Teissier, authentique thésarde
PATRICK TACUSSEL

Patrick Tacussel est professeur de sociologie à l'université Montpellier-III. Dernier livre paru: «Charles Fourier, le jeu des passions. Actualité d'une pensée utopique», Paris, Desclée de Brouwer, 2000. Libération, le mercredi 25 avril 2001.

Une chose est désormais sûre, le titre de la thèse de sociologie soutenue le 7 avril par Mme Elizabeth Teissier correspond au bon angle pour examiner l'astrologie comme un fait social: «Situation épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination/rejet dans les sociétés postmodernes.» La mobilisation des détracteurs de l'astrologie, le soutien de ses adeptes, le déchaînement des passions suscité par la personnalité de la candidate constituent des matériaux dont les chercheurs en sciences humaines devraient se saisir pour enrichir notre connaissance de l'actualité. Il faut pourtant se rendre à l'évidence, la tonalité des articles publiés dans le Monde du 18 avril et Libération du lendemain montre que ce n'est pas la préoccupation principale de certains d'entre eux. Il n'y a guère que le lecteur consciencieux de la presse qui peut se plaindre de l'insuffisance d'information quant au contenu des deux volumes (897 pages et annexes).

Aucun détail n'avait pourtant paru indigne de l'intérêt du public. Le tailleur et la coiffure de l'impétrante, l'ambiance dans la salle Louis-Liard, la majesté de son décor, les fautes d'orthographe dans le document pointées par un membre du jury, et même ce bouquet de fleurs offert par ses juges d'un jour à celle qui les a gratifiés en retour d'un frisson médiatique... L'inexactitude de ce point n'est pas accessoire: la confusion involontaire entre un individu qui transmet un cadeau à son destinataire et le véritable donateur ajoute au tableau général une touche cérémoniale propre à désorienter les théories de l'échange symbolique. Mais, dans la mesure où il s'agissait de faire croire que cette soutenance de doctorat était essentiellement une festivité mondaine, chaque élément observable devait concourir à renforcer une hallucination moins lourde à supporter que les débats. Les commentaires et les critiques formulés par les professeurs du jury ne sont guère aptes, il est vrai, à stimuler l'imagination des reporters, le coup de crayon et la plume de l'humoriste n'ont pas cet embarras. Le trac manifeste de l'étudiante, l'humilité des réponses qu'elle a esquissées aux questions des examinateurs, son soulagement à l'issue de cet oral ne méritaient-ils pas d'être pris en considération pour attester de l'authenticité de l'épreuve? Eh bien non! Médiatiquement, la cause était entendue.

Devant la commodité de cette pitance livrée à la variété de tous les appétits, il était facile de prévoir que les attitrés du pandémonium universitaire ne tarderaient pas à choisir leurs morceaux, quitte à écraser les enjeux - fussent-ils mal exposés - d'une recherche doctorale et à abolir l'usage déontologique le plus élémentaire: la lecture préalable de la thèse avant d'en parler. Qu'un ancien mannequin, astrologue des puissants, de François Mitterrand (un sujet encore excitant), pythie de la presse populaire, parvienne à inscrire, rédiger et défendre un doctorat, l'affaire ne met-elle pas le cours du fagot au misérable prix de l'allumette? L'absence d'une réglementation interdisant à Mme Teissier, et à toute une riche galerie d'indésirables profilés en fonction des convictions ou des dégoûts d'un tel ou d'un autre, d'accéder à un diplôme délivré par un établissement public n'a trouvé d'autre voie que la mise en cause de la Sorbonne, à travers l'habituelle procédure interne autorisant la soutenance.

Il faut lever le double malentendu qui est à la source de l'emballement émotionnel et des craintes de plusieurs astronomes et astrophysiciens ou des diverses composantes de la mouvance rationaliste. D'une part, les sciences humaines, ici la sociologie, n'ont pas pour vocation de vérifier puis de hiérarchiser les croyances collectives, mais de les comprendre et de les expliquer socialement et culturellement. D'autre part, le détenteur d'un titre universitaire dans nos disciplines, comme dans toutes celles enseignées dans le même but, demeure l'unique responsable de l'usage ultérieur, bienvenu ou abusif, éventuellement dangereux, qu'il en fait. La loi heureusement sanctionne quelquefois des professionnels qui ont manqué à leurs engagements sur ce plan ou à un niveau éthique plus général; mais le droit et les règlements des universités interdisent de préjuger des qualités morales et des intentions d'un étudiant lors de sa scolarité. Cette question porte sur la dimension axiologique et normative de la connaissance en général et de ses modes de transmission; elle me semble trop sérieuse pour être abandonnée à une coterie animée par une indignation savonarolesque aux relents démagogiques («nos» étudiants, «nos» partenaires, «nos» clients, etc.).

La thèse de Mme Teissier avance l'idée que l'astrologie est un savoir articulé sur un ensemble de relations symboliques entre l'homme et le cosmos. Elle fonctionne comme une matrice cognitive qui a résisté aux différents dispositifs rationnels édifiés par la science moderne pour endiguer son attraction dans les couches et les communautés les plus hétérogènes. Selon elle, l'impérieux besoin de chercher une cause aux aléas matériels et intimes de la vie explique sa permanence et son fondement immémorial: cela concerne bien le domaine de la sociologie de la connaissance et des représentations collectives, et de l'anthropologie culturelle. Ni l'implication ni la célébrité de la candidate ne sauraient constituer un motif d'interdiction de séjour à l'université. Est-il convenable de faire de cette étude, critiquable certes en maints aspects, non exempte, comme de nombreux diplômes de ce niveau, d'erreurs ou de dérapages, le cheval de Troie d'une volonté de normalisation théorique et épistémologique à l'intérieur de la forteresse académique? Celle-ci doit accueillir et protéger en ses remparts les défis de l'intelligence en se gardant d'une orthodoxie culturelle. J'ai, pour ma part, le sentiment de jouer, depuis le début de cet événement, un rôle moins ridicule, en remplissant mon devoir sans complaisance, que celui endossé avec une suspecte précipitation par certains membres de notre toujours honorable corporation qui se sont exprimés dans la presse.

   

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[Docteur Tessier ?]

     

Le Magazine de l'Homme Moderne
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