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Société |
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sociologie divers |
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Le malentendu comme progrès : |
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Cher Monsieur Bourdieu, Mesdames, Messieurs, I. La vie et l’œuvre de Ernst Bloch nous apprennent que le chemin menant à une société des individus, à une Europe des individus, ne devient possible que par ruptures et contradictions, notamment avec soi-même. « Je suis. Mais je ne me possède pas. Pour cela nous devenons d’abord », telle est la phrase liminaire d’Ernst Bloch, jadis comme aujourd’hui. Nous honorons en Pierre Bourdieu non seulement l’un des sociologues les plus renommés du monde, mais la personne dont la biographie et le travail sont dirigés également contre la ligne des attentes de la société. Puis-je féliciter une science – notre sociologie tant blâmée – d’avoir fait de ce critique résolu, de ce dissident de la sociologie, sa figure centrale. Puis-je féliciter Pierre Bourdieu de ce que sa vie et son action sont une réfutation vivante de la thèse fondamentale de la sociologie, selon laquelle l’individu est déterminé par les conditions sociales ? Jamais il n’a fait ce qui lui était prédestiné par son origine et sa formation, mais toujours ce qui le mettait en contradiction avec ce pouvoir intériorisé de son propre groupe et des institutions en nous dont il fit lui-même la clé de ses analyses, comme habitus ou champ social. Dans son roman « Nachdenken über Christa T. », Christa Wolf a baptisé ce long, interminable chemin vers soi-même « la difficulté de dire je ». C’est de cette difficulté et de cette lutte que traitent la vie et l’œuvre de Pierre Bourdieu. Son nom témoigne que ce « je » - formule magique européenne - nébuleux et suspect à la sociologie, ne peut acquérir des formes et des couleurs qu’en échappant au carcan rigide de la sujétion professionnelle et seulement dans l’échange collectif. Bourdieu, critique de l’individualisation, est son incarnation. Mais c’est peu dire que de qualifier Bourdieu de critique des intellectuels. Diablement bon, son livre « Homo academicus » (on se demande comment il fait pour savoir tout cela). Il désenchante les désenchanteurs intellectuels, donc également lui-même. Mais il sait que cela ne sera possible que par magie, par enchantement. Bourdieu est Li Zhi, (ce mandarin cité dans « Homo academicus », qui se libère des contraintes de son état et livre les règles du jeu mandarinal) : tous ses livres, à l'image intérieure de leur auteur, portent le même titre « Livre à brûler ». Mais Bourdieu est tout sauf un héros libérateur. Il veut une « sociologie réaliste, donc pessimiste ». Il préfère être décevant plutôt qu’ambigu et frauduleux. Mais à présent je dois néanmoins parler de moi et de mon rôle ici. Je me sens fort honoré, mais en même temps piégé, d’honorer une personne qui, dans ce jeu de la laudatio que nous jouons ici, simultanément dicte le scénario et le jette à terre. Parce que l’auteur de « Homo academicus » a bien évidemment déjà traité, préjugé en détail, éclairé et raillé le rite académique mis en scène ici aujourd’hui : selon lui, les produits culturels sont pourvus d’étiquettes (par exemple les prédicats professionnels « philosophe et sociologue » attribués au lauréat), càd de labels de qualité qui prédéterminent et guident la valeur (publique). Après quoi Bourdieu cause – il faut bien le dire : il déballe ses petites histoires d’intellectuels publics, comment ceux-ci se honnissent (en termes élogieux) les uns les autres, dans un sempiternel concours de beauté « …qui donc est le meilleur du pays ? ». Son texte sur la violence des intellectuels m’a vraiment effrayé : l’insécurité extrême qui naît de l’incertitude du résultat confère au combat de tous contre tous un caractère de violence unique en son genre, innombrables, imperceptibles actes de