrer qu'il n'en est rien.

LE MAUVAIS TRAITEMENT DE LA SOCIOLOGIE

Il n'y a, dans le texte d'E. Teissier, aucune trace de problématique sociologique un tant soit peu élaborée, de données empiriques (scientifiquement construites) ou de méthodes de recherche dignes de ce nom. L'"hypothèse" floue annoncée ("à savoir cette ambivalence sociétale où prime cependant la fascination, ambivalence qui frise parfois le paradoxe et qui fait figure de schyzophrénie (sic) collective", p. 7) n'est d'ailleurs qu'une affirmation parmi d'autres qui ne débouche sur aucun dispositif de recherche en vue d'essayer de la valider (mais telle qu'elle est formulée, on a en effet du mal à savoir ce qui pourrait être validé ou invalidé).

En revanche, on a affaire, comme nous allons le voir, à de nombreux usages douteux des références sociologiques, à des propos clairement a-sociologiques et anti-rationalistes exprimés dans un style d'écriture pompeux et creux, ainsi qu'à des "données" anecdotiques et narcissiques (E. Teissier à la télévision, E. Teissier et la presse écrite, E. Teissier et ses démêlés avec les scientifiques, E. Teissier et les hommes de pouvoir, Le courrier des lecteurs d'E. Teissier...) suivis de commentaires le plus souvent polémiques (règlements de compte ou récits des règlements de compte avec telle ou telle personnalité de la télévision, tel ou tel scientifique, etc.) ou d'une série de citations d'auteurs rarement en rapport avec les propos qui les précèdent et avec ceux qui les suivent.

Contresens et mauvais usages

La thèse est truffée de références sociologiques souvent affligeantes pour leurs auteurs (Durkheim, Weber, Berger et Luckmann...) et se lance parfois dans des critiques qui montrent que les auteurs critiqués n'ont pas été compris. Il faudrait évidemment des dizaines de pages pour relever chaque erreur de lecture, chaque absurdité, chaque transformation des mots et des idées des auteurs cités et expliquer pourquoi ce qui est dit ne veut rien dire étant donné ce que les auteurs commentés voulait asserter.

Par exemple, le sociologue allemand Max Weber est particulièrement mal traité, systématiquement détourné dans le sens où l'auteur de la thèse a choisi de le faire témoigner. Weber, présenté comme le défenseur d'un "subjectivisme compréhensif" (p. 37) est ainsi inadéquatement invoqué à propos de l'"interactionnisme" :

[À propos des gens qui sont nés le même jour et qui se rendent compte qu'ils ont des points communs]: "On a ainsi des questions du genre : "Au fait, que vous est-il arrivé en 1978 ? N'avez-vous pas comme moi divorcé ?" Et l'autre de rétorquer : "Tiens donc, c'est intéressant. C'est bien fin 1978 que mon couple a connu la crise la plus forte et il est vrai qu'avec ma femme nous avons songé à nous séparer..." À n'en pas douter, ce genre de similitude crée des liens, dans la mesure où l'on se retrouve peu ou prou dans l'Autre et/ou que l'on s'y projette. À travers le dialogue qui s'instaure, on a affaire à un véritable interactionnisme qui, selon Weber, est "une activité [...] qui se rapporte au comportement d'autrui, par rapport auquel s'oriente son déroulement"" (p. 405-406)

La "sociologie compréhensive" est invoquée à tort et à travers. L'auteur écrit qu'elle va mettre en œuvre "la méthode de la compréhension" (p. VII) en interprétant vaguement la "sociologie compréhensive" comme une sociologie qui donnerait raison aux acteurs (et, en l'occurrence, aux astrologues). Ne pas rompre avec l'astrologie, lui (se) donner d'emblée raison et voir en quoi tout ce qu'on peut lui reprocher est de mauvaise foi : voilà ce qu'E. Teissier comprend du projet scientifique de la sociologie compréhensive appliquée à l'astrologie. Et l'on pourrait faire les mêmes remarques à propos des références à l'"interactionnisme symbolique" dont l'auteur semble à peu près ne connaître que le nom :

