Le magazine de l'Homme Moderne Thomas Sauvadet Ce texte est extrait des pages 40 à 48 de Sauvadet Thomas : Jeunes dangereux, jeunes en danger, Comprendre les violences urbaines, 2006, Paris, Editions Dilecta, coll. État des lieux. ISBN : 2-916275-07-X (13 euros; disponible en librairie ou sur http://www.editions-dilecta.com/). Publié avec l'aimable autorisation des Éditions Dilecta.
iversité et importance des jeunes
Sur tous les sites de mon enquête, la population des moins de trente ans représente la moitié de la population totale. Mais une observation attentive de la vie publique permet de constater la domination numérique de la population juvénile et masculine : que ce soit en week-end ou en semaine, en heures creuses ou de pointe, de jour ou de nuit. Les jeunes sont d’ailleurs souvent décrits comme « les seuls véritables habitants de la cité, les propriétaires des espaces ouverts comme les parkings, les pelouses, les caves et les cages d’escaliers. » (Dubet, Lapeyronnie, 1992). Il apparaît donc « essentiel de permettre aux adultes de retrouver une certaine maîtrise de la vie collective de leur quartier », estime Laurent Mucchielli (2002) dans son analyse des fantasmes et des réalités de l’insécurité urbaine. Pour appréhender l’univers des jeunes qui occupent la rue, il faut d’abord prendre la dimension de ce que représente cette occupation. Riccardo Lucchini (1998) travaille auprès des enfants des bidonvilles brésiliens et parle bien de ce rapport à la rue. Premièrement, la dimension purement physique, c’est-à-dire le temps passé dans la rue, constitue une donnée déterminante. Certains y passent toute la journée, d’autres seulement quelques heures. Deuxièmement, la présence dans la rue change de sens en fonction du niveau de contrôle exercé par les parents. Schématiquement, deux cas opposés se présentent : celui où la rue, pas vraiment valorisée, s’appréhende comme un terrain de jeu encadré par l’autorité parentale ; et celui où, à l’inverse, elle représente un espace de liberté sans aucun contrôle parental. Si beaucoup d’enfants oscillent entre ces deux pôles, les vrais jeunes de cité ont été et demeurent plus proches du second que du premier. Mais qui sont les vrais jeunes de cité ? Sur le terrain de Paris Sud, j’ai recensé une centaine de jeunes de moins de trente ans et de sexe masculin ayant l’habitude de fréquenter assidûment l’espace public de leur cité. Où sont les 700 autres recensés par l’INSEE ? Sur les deux autres sites, si les proportions varient légèrement, le constat reste le même et le déséquilibre tout aussi frappant. Cette situation est loin d’être spécifique à mes terrains d’enquête. Ainsi, au début des années 80, Jean-Charles Lagrée et Paula Lew-Fai (1985) écrivaient : « Lorsque l’on demande aux jeunes, aux habitants, aux travailleurs sociaux combien il y a de jeunes dans le quartier, les réponses s’inscrivent toutes dans la fourchette “30/50”. Or, le recensement de 1982, fait état quant à lui de 658 jeunes de quinze à vingt-quatre ans. La représentation collective de la jeunesse locale passe donc sous silence 93 % des jeunes. » Plus récemment, Olivier Masclet (2003) observe à propos d’un club d’animation de gennevilliers : « En étendant l’offre d’animation, ils veulent donc “toucher les autres adolescents”, “reconquérir” les jeunes moins démunis, lycéens ou étudiants, peu visibles à leurs yeux dans l’espace public. » Cette grande majorité presque « invisible » forme un vaste champ d’enquête que mon travail n’a fait qu’effleurer 1. Les principales raisons d’une telle absence semblent obéir à un nombre limité d’explications : La majeure partie des jeunes opte donc pour « l’invisibilité ». Certains ne veulent pas décevoir leurs parents en traînant dehors : ils désirent prendre le contre-pied d’un grand frère qui a mal tourné et réussissent leurs examens scolaires 2. Une minorité adhère à des cultures juvéniles et populaires (punk, rasta…) qui, concurrençant celle des jeunes de cité, sont forcées de s’exprimer loin du quartier. Il existe aussi une poignée de Témoins de Jéhovah, un petit groupe de Vietnamiens qui fait des va-et-vient entre son quartier et le 13e arrondissement de Paris, plusieurs sportifs aspirés par la vie sociale de leur club, des salariés débordés par leur activité professionnelle, quelques petits délinquants fidèles à leur ancienne cité, et surtout, majoritaires, beaucoup d’adeptes discrets du cocooning 3. On notera l’absence des filles. Les amitiés féminines fonctionnent en général sur le mode du dévoilement de l’intimité. L’espace privé tend à correspondre à l’espace féminin et l’espace public, lui, à l’espace masculin 4. en l’occupant, les jeunes filles