Le magazine de l'Homme Moderne/ Société / Thomas Sauvadet  
      Le Capital guerrier
Thomas Sauvadet
    
 
     

Extraits des pp.187-192 de Le Capital guerrier — Concurrence et solidarité entre jeunes de cité, Paris, Armand Colin, coll.Sociétales, octobre 2006. Publié avec l'aimable autorisation de l'auteur.

Capital guerrierLes groupes de jeunes de cité constituent des univers hautement concurrentiels où le mode principal de hiérarchisation renvoie à l’intimidation et à l’affrontement physiques. Dans ce contexte, l’accumulation de capital guerrier rend accessibles toutes sortes de ressources symbolique et matérielle.

il s’agit à présent de connaître précisément les ressources que tirent les chauds de leur statut de leader ainsi que les moyens qu’ils emploient pour occuper le devant de la scène, sans donner l’impression de l’exercice d’une violence systématique et sans stigmatiser bêtement cette catégorie : l’idée d’un « noyau dur à éliminer » n’est pas dans mon propos. En réalité, les aptitudes des chauds sont enviées, fils à papa et toxs partagent leurs schèmes de perception, même s’ils peuvent discuter la moralité de tel ou tel acte. Ils cherchent eux-mêmes à développer ces aptitudes et en jouent. Enfin, une fois leur leadership établi, les leaders « peuvent moins que quiconque se permettre de prendre des libertés avec les normes officielles et ils doivent payer leur surcroît de valeur d’un surcroît de conformité aux valeurs du groupe » [Bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Seuil, 1980].

   En ce sens, les chauds se conforment au mode de fonctionnement le plus efficient au sein du groupe de la cité, celui qu’ils ont découvert lorsqu’ils n’étaient encore que des enfants. Ils sont juste les meilleurs à ce jeu auquel beaucoup d’autres essaient de jouer.

Les modes d’accumulation du capital guerrier

Nous allons ici observer les différentes variables qui déterminent l’accumulation de capital guerrier, ainsi que la façon dont elles se conjuguent ou s’opposent.

La puissance du capital social

L’accumulation de capital social, c’est-à-dire de réseaux relationnels, reste de très loin le mode le plus efficace d’accumulation de capital guerrier, car la force du nombre s’avère primordiale. Alliances et désalliances, loyauté et trahison, tels sont les enjeux politiques de la quête du pouvoir ou de la recherche de sécurité. L’entretien des réseaux s’effectue par l’intermédiaire de dons, de prêts, de services, de marques de respect et de fidélité. Bourdieu explique :

« Le réseau de liaisons est le produit de stratégies d’investissement social consciemment ou inconsciemment orientées vers l’institution ou la reproduction de relations sociales, directement utilisables, à court ou à long terme, c’est-à-dire vers la transformation de relations contingentes, comme les relations de voisinages […], en relations à la fois nécessaires et électives, impliquant des obligations durables subjectivement ressenties (sentiments de reconnaissance, de respect, d’amitié, etc.) ».
Bourdieu P., « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, n°31, 1980.

   Un leader doit gérer les multiples sollicitations amicales qu’il reçoit et lutter contre les tentatives d’usurpation, contre la dévaluation du « droit d’entrée » qu’il demande en contrepartie de la jouissance du capital social qu’il représente et qui assure des protections. Le réseau relationnel de chacun se repère aisément, l’un des informateurs de Pascale Jamoulle raconte :

« Dans la mentalité de la cité, c’est comme s’il y avait des échelons au niveau de l’âge, des capacités physiques et intellectuelles. Enfin, intellectuelles, ce n’est pas quatre plus quatre égale huit, c’est pas ça, c‘est bien réfléchir dans les situations de besoin d’argent, de bagarre, de contrôle de police, c’est tout ça. C’est montrer que tu es malin et que tu n’es pas une balance… Tout le monde veut monter les échelons… Au dessus tu as les grands. Eux, c’est les hyper-respectés. Ils ont une réputation. Ils se sont faits un nom au niveau apport d’argent déjà, puis ils étaient respectés et craints par les autres bandes, par les gens reconnus. Les jeunes se fréquentent par niveaux, en espérant la promotion. […] Accompagner un grand quelque part, c’était une fierté. C’était dire qu’on avait déjà grimpé les échelons ».
Jamoulle P., « Business is business. Enjeux et règles du jeu de l’économie clandestine », Déviance et Société, vol. 27, n°3, 2003.