"À travers ce que l'on pourrait appeler une herméneutique de l'expérience, c'est la recherche de ce sens, aussi complexe qu'il se révèle, qui sera l'objet du second volet, où nous pratiquerons une sorte d'interactionnisme symbolique (selon l'École de Chicago). Recherche du sens sous-tendu par cette Lebenswelt de l'astrologie, par le donné social, à l'aube de ces temps nouveaux." (p. 463)

L'on voit aussi se développer les "talents" d'argumentation critique de l'auteur dans ce commentaire de Durkheim, où l'on saisit que l'idée de traiter les faits sociaux comme des choses est "abusive, et donc difficile à admettre parce qu'inadéquate" :

"Dans Les règles de la méthode sociologique, Durkheim affirme que "les faits sociaux sont des choses". Encore qu'à coup sûr il faille compter la mouvance astrologique dans les faits sociaux, cette identification, qui consiste à chosifier ainsi un phénomène qui est de l'ordre de l'esprit et du vivant, nous paraît abusive, et donc difficile à admettre parce qu'inadéquate." (p. 278)

Et que faire, sinon rire, face au drolatique contre-sens sur la pensée de Michel Foucault concernant l'"intellectuel spécifique". L'auteur de la thèse n'ayant de toute évidence pas lu Michel Foucault invoque la soi-disant critique des "intellos spécifiques" (sic) par un Michel Foucault qui justement défendait (en grande partie contre Sartre) la figure de l'"intellectuel spécifique" contre celle d'un "intellectuel universel" : "quoique puissent en dire les "intellos spécifiques", hostiles au savoir transdisciplinaire, stigmatisés par Michel Foucault" (p. 860)

Des propos a-sociologiques et parfois anti-rationalistes

On a déjà fait remarquer que l'auteur de la thèse privilégiait le point de vue astrologique sur l'explication sociologique. Mais souvent les explications apportées sont clairement a-sociologiques et trop floues ou trop générales pour être considérées comme de véritables explications. Qu'elle évoque l'"atavisme" ou les "dispositions humaines ataviques" (p. 62), "la part d'ombre" (p. 8) de chacun d'entre nous, la "reliance astrologique intemporelle inscrite au cœur de l'humanité" (p. 62), le "réflexe de l'homme, archaïque et intemporel, universel et omniprésent, qui le porte depuis la nuit des temps à voir une admirable homothétie entre la structure de l'univers et la sienne propre d'une part, la nature qui l'entoure d'autre part" (p. 200), l'"héritage génétique" et le "ciel de naissance" (p. 243), l'"Urgrund commun à toute l'humanité" (p. 253), "la permanence et la similitude de la nature humaine, à la fois sur le plan diachronique et synchronique" (p. 483), E. Teissier explique la fascination des uns et le rejet des autres par la nature humaine, les planètes ou une vague "intuition miraculeuse". Ainsi, commentant les résultats d'un sondage effectué par le journal Le Monde, outre sa polémique avec le journal, E. Teissier se demande face à l'information selon laquelle les femmes seraient plus intéressées que les hommes par l'astrologie : "Faut-il y voir la conséquence d'un syncrétisme ontologique qui la porte à davantage de perméabilité spontanée à tout ce qui est de l'ordre de la Nature, sans la mettre en porte-à-faux avec une intuition qu'elle ne renie pas..." (p. 280). Les exemples de la sorte sont très nombreux.