jugement, diffamation frôlant la malédiction, calomnie, petits mots qui tuent, bruits dévastateurs… Même les honneurs, en particulier réparateurs, peuvent paraître dévastateurs à l’honoré et à l’honorant. Moi, cher Pierre Bourdieu, je ne puis ni dire que vous êtes ce que vous êtes - philosophe et sociologue - ni ne pas le dire. Dans ma détresse il me revient une phrase de Bertolt Brecht : « La plus grande partie de la production culturelle de ces dernières années aurait pu être évitée très facilement par un peu d’exercice simple et approprié en plein air » - inutile en ce qui me concerne. Dans le sens de Bourdieu, la phrase pourrait devenir : « La plus grande partie de la production culturelle de ces dernières décennies aurait pu être évitée facilement par la participation simple et appropriée des intellectuels à la construction d’une collectivité européenne ». C’est ce que nous voulons essayer ensemble. II. Trois approches de Pierre Bourdieu (je souligne qu’il n’y en aura que trois). Tout d’abord le Bourdieu numéro UN, qui mène une vie à la Camus, une sorte de révolte contre les attentes qui le dominent. Situation exemplaire : Bourdieu arrive en Algérie comme jeune appelé. Après deux dures années où il n’est pas question de travail scientifique, il change pour ainsi dire de camp et écrit une sociologie de l’Algérie, pour rendre compréhensible aux Algériens le tragique de leur situation. Pas moins significatif : le philosophe formé et couronné dans le système élitiste français a commencé son travail comme anthropologue et ethnologue, comme il le dit lui-même : en autodidacte. Motif récurrent d’une vie transgressant les limites données au départ. Il en résulte ce mélange d’orgueil et de modestie » qui caractérise toutes ses recherches et tous ses groupes de recherche jusqu’à ce jour. Le Bourdieu numéro DEUX est un théoricien et un sociologue brillant, empirique, intimidant, mais il est plus que cela. C’est encore cette attitude critique vis-à-vis du regard scolastique qui caractérise aussi l’œuvre de Bourdieu. Niklas Luhmann, encore à découvrir comme grand ironiste allemand (je vois ça comme une contradiction) a laissé entrevoir assez tôt dans une dissertation au beau titre hégélien : « La pratique de la théorie », qu’il construit dans son labyrinthe théorique des couloirs spéciaux dans lesquels il attire ses critiques, pour les y laisser dépérir au pain et à l’eau dans des cachots conceptuels. Il propose également des techniques de citations pour fonder, intégrer et faire paraître plus grande qu’elle n’est la société des amis et partisans de sa théorie, etc. Ces petits jeux sont l’exact contre-pied de la manière dont Bourdieu conçoit et pratique la sociologie. La sociologie comme théorie « pure » est pour lui une aberration, le mensonge d’une vie d’intellectuel, car elle mène au monologue, décharge du travail sur le terrain, des archives, de l’ethnographie, de la recherche, des interviews, toutes choses fort fatigantes. Bourdieu, en revanche, tente de poser de façon non orthodoxe les questions épistémologiques de la philosophie moderne et d’y répondre par un retour rigoureux sur une expérience sociale. Il pratique la philosophie comme une sociologie empirique et séduit ainsi le lecteur par son goût du détail qui, inspiré par le théorique, dévoile l’exemplaire et lui donne parole et lumière. Je parle évidemment du livre « La Distinction » tout autant que de l’œuvre colossale, enfin parue en allemand, « La misère du monde ». Ce livre reflète plus que tout autre l’esprit de Bourdieu, où science originale et engagement politique se mêlent en un événement collectif. Il n’y a rien de comparable dans la sociologie contemporaine. La sociologie y est pratiquée comme un art, ceci dit sans métaphore. Pour devenir collective et efficace la sociologie doit être également un art, art de la perception, art de la parole ; la sociologie conventionnelle l’ignore – les Classiques le savaient; plus encore, elle