   Les joutes stratégiques n’ont pas la même complexité dans un groupe d’une soixantaine de jeunes et dans un groupe deux fois plus important sur le plan numérique. Néanmoins, le principe reste fondamentalement le même : échelons, niveaux, promotions, autant de termes qui témoignent de la hiérarchisation des différents réseaux relationnels.

   Forcément, dans ce contexte, la solitude s’apparente à une redoutable faiblesse. Il vaut mieux assurer ses arrières et disposer d’une équipe solide. Stéphanie Rubi constate que certaines collégiennes vont jusqu’à inventer l’existence d’un grand frère lors de relations conflictuelles et ajoute :

« Ceux et celles qui sont décrits comme « préférant » la solitude ou qui n’ont pas réussi à se trouver une place dans le groupe de pairs font bien souvent les frais des rapports de domination entre élèves, victimes désignées sur qui peut s’exercer la loi du plus fort ».
Rubi S., Les « Crapuleuses », ces adolescentes déviantes, Paris, PUF, 2005.

   Ces réseaux relationnels créent des effets dissuasifs majeurs : ainsi, certains petits frères qui viennent d’une fratrie établie n’ont aucune preuve à fournir pour être respectés plus que les autres, leur nom symbolise à lui seul leur capital social supérieur.

   L’univers de la rue s’avère complexe et ambivalent : d’un côté il apparaît gouverné par la fureur et l’individualisme, de l’autre par le théâtre des joutes stratégiques où la force du nombre induit le développement de dispositions politiques et diplomatiques. Autrement dit, la recherche de capital guerrier crée et détruit des liens sociaux. D'un côté, elle impose la conquête de nombreux alliés, et donc l’attribution de traitements de faveur, de l'autre, elle recommande une défiance généralisée et une agressivité d’écorché vif, que nous allons maintenant analyser.

L’importance de la force physique et de la discipline morale du guerrier

La force physique correspond évidemment à un facteur clé du capital guerrier, ce qui explique l’amour du muscle [Jean-François Laé et Numa Murard (1985), en observant la vie d’une cité de transit au début des années 1980, remarquent que la grande force des habitants est d’abord leur présence physique lorsqu’ils exercent « le droit d’être pauvres » et bloquent les guichets de l’aide sociale avec des « mains vides mais agitées »]. Les jeunes s’observent dans des miroirs, prennent des positions de statues grecques, se jaugent, se touchent et se tâtent, se comparent, bombent le torse et se bousculent. Ramzy, un chaud marseillais, et Raoul, son copain tox, commentent la séance de musculation de Bader, un adolescent typé chaud :

Raoul : « T’as vu un peu les biceps de Bader ? »
Ramzy : « Ah c’est un petit Tyson. S’il te met une patate mon gars, toi, t’atterris sur Mars ! »
Raoul : « J’y suis déjà sur Mars ! Bader, il est jeune, il a 17 ans, regarde comment il est galbé ! Dans deux ans, toi, il va t’envoyer sur Jupiter ! »
Ramzy : « C’est toi que je vais envoyer sur Jupiter ! »

   Le sport, loin de véhiculer des valeurs éducatives pacificatrices, s’utilise pour améliorer l’aptitude physique au combat [Une analyse secondaire de quatre enquêtes épidémiologiques (Choquet, Bourdessol, Arvers, Guilbert, De Peretti, 1999) associe les conduites violentes aux pratiques sportives intenses (au moins huit heures hebdomadaires)]. Cette volonté d’endurcir le corps engendre une maturité physique accélérée chez les chauds. Dès 16/18 ans, ils affichent une musculature d’homme et ressentent une grande fierté. Ils se réfugient derrière ce système de classement. Alors qu’il regarde la télévision à mon domicile, Arouna de Paris sud déclare :

« J’ai vu en vrai Jamel Debouze (un jeune « de cité » devenu un célèbre humoriste), l’autre jour. Il était avec ses gardes du corps. Il est tout petit ! Une crevette ! »
Moi : « C’est peut-être à cause de ça qu’il a fait comique, et maintenant il se fait un paquet de sous ».
Lui : « Ouais, mais il est insignifiant, physiquement ».
Moi : « Ouais mais comme je te dis, c’est grâce à ça qu’il a développé l’humour comme arme et que maintenant il est là où il est. Une star du show-business ».
Lui : « (prenant un air peu convaincu) OK, mais il reste une crevette pour moi. Je le croise dans la rue, je lui colle une baffe et il s’envole ! »
Moi : « Mais maintenant il a des gardes du corps, non ? »