Mais c'est plus généralement toute explication un tant soit peu rationnelle qui est explicitement rejetée par l'auteur. Devant la trop grande complexité des choses, il faudrait abandonner tout espoir de parvenir à en rendre véritablement raison et laisser parler l'intuition sensible et le langage des symboles. Il est vrai que l'auteur est bien aidée dans cette voie par les auteurs qu'elle ne cesse de citer et qui s'affirment assez nettement anti-rationalistes :

"une question primordiale apparaît être la suivante : faut-il voir dans l'approche astrologique une émanation de l'Absolu qui, bien qu'éloignée des religions révélées, serait une tentative humaine pour appréhender, à travers l'ordre cosmique conçu par un Dieu créateur, la manifestation d'une transcendance ? Ou bien doit-elle être considérée comme le code explicatif et immanent d'une influence astrale purement physique, phénomène à rapprocher des sciences de la nature ? Et dans ce cas, quelle serait la source ontogénétique de cette miraculeuse adéquation universelle, le primum mobile ? La réponse à cette question ontologique ne peut qu'être individuelle, car elle se place hors du domaine de la Raison pure, dans celui de l'indémontrable." (p. 263)

[Citation en exergue de Michel Maffesoli] "Le rationalisme classique (en sociologie) a fait son temps..." (p. 813)

Refus de toute objectivation

On aura compris que tout ce qui pourrait permettre d'objectiver et de saisir même partiellement la réalité censée être étudiée est rejeté par l'auteur fascinée, séduite ("Simmel étant par ailleurs - et avant tout - un philosophe de la vie, au même titre que Schopenhauer, Bergson ou Nietzsche, cela également était fait pour nous séduire [...]", p. 50) par "la vie" dans toute sa complexité ; complexité que les rationalistes, les sociologues positivistes, etc., s'acharnent à vouloir réduire et abîmer. La "méthode" qui convient à un objet aussi complexe et subtil est celle qui est "sensible à l'univers mystérieux, voire insondable, de l'âme humaine". Cette "méthode" est indistinctement désignée par les termes de "méthode phénoménologique", d'"empathie" ou de "sociologie compréhensive".

La pensée de l'auteur fonctionne à la façon de la pensée mythique, sans crainte de la contradiction. Pour elle, le "quantitatif" s'oppose au "qualitatif" comme le "carré" s'oppose au "courbe", le "simple" au "complexe" (ou au "subtil"), l'"artificiel" au "naturel", etc. Si elle n'aime pas les méthodes quantitatives, c'est à cause de leur "caractère plaqué et artificiel" (p. 57) ; si elle n'apprécie pas les statistiques, c'est parce qu'elle sont trop "carrées et linéaires" (p. 295), etc.

Mais si les statistiques sont trop grossières pour l'esprit subtil d'E. Teissier, elles peuvent aussi à l'occasion être utiles si on peut leur faire dire des choses positives sur l'astrologie. Par exemple, commentant un sondage sur l'astrologie publié dans Science et vie junior (p. 287-290), elle réagit au fait que les jeunes soient apparemment les plus intéressés par l'astrologie de la manière suivante : "on peut d'ailleurs se demander si cela ne traduit pas un lien avec le cosmos resté plus vivant - et pourquoi pas diraient les adeptes de la réincarnation, un résidu des vies antérieures ?" (p. 288). D'un seul coup d'un seul, les pauvres statistiques se transforment, tel le crapaud devenant prince charmant, en preuves irréfutables du sérieux et de la véridicité des analyses astrologiques : "il y a les statistiques qui sont favorables à l'astrologie d'une façon à la fois péremptoire et éclatante" (p. XV).

Et l'auteur se lance parfois elle-même hardiment dans l'évaluation chiffrée, mais totalement intuitive, des faits sociaux : "je pense que ceux qui aujourd'hui en France, font profession d'astrologue et chez qui la spécialité "astrologie" proprement dite constitue effectivement 90% et plus de la pratique professionnelle, doivent être moins d'un millier. C'est plus une impression qu'un décompte minutieux, mais ce chiffre me paraît plausible." (p. 302).

