|
La
sociologie, astrologie des sciences sociales.
Jean Copans
Jean
Copans, (ancien président de la section 19 (sociologie-démographie)
du CNU, est professeur de sociologie à l'université
René-Descartes - paris V). Le Monde, 2 mai 2001.
ADAME
TEISSIER, astrologue de métier et fort réputée,
paraît-il, dans son domaine, a donc soutenu une thèse
de doctorat mention sociologie dans mon université (René-Descartes-Paris-V),
sous la direction d'un collègue de mon département de
sciences sociales, le professeur Michel Maffesoli. Mais cette soutenance,
qui a déjà fait par deux fois la " une " du
Monde, est-elle bien le scandale que dénoncent Roger
Establet et Christian Baudelot (votre page Débats du 18avril)?
C'est
une " thèse " d'astrologie et non de sociologie.
Mais toutes les thèses de sociologie (d'histoire, de biologie,
etc.) sont-elles bien des thèses de sociologie (d'histoire,
de biologie, etc.) ?
La
thèse est-elle bien le meilleur médium de l'initiation
à la démonstration scientifique professionnelle ?
Dans les sciences de la vie et de la matière, ce n'est pas
le cas. Pourquoi tant défendre la thèse en sociologie ?
En l'absence d'enquête de sociologie de la connaissance, justement,
le doute me saisit (et il m'a saisi sur ce point depuis fort longtemps).
D'autant que mes collègues critiques ne l'ont pas lue et que
l'astrologie vue de l'intérieur a peut-être au moins
valeur d'un témoignage de première main. N'y a-t-il
pas des affaires bien plus scandaleuses, où la vigilance sociologique
est, depuis longtemps, en défaut ? Trois chantiers pourraient
mobiliser plus utilement mes collègues.
Le
premier point porte sur le droit et le devoir de la critique théorique
et méthodologique. M. Maffesoli dirige des thèses, des
revues et des publications. Il écrit beaucoup et ses œuvres
sont en livre de poche (comme ceux de ses deux critiques). Si scandale
il y avait, il serait plutôt dans ce silence des critiques de
fond, silence bien français qui veut qu'il y ait fort peu de
" lettre à l'éditeur " ou de compte
rendu polémique dans nos périodiques sociologiques.
Si
ce collègue a pu se rendre coupable d'une telle dérive
professionnelle, les dispositions à se comporter ainsi sont
sûrement bien anciennes, et il fallait depuis longtemps lui
faire comprendre que sa sociologie n'avait rien de scientifique et
de respectable. Lui interdire de diriger des doctorats pour que ses
points de vue ne " polluent " pas nos chères têtes
blondes.
Je
ne suis pas là pour défendre de quelque façon
ce collègue il sait s'y prendre tout seul
(page Débats du Monde du 24 avril) , mon
néo-marxisme et mon domaine de spécialisation, les classes
ouvrières d'Afrique noire, étant à des milliers
d'années-lumière de sa sociologie compréhensive
et de ses thématiques tribales et dionysiaques. Mais quand
je ne suis pas d'accord avec le fond d'une recherche sociologique
ou ethnologique, je le dis, je l'enseigne, je l'écris et...
j'ai des ennuis.
Le
deuxième point porte sur la sociologie des études doctorales
et des processus de soutenance.
J'ai
dans ma mémoire des affaires bien plus scandaleuses que le
happening maffesolien. Que penser du refus très récent
d'une des grandes universités parisiennes d'autoriser une soutenance
d'habilitation en sociologie sous prétexte que le dossier (tout
à fait remarquable et soutenu depuis dans un autre établissement
aussi prestigieux) ne ressemblait pas à ce qu'en attendaient
les collègues responsables de l'autorisation mais nullement
sociologues ?
Que
faut-il dire des conditions dans lesquelles des collègues économistes
ont accordé il y a plus de vingt ans le titre de docteur à
un Ivoirien devenu par la suite président de la République
(et accepté ultérieurement de publier ce travail) ?
