|
Hervé
Morin
La thèse d'Elizabeth Teissier ravive la fracture au sein
de la sociologie.
LE
MONDE, 4 mai 2001.
Élizabeth
Teissier est à nouveau celle par qui le scandale arrive. L'astrologue
de Télé 7jours, conseillère astrale de François
Mitterrand et d'autres grands de ce monde, ancien mannequin et
actrice, vient de soutenir à la Sorbonne une thèse de sociologie
consacrée à la "situation épistémologique
de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination/rejet
dans les sociétés postmodernes" (Le Monde du
10 avril). Ces quelque 900 pages ont aussitôt suscité une
vive polémique. Les rationalistes, "attardés" selon MmeTeissier,
mettent en garde contre son projet constant de réhabiliter l'astrologie
à la Sorbonne, tandis que certains sociologues dénoncent
un dévoiement de leur discipline.
Le
sociologue Christian Baudelot (Ecole normale supérieure), récuse
ce "plaidoyer vibrant pour l'astrologie". Le chercheur
précise qu'il est parfaitement légitime de faire une
thèse de sociologie portant sur l'astrologie, "y compris
écrite par une astrologue". Il lui semble tout aussi légitime
qu'une astrologue fasse, par ailleurs, l'apologie de l'astrologie.
Mais, en l'espèce, "c'est un scandale monumental
que de laisser entendre qu'il s'agit de sociologie", s'insurge-t-il.
Comment
dans ce cas Elizabeth Teissier a-t-elle pu défendre avec succès
sa thèse, face à un jury composé de sociologues ? L'impétrante
a suivi un cursus qui n'a rien d'inhabituel. Née en 1938,
titulaire d'un diplôme d'études supérieures
en littérature obtenu à la Sorbonne, avant la réforme
des études supérieures, elle a pu s'inscrire directement
en DEA de sociologie, en 1992, auprès du Centre d'études
sur l'actuel et le quotidien (CEAQ), dirigé par le sociologue
Michel Maffesoli, qui acceptera son projet de thèse. Comme le
rappelle Odile Piriou (Laboratoire de sociologie du changement des
institutions), un tel parcours est banal: un tiers des thésards
en sociologie ont auparavant exercé une autre profession, et
parmi eux 42% choisissent un thème "directement rattaché
à leur activité" (Le Monde du 2 mai).
"UNE DAME DE CARACTÈRE"
La
soutenance elle-même est intervenue au terme du processus classique:
la thèse a d'abord fait l'objet de deux rapports préalables,
établis par Patrick Tacussel et Patrick Watier dont les
thèses d'Etat furent dirigées par Michel Maffesoli.
Le vice-président de l'université a ensuite donné
son feu vert. Les membres du jury, sollicités par le directeur
de thèse, ne remettent en principe pas en cause l'attribution
du titre, mais jouent sur la mention en l'occurrence, "très
honorable", sans félicitations.
Michel
Maffesoli, que beaucoup de ses collègues considèrent comme
un franc-tireur et un stakhanoviste il a dirigé quarante-neuf
thèses entre 1989 et 1995 a-t-il dérapé en acceptant
de diriger Elizabeth Teissier, qui, ayant l'oreille de François
Mitterrand depuis 1989, bénéficiait des plus hautes recommandations
? "Continuellement, j'ai essayé de la cadrer, d'orienter
sa thèse vers des investigations sur la pratique de l'astrologie
et non pas sur sa scientificité, explique-t-il. C'est une
dame de caractère et je n'y suis pas toujours arrivé.
Peu importait, car je savais que, une fois qu'elle avait produit
le minimum requis pour une thèse, les 400 bonnes pages, les écarts
et manques ne seraient pas graves : comme elle ne devait pas postuler
pour un poste ni même “monnayer sa thèse dans
un emploi”, je pouvais tolérer des écarts."
Il est cependant douteux qu'un chercheur qui se qualifie volontiers
de "renifleur du social" n'ait pas anticipé l'impact
médiatique de la thèse de Mme Teissier. A-t-il voulu, à
cette occasion, s'imposer comme chef de file de la sociologie
"compréhensive" qu'il préconise ? Cette approche,
qui considère que l'implication personnelle du sociologue
n'est pas un obstacle à une analyse pertinente, s'oppose,
depuis l'origine de la sociologie, à un courant qui, pour
faire vite, a pour ambition d'étudier les faits sociaux comme
des objets.
Ces
dernières années, la sociologie du quotidien a le vent en
poupe, mais est devenue le théâtre d'une vive concurrence
entre les deux approches, note Bernard Valade, professeur de sociologie
à Paris-V. S'il juge "malencontreux" que la sociologie
s'"enrichisse" d'une thèse qui, selon lui, "comporte
des développements tout à fait superflus qui s'attachent
à fonder l'astrologie comme une science", il n'exclut
pas que la réaction de défiance vis-à-vis de Michel
Maffesoli soit aussi sous-tendue par des querelles de personnes :
"Les mètres carrés et les crédits sont chichement
distribués…"
Michel Maffesoli n'a pas que des ennemis. Le philosophe Jean Baudrillard
propose de renvoyer ses "détracteurs étranges", tenants
de la rationalité scientifique, "à leur phantasme intégriste
et disciplinaire, et rejeter sans appel leur prétention à
s'ériger en tribunal des mœurs intellectuelles."
UNE LETTRE À JACK LANG
En
face, on assiste à la formation d'un front commun inédit:
les rationalistes de l'Association française pour l'information
scientifique (AFIS), pas toujours tendres envers les sciences humaines
notamment la psychanalyse se sont rapprochés de sociologues
pour faire une lecture critique de la thèse. L'astrophysicien
Jean-Claude Pecker, professeur au Collège de France et président
de l'AFIS, indique que quatre Prix Nobel, Claude Cohen-Tannoudji,
Jean-Marie Lehn, Jean Dausset et Pierre-Gilles de Gennes, doivent
adresser des lettres de protestation à Jack Lang, ministre de
l'éducation nationale.
Le physicien Jean Bricmont, futur président de l'AFIS, voit,
lui, dans l'"affaire Teissier" un pendant de l'"affaire Sokal",
lancée par son collègue américain Alan Sokal, qui avait
réussi en 1996 à publier dans la revue américaine Social
Text un texte parodiant le jargon des sciences sociales. "Sauf
qu'ici il ne s'agit pas d'un canular", indique-t-il, condamnant
"la tendance au relativisme des sciences sociales, qui se focalisent
constamment sur les rapports de forces sociaux en ignorant les bases
de la démarche empirique en science".
Quant
à Elizabeth Teissier, elle "bouillonne" de ne pouvoir
prendre part aux débats tant que son titre de docteur n'est
pas dûment validé. Mais elle a sans conteste atteint son
but: faire parler de l'astrologie.
|
|