Un étrange discours de la méthode

Le discours de la méthode chez E. Teissier est aussi précis que ses hypothèses et sa "problématique". Tout d'abord, l'"objectivité" est selon elle un idéal parfaitement inatteignable (un paragraphe entier est consacré au thème de "L'utopie de l'objectivité", p. 28-31). Mais, comme à son habitude, peu hantée par le principe de non-contradiction, E. Teissier peut critiquer la prétention "positiviste" à l'"objectivité" et dire que les scientifiques manquent d'objectivité, ou encore affirmer qu'elle est elle-même animée par un "souci d'objectivité". La question de la possibilité ou l'impossibilité d'une objectivité est donc beaucoup plus complexe que ce qu'un lecteur rationaliste peut modestement imaginer : son sort dépend de la phrase dans laquelle le mot "objectivité" s'insère. Et l'on comprendra que l'auteur revendique l'"objectivité" lorsqu'il s'agit pour elle de défendre l'astrologie.

Pour E. Teissier tout est "méthode". Par exemple, lorsqu'elle écrit : "D'où l'importance essentielle de la démarche méthodologique choisie, qui consistera à cerner les motivations et sources secrètes des attitudes et comportements sociaux." (p. 20), on constate qu'une vague volonté de "cerner des motivations" équivaut pour elle à une "démarche méthodologique". Lorsqu'elle écrit aussi que, dans sa thèse, "la méthode empirique paraît s'imposer" et qu'"elle sera (son) outil de référence" (p. 10), on voit que le mot "méthode", équivalent d'"outil de référence", est utilisé avec l'imprécision la plus grande : "la méthode empirique" semble s'opposer à d'autres "méthodes" (qui ne le sont pas), mais on ne sait pas de quelle méthode précisément il s'agit.

Les termes "méthodes", "paramètres", "facteurs", "outils", etc., sont, en fait, utilisés de manière sémantiquement aléatoire, tant la fonction essentielle de ces usages lexicaux réside dans l'effet savant que l'auteur entend produire sur elle-même et sur le lecteur. Le fait que dans la citation suivante, E. Teissier dise que les "paramètres" dont elle parle (équivalent ici de "notions") apparaîtront "ici où là, au hasard de cette étude", fait bien apparaître le caractère extrêmement rigoureux de la "démarche méthodologique" mise en œuvre...

"Et si les dieux me sont favorables, peut-être pourrons-nous apporter quelques modestes lumières sur l'univers astrologique d'aujourd'hui par rapport à cinq paramètres élémentaires qui, selon NISBET, caractérisent plus que tout autre la sociologie : communauté, autorité, statut, sacré, aliénation, toutes notions qui, ici où là, au hasard de cette étude, la marqueront d'une empreinte en filigrane" (p. 44)

En sachant tout cela, tout lecteur peut mesurer l'effet comique de la prétention toute verbaliste à la rigueur qu'affiche l'auteur de la thèse : "nous avons eu l'occasion de développer l'esprit de rigueur dont l'exigence nous habite depuis toujours. À cela s'ajoutait un souci de rationalité, de cohérence, mais cela à travers une forte curiosité intellectuelle au service d'une recherche de la vérité" (p. VIII). Visiblement, l'esprit ne parvient pas à guider les gestes.

Les "données" : anecdotes de la vie personnelle, médiatique et mondaine d'Élizabeth Teissier

Si l'on entend par "données empiriques" des matériaux qui sont sélectionnés, recueillis et/ou produits en vue de l'interprétation la plus fondée possible de tel ou tel aspect du monde social, c'est-à-dire à des corpus de données dont les principes de constitution et de délimitation sont explicitement énoncés, on peut dire sans risque que la thèse d'E. Teissier ne contient strictement aucune donnée empirique. Si l'auteur avait une conception un tant soit peu empirique de la pratique de recherche en sociologie (rappelons qu'elle dit mettre en œuvre "la méthode empirique"), elle n'oserait par exemple pas écrire avec autant de légèreté et d'inconscience empirique qu'elle va suivre l'évolution de l'astrologie "à travers le temps et l'espace dans les sociétés les plus diverses, de la nuit des temps à nos jours" en annonçant explicitement qu'elle se livrera "à un rapide survol, aussi bien chronologique que géographique, diachronique que synchronique..." (p. 93). Mais pourquoi se donner la peine de mettre en place un véritable dispositif de recherche lorsque l'on pense que "la vitalité de l'astrologie aujourd'hui ne fait aucun doute" et que "pour preuve, il suffit d'ouvrir les yeux et les oreilles" (p. 792) ?