   La force physique, et surtout son apparence, produisent un système de classement qui permet de résister à d’autres systèmes de classement. Ainsi, malgré l’argent, le succès et le sens de l’humour, Jamel Debouze reste « une crevette » pour Arouna. Celui-ci tend à se mettre à l’abri des remises en question et préfère se blottir dans la doxa de la rue.

   Parallèlement, inutile d’investir dans la construction d’un corps d’athlète si derrière le mental ne suit pas. La discipline morale du guerrier dévalue les arguments de la corpulence. Cette discipline correspond à la surveillance permanente de son « honneur » [Les chauds adoptent la vieille devise de la noblesse andalouse : nemo me impune lacessit, nul ne me lèse impunément.] et au recours à la violence physique, et si nécessaire à l’outillage de la violence, pour le protéger avec une détermination absolue. Il faut savoir réagir devant une provocation, sinon, l’absence de réaction justifie la domination : la force fait le droit.

   La discipline en question se réfère généralement à « l’école de la rue » et à la nécessité de se battre fièrement « comme un homme ». École, car il s’agit d’un apprentissage : après avoir subi ou constaté des humiliations liées à un manque de courage physique, l’acteur évalue le poids du contrôle social et l’enjeu de l’honneur, avec de l’expérience il réussit une théâtralisation appropriée de son courage et optimise ainsi son honorabilité, enfin, ce n’est que lorsque ses réseaux relationnels se resserrent sur le collectif de la cité [Ou sur des groupes au fonctionnement relativement similaire en ce qui concerne la distribution de l’honneur (milieu du banditisme, milieu pugilistique ou militaire…).] ou ne s’en émancipent pas, qu’il s’accroche à cette discipline morale. Celle-ci représente un mode de gestion psychologique qui permet de guerroyer avec détermination en s’appuyant sur un code moral qui donne du courage, qui sert de repère lorsque s’approche le fracas de la peur. La recherche du courage s’exprime ostensiblement lors des monologues qui devancent les bagarres et où les jeunes se rabâchent « d’où ils viennent », « qui ils sont » et « ce qu’ils doivent faire », une « méthode Coué » parfaitement maîtrisée par Brice, un chaud de Paris sud :

« Qu’est-ce qu’il croit ? Que je vais flipper ? Moi, la rue, c’est chez moi ! Qu’est-ce qu’il vient me faire chier ? Moi j’ai les nerfs, j’ai les nerfs ! Moi faut pas me faire chier ! Moi on me met pas à l’amende, moi ! Moi je viens de la rue, moi ! »

Leur orgueil meurtri les oblige à ne plus reculer, à relever les défis, à se laisser guider par un esprit de résolution [Von Clausewitz (1989), le grand théoricien occidental de la guerre, insiste bien sur le rôle de l’intelligence et des forces morales dans les situations de guerre, car face aux brouillards de l’incertitude et à la fureur du monde, il faut un esprit vif et résolu.]. Ils revendiquent leur vie de rue et leurs aptitudes guerrières, il s’agit de se convaincre rapidement de la nécessité de la prise de risque d’ordre physique. L’expression habituellement employée, « monter en pression », témoigne de la connaissance dont ils disposent au sujet des différents états qui amènent les nerfs à déployer une énergie insoupçonnée et guidée par la rage. La montée rapide des émotions s’apparente à un gage d’adaptation aux situations difficiles qu’ils rencontrent, ils doivent savoir mobiliser rapidement leur agressivité, à l’instar des villageois décrits par Robert Muchembled (1989).

   Dans un tel contexte, la béatitude amoureuse devient dangereuse, à l’inverse la colère et la passion apparaissent comme des forces morales déterminantes, d’où l’expression fréquente d’un rapport utilitariste à ces sentiments, Arouna raconte sa vision des choses :

« Ma colère, c’est mon carburant. Ma haine, je la soigne, j’en ai besoin, elle me maintient en éveil ».

 

 
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