affaiblissent leur respectabilité et, par voie de conséquence, les jeunes hommes, frères ou cousins, censés les protéger pour affirmer des compétences viriles menacées par l’inactivité professionnelle et la pauvreté. Les jeunes filles sans « gardien » peuvent plus facilement s’ancrer sur l’espace public, mais courent le risque de devenir, à leur tour, « publiques », c’est-à-dire implicitement disponibles et sujettes au harcèlement. Cette norme provient d’abord des musulmans, mais qu’ils soient fils d’immigrés italiens ou de gitans, petits-fils de marins bretons ou de paysans hongrois, les jeunes que j’ai rencontrés pratiquent aisément la même démarche. Pour résister à cette forme d’oppression, certaines filles qui « traînent dehors », comme elles disent, cherchent à se faire respecter en affichant leur combativité. Cracher par terre, s’habiller comme un garçon, se montrer prêtes au coup de poing font partie de l’image qu’elles veulent renvoyer, du moins dans la rue, pas forcément au sein du champ familial ou dans les relations amoureuses 5. Les chercheurs ont pris l’habitude de constater la faible participation féminine au monde des bandes. Elle varie néanmoins en fonction des époques. Nous savons par exemple que les bandes d’apaches comptaient beaucoup plus de filles que les bandes de loubards ou que les bandes d’aujourd’hui. Dans les années 1900, la pauvreté projetait dans les rues filles et garçons sans trop de distinction et les apaches vivaient fréquemment de la prostitution. Les bandes étaient mixtes, mais les garçons étaient évidemment surreprésentés. Après la Deuxième guerre mondiale, l’amélioration du niveau de vie a diminué la présence féminine dans le monde des bandes. Actuellement, la dégradation des conditions d’existence conduit à une réapparition progressive des filles. Si la pauvreté n’explique pas à elle seule l’intégration au groupe des jeunes de cité, elle constitue néanmoins un trait commun à presque tous ses membres présents quotidiennement dans la rue. Toutes les études sérieuses tendent à montrer que les ressources socio-économiques conditionnent le niveau de contrôle parental, or celui-ci joue un rôle majeur dans le rapport que l’enfant, puis l’adolescent et le jeune homme, entretiennent avec la rue. La surpopulation du domicile familial, signe du manque cruel d’argent, incite par exemple les enfants à quitter le foyer familial, mais leur faible pouvoir d’achat rend les sorties compliquées. Il reste la rue. L’enclavement favorise la proximité physique avec le groupe des jeunes de cité. Celui-ci apparaît d’autant plus attractif qu’il répond à la situation de pauvreté par son savoir-faire débrouillard et délinquant. Ne franchissant pas les obstacles de la sélection scolaire, pressentant les difficultés professionnelles, ne disposant pas des moyens financiers nécessaires pour réaliser des sorties ou partir en vacances, ces jeunes vivent l’instant présent, dans la rue, avec les copains qui habitent à côté. Il s’agit de s’accommoder de ce qui existe pour profiter au maximum de sa jeunesse avant les soucis de l’âge adulte. Comme les jeunes de cité dominent l’espace public de leur quartier, ceux qui souhaitent s’en distinguer doivent être mobiles : ils se rendent régulièrement dans le 13e arrondissement, fréquentent les bibliothèques des environs, le club de foot situé à l’autre bout de la ville… Sinon, ils préfèrent rester chez eux. Ceux qui traînent dans les rues de la cité deviennent à la longue des jeunes de cité : ils finissent par tous les connaître, par parler et s’habiller comme eux. Ils se lient et se plient au groupe des jeunes du quartier. Dans le cas contraire, ils en sont victimes. Olivier, 17 ans, fils unique, de Paris Sud, explique : « À un moment, avec les deux/trois copains que j’ai sur la cité, on se faisait des un contre un sur le terrain de basket, mais on s’est fait embrouiller. Y’a un groupe qui venait nous emmerder, il voulait jouer, il voulait le ballon, et après, on pouvait plus le récupérer. Maintenant on va ailleurs, on va sur le terrain derrière le collège. Comme c'est pas sur la cité, c'est tranquille, là-bas on est tranquille. [...] C'est pour ça qu'on évite la cité, ici ça dégénère. Et puis ma mère me dit sans arrêt de ne pas traîner avec les voyous, comme elle dit. » En définitive, la confusion règne au sujet des jeunes de cité. On mésestime fréquemment la diversité de cette population et les logiques de distinction qui en découlent. On confond jeunes de cité et jeunes qui habitent en cité 6.
1. Près de quarante entretiens informels avec ces absents ont été réalisés sur le terrain de Paris Sud. |
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