De même, comment apporter une preuve de "l'intérêt de plus en plus marqué des médias pour l'astrologie" ? E. Teissier répond : "il n'y a pas une semaine où nous ne soyons pas sollicitée à participer, ici ou là, en France ou à l'étranger, à une émission de ce genre" (p. 274). En fait, E. Teissier enchaîne de manière aléatoire les anecdotes personnelles au gré de l'association de ses souvenirs : "Dans le contexte de l'être-ensemble, une autre histoire nous revient à l'esprit, où nous étions à la fois témoin et partie" (p. 412) ; "Une autre histoire exemplaire nous revient à l'esprit." (p. 383), etc. Elle raconte ce qu'on lui a dit ou écrit et ce qu'elle a répondu. Ses commentaires, quand il y en a, se contentent de prolonger la polémique lorsqu'il y avait polémique (avec les journalistes, les animateurs de télévision, les scientifiques, etc.) et de souligner l'intérêt pour l'astrologie - malgré le consensus culturel en défaveur de l'astrologie et la ghéttoïsation de cette dernière - qu'illustrent certaines anecdotes. L'anecdote tirée "au hasard" (signe sans doute d'objectivité à ses yeux) fait toujours preuve.

Si elle fait également le compte rendu d'échanges de courriers avec certains lecteurs, pour "preuve" de l'ambivalence fascination/rejet vis-à-vis de l'astrologie ("C- Le courrier des lecteurs et téléspectateurs, baromètres de notre société", p. 311-386), il n'est aucunement question de constituer un corpus, ni même de faire une analyse sociologique, mais de donner à lire le courrier reçu, ainsi que les réponses envoyées ("Voici ce que nous avons répondu à ce lecteur:...", p. 319 ; "Voici la réponse que nous adressâmes à cette lectrice désorientée", p. 327). On n'a pas même d'évaluation précise des différents types de courriers qu'elle reçoit. Ainsi, à propos des lettres qu'elle range dans la rubrique "Les appels à l'aide", elle écrit de manière approximative : "Il s'agit certainement, quantitativement parlant, de la masse la plus importante de lettres reçues" (p. 312) ou encore que "Parmi les appels à l'aide, les lettres émanant de prisonniers ne sont pas rares" (p. 321).

Et l'on va ainsi d'une anecdote à l'autre : E. Teissier en "face-à-face avec un astronome monolithique dans son agressivité" (p. 543), E. Teissier et Marcel Jullian, PDG d'Antenne 2 (p. 588-629) à propos de l'émission Astralement vôtre, E. Teissier et l'émission allemande Astrow-show entre 1981 et 1983 (p. 645 et suivantes), E. Teissier et l'émission Comme un lundi de Christophe Dechavanne du 8 janvier 1996 (p. 671-685), E. Teissier et l'émission Duel sur la cinq du 10 juin 1988 (p. 709-725), etc. Et à chaque fois, l'auteur émet des jugements péremptoires, polémique, formule des réponses agressives. Elle n'étudie donc pas les réactions à l'astrologie, elle la défend. Elle ne fait pas l'analyse des polémiques autour de l'astrologie, mais est dans la polémique, continuant dans cette thèse - comme sur les plateaux de télévision, sur les ondes radiophoniques ou dans la presse écrite - à batailler contre ceux qui considèrent que ce n'est pas une science.