Que
dire des collègues qui ont " doctorisé " récemment
une recherche ethnologique portant sur la pratique de voyante extralucide
de la mère et de la sœur du doctorant-chercheur, texte qu'on
peut acheter aujourd'hui dans toutes les bonnes librairies ?
Avant
occupé successivement toutes les fonctions de " contrôle "
énumérées par mes collègues, je puis noter
quant à moi l'absence totale de sociologie de la preuve doctorale.
Il y a plus de 10000 thèses de doctorat soutenues chaque année
en France, toutes disciplines confondues. Ou sont les recherches sociologiques
des spécialistes de l'éducation ou de l'organisation
sur ce vaste phénomène social ? Je serais prêt
à parier que ce domaine est l'objet d'un refoulement puissant
chez les sociologues. Alors, dans le monde réel mais interlope
des fausses directions, des fausses thèses et des faux docteurs,
l'affaire du doctorat de Mme Teissier me paraît bien anecdotique.
En
fait, l'astrologie n'est pas là où on la croit. C'est
la sociologie (et de plus en plus l'ethnologie) qui a " astrologisé "
ses compétences pour un plat de lentilles ! Depuis vingt
ans, ces deux sciences sociales se sont vendues aux pouvoirs, aux
administrations et aux médias qui nous gouvernent pour expliquer
(et, sous-entendu, prévoir) le présent et le futur proche.
Que
feraient les sociologues si tous les ministères (y compris
ceux de l'intérieur et de la défense), les conseils
municipaux, les conseils généraux et régionaux,
les grandes entreprises publiques et privées n'insufflaient
pas des financements significatifs pour ausculter le mal de vivre
des banlieues, des familles, des jeunes, des vieux des étudiants,
des chômeurs, des malades, des infirmières, des travailleurs
intérimaires, des détenus, des travailleurs sociaux,
des policiers, des enseignants, etc.
Les
sciences sociales courent maintenant après l'actualité,
lorsqu'elles ne cherchent pas à la devancer. Elles sont devenues
des assistantes sociales et alimentent comme
une rubrique astrologique " nouvelle manière ". Il
ne se pas se pas une semaine sans que Le Monde, Libération,
Le Nouvel Observateur ne publient de " rebonds ", des
tribunes libres des opinions ou de brefs entretiens avec des spécialistes,
parfois des chercheurs en cours de doctorat (ce qui n'a rien de répréhensible
ici) sur un quelconque " grave " problème de notre
Hexagone. La sociologie et l'ethnologie française ont maintenant,
comme le dit l'expression populaire, les yeux sur le guidon. J'en
veux pour preuve la désertion des terrain du vaste monde, à
commencer par ceux de nos voisins d'Europe. Pour évoquer les
thèmes, pourtant à la mode, du développement
et de la mondialisation, le seuls textes significatifs aujourd'hui
en langue française nous proviennent d'historiens, de géographes,
d'économistes ou encore de politologues. La sociologie française,
si brillante sur ces terrains dans les années 1950-1980 n'a
plus rien à dire, et je comprends fort bien mes étudiants
qui s'éloignent de ces thématiques car, même avec
le meilleur des dossiers, ce qu'attendent mes collègues qui
vont les recruter, ce sont des thèmes comme " Les incivilités
dans le 93 ", " Mon portable, mon ordinateur et ma belle-fille ",
ou " L'interculturel entre la rue des Rosiers et le quartier
de la Rose ".
Bref,
les producteurs d'astrologie sont plutôt chez nous. La sociologie
française est en train de redevenir une espèce de psycho-sociologie
individualisante bien dans l'air du temps libéral. Christian
Baudelot et Roger Establet, qui nous ont tant aidés à
comprendre la France des années 1970-1990,
semblent s'inquiètent de la perte des repères théoriques
et du peu de conscience déontologique et sociologique d'un
certain nombre d'enseignants-chercheurs. Mais hélas, l'astrologie
est déjà dans nos murs, et pas seulement dans un doctorat
dirigé par Michel Maffesoli.
|
|