Dans tous les cas, le narcissisme naïf est grand, bien que totalement dénié : "Bien que nous refusions dans ce travail de nous mettre en avant pour des raisons à la fois d'objectivité et d'une décence de bon aloi, on aura remarqué que nous fûmes à travers toute l'émission la seule astrologue à être prise à parti..." (p. 686). Non seulement les exemples pris par E. Teissier ne concernent qu'E. Teissier (alors même qu'elle aurait pu s'intéresser à d'autres collègues astrologues), mais les récits mettent toujours en avant la vie héroïque ou passionnante d'E. Teissier. C'est ainsi qu'elle raconte par exemple comment la rencontre de l'astrologie fut "le grand tournant de sa vie" : "Nous eûmes droit à notre nuit de Pascal - nuit boréale en réalité, car l'"illumination" dura quelque six mois, le temps d'apprendre les fondements cosmographiques et symboliques de l'art royal des astres, suffisamment pour être éblouie des "convergences" d'une part psychologiques, d'autre part événementielles avec notre caractère et notre vécu, ou ceux de notre entourage" (p. X). Ou encore, faisant le récit du contexte dans lequel elle a été contactée pour présenter l'émission allemande Astro-Show : "Lorsque, au tout début de 1981, à notre retour d'un voyage en Inde, nous trouvâmes trois messages consécutifs et quelque peu impatients de l'ARD (première chaîne télévisuelle allemande), nous fûmes plutôt surprise. Jusque-là en effet notre rayon d'action n'avait pas passé les limites du Rhin." (p. 646).

Une écriture boursouflée et creuse

Le problème essentiel avec le style d'écriture que l'on trouve dans une thèse comme celle d'E. Teissier, réside dans le fait que l'on aura beau multiplier les "échantillons", répéter les citations en vue de prouver que l'on a affaire à une écriture jargonnante, peu rigoureuse, souvent incompréhensible, parfois proche de l'absurde, d'autres verront au contraire dans les mêmes extraits toutes les marques de la profondeur ou de l'intelligence du propos. Devant un grand nombre de passages de cette thèse, nous pourrions émettre le jugement suivant : dans la mesure où nous croyons savoir ce que parler en sociologue veut dire, nous pouvons témoigner du fait que nous n'avons rien compris à ce qui a été dit. Mais qu'y aurait-il à comprendre lorsque rien n'a été vraiment dit ?

Délire sémantique ou esbroufe verbale, plaisir des mots savants qui sonnent bien accolés les uns aux autres pour asserter des banalités sur un ton sérieux, enchaînements des citations d'auteurs aussi ésotériques les unes que les autres, la panoplie de l'écriture pseudo-savante et réellement floue est assez complète. Donnons-en un exemple long pour garantir au lecteur que l'effet d'étrangeté n'est pas le produit d'une injuste décontextualisation :

"Tout au long de notre thèse, nous avons à l'instar de ce qui est la vocation et l'objectif du chercheur, tenté de déceler les prémices sous-jacents, les frémissements de ce qui est "en train de naître" et qui se font sentir dans la réalité sociétale aujourd'hui. Cela en pratiquant ce que G. Durand appelle une "pensée concentrique", c'est-à-dire une "pensée formant un système ouvert qui refuse de rester au centre mais qui va glaner ce qui se passe et se propage en périphérie à la recherche de l'humus sous-jacent". Autrement dit, il s'agissait de suivre un processus de va-et-vient, en vases communiquants, tout en refusant de rester prisonnier d'une idée, d'aller à la rencontre de l'inconnu, de ce qui se vit dans le donné social, de ce qui émerge dans le champ expérimental du chercheur. De tout ce vécu, de cet observé, nous avons tenté de dégager la dynamique à travers une synergie de la pensée, en délaissant son contraire : la pensée unique, sous forme d'une doxa synonyme d'apparence. Nous avons ainsi pu faire état de ce maillage multiple, de ces innombrables passerelles qui s'effectuent entre échanges de savoirs, dans un désir commun de s'ouvrir à d'autres connaissances et de partager son intérêt, mais aussi à travers ces nouvelles technologies, longuement évoquées, où tout un chacun fait un pied-de-nez à cette pensée conformiste représentée par ceux qui détiennent un pseudo-savoir - un "demi-savoir" selon J.-C. (sic) Domenach. Au fil de notre travail, nous avons pu mettre le doigt sur la confusion qui émerge par rapport à ces données, où sont mis à mal ceux qui croyaient détenir le savoir, cette pensée bien gardée, convenable, intellectuellement correcte, tout en montrant que son impérialisme peu à peu se désagrège - et ce en dépit d'un combat d'arrière-garde qui se voit voué à un échec à long terme. Comme nous avons montré, pensons-nous, l'inanité d'un intellectualisme desséché. "Le règne absolu de l'idée ne peut s'établir ni surtout se maintenir : car c'est la mort" (in Le suicide de Durkheim cité par Maffesoli dans sa préface aux Formes élémentaires de la vie religieuse, p. 11). En paraphrasant K. Jaspers, on pourrait dire que "c'est dans la communication qu'on atteint le but de l'astrologie (la philosophie)" (Introduction à la philosophie, p. 25), dans cet échange chaleureux (dionysiaque ?) entre esprits branchés sur des intérêts semblables, orientés en l'occurrence sur les arcanes célestes." (p. 861)

CONCLUSION

Que les choses soient claires : E. Teissier ne peut être tenue pour responsable de ce qui s'est passé à la Sorbonne et elle n'aurait pas même eu l'idée de frapper à la porte de notre discipline pour trouver un lieu de légitimation de ses propres intérêts d'astrologue si celle-ci n'était pas le refuge d'enseignants-chercheurs dépourvus de rigueur et parfois très explicitement anti-rationalistes.

Revenons à notre point de départ : des "collègues" (abondamment cités dans cette thèse) ont délivré un droit de soutenance à l'auteur de cette thèse, puis, avec d'autres, ont décidé de lui attribuer la mention "Très honorable". Après lecture du compte rendu précédent, on comprend à quel point le sentiment de scandale du lecteur de la thèse est grand.

Espérons que les diverses réactions saines à cette affaire malsaine puissent donner l'occasion d'une réflexion collective sur le métier de sociologue et sur les conditions d'entrée dans ce métier.

1. Ce n'était pas la première fois que M. Maffesoli faisait soutenir une thèse en rapport avec l'astrologie. Ainsi, en 1989, S. Joubert a soutenu une thèse de doctorat intitulée Polythéisme des valeurs et sociologie : le cas de l'astrologie à l'Université de Paris V, sous sa direction. Le résumé de cette thèse manifeste un style d'écriture d'une aussi douteuse clarté que celui que l'on découvre dans la thèse d'Élizabeth Teissier (Source : Docthese 1998/1).

2. Directeur d'études à l'EHESS (psychologie sociale).

3. Professeur de philosophie à l'Université de Paris I.

4. Professeur de sociologie à l'Université de Montpellier III.

5. Professeur émérite à l'Université de Grenoble II, Fondateur du Centre de Recherche sur l'Imaginaire.

6. Professeur de sociologie à l'Université de Strasbourg II.

7. Tout ce que nous mettons entre guillemets dans ce texte sont des extraits de la thèse. Les italiques sont des choix de soulignement de l'auteur de la thèse et les gras sont nos propres soulignements de lecteur.

8. Nous ne vérifierons pas ici la véracité des sentiments positifs à l'égard de l'astrologie que l'auteur prête à diverses personnalités.

9. Elle écrit par ailleurs : "D'autre part, la télépathie ne s'est elle pas imposée comme discipline scientifique depuis les expériences de Rhine ?" (p. 281).

 

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[Docteur Tessier ?]

     

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