hait tout ce qui le lui rappelle. La sociologie conventionnelle n’a jamais compris que ces aptitudes artistiques sont intimement liées au projet et à l’efficacité politique. Seul celui qui comprend sera compris ! Pas de pitié, pas d’excitation, pas de dénonciation, mais aider à parler en public ceux qui ont perdu leur langue. « Être politique » c’est donc pour cette sociologie « empirique » être en état d’écouter, d’attendre, d’être silencieux, de regarder, de poser des questions, sans pourtant abdiquer son propre savoir. Il faudrait dire : « Je suis ici pour poser des questions, pour établir des liens entre les réponses, pour proposer des interprétations … »; ça, c’est du travail politique. Pierre Bourdieu numéro TROIS est l’intellectuel européen qui, pour citer Ernst Bloch, pratique activement, sans faux-fuyant , une « résistance de la raison sociale-humaine ». C’est ce que Bloch nommait le « pacifisme des forts » qu’il opposait au pacifisme des faibles lequel ne serait qu’un « mélange courant de limonade et de formules toutes faites ». Puisque toutes les grandes utopies ont échoué, argumente Bourdieu, les intellectuels autocritiques peuvent donc enfin penser à ce qu’ils peuvent faire d’absolument pragmatique, par exemple, apporter leur contribution à une Europe des citoyens. C’est parce qu’il l’a fait et qu’il continue à le faire, avec la fermeté du point de vue de Bloch sur la responsabilité à organiser, que Pierre Bourdieu, le plus entreprenant des intellectuels européens, est devenu le lauréat du Prix Ernst Bloch 1997. Bourdieu est un savant éclairant l’après-post-modernisme des Lumières et c’est ce dont nous avons besoin, et l’Europe plus encore. III. La rage créatrice (et nécessaire) de Bourdieu se dresse contre « le modèle Tietmeyer », le néolibéralisme. Cette idéologie de la suprématie du marché mondial est tellement fausse, tellement pleine d’oublis, si absolument dogmatique, économystique, métaphysique (citez-moi n’importe quel trait intellectuellement très grave, il conviendra au néolibéralisme), c’est ahurissant. Là je suis totalement d’accord avec Bourdieu. En ces temps incertains, c’est une source d’inspiration pour l’esprit critique. Dans un interview récent, Pierre Bourdieu conseillait d’hélitreuiller tous ceux qui se réclament du néolibéralisme au-dessus des bidonvilles de Manhattan ou des favelas de Rio de Janeiro et de les y larguer. Il disait être convaincu qu’après dix jours, s’ils en revenaient, ils seraient convertis à l’État social. Quand je lis cela, je me demande avec un certain étonnement pourquoi, lors des rares rencontres publiques que nous avons eues, c’étaient toujours les différences, à peine les points communs qui ressortaient. Après mûre réflexion ma tentative de réponse est la suivante : c’est notamment le progrès du malentendu qui se montre ainsi. Celui qui parle d’une « entente européenne », celui-là ne vit pas en Europe. Nous autres, témoins et acteurs (ou peut-être passifs) d’une croissance dramatique de l’Europe, nous devrions aller plus loin; les choses seraient moins graves si nous commencions par admettre, dévoiler, mettre en mots ce malentendu européen, pour ensuite trouver et mettre en pratique des règles de conduite commune dans une Europe qui au moins n’ignore plus ce grand malentendu. Il ne faudrait pas nous enthousiasmer prématurément sur les situations paradisiaques de malentendus productifs, mais on n’en est sans doute pas encore là. N’empêche que le malentendu est un progrès, par rapport au silence. Et deuxièmement le malentendu obligatoire est un indicateur de la croissance commune du monde. Sous ce jour, la loi ridicule et tragi-comique du malentendu est signe que l’Europe devient plus réelle, que l’idéal discursif se métamorphose en profanes dialogues de sourds. Si cela vaut pour l’Europe, cela vaut encore plus par rapport à d’autres continents du monde, l’Amérique du sud, l’Afrique, l’Asie. En revanche, dans le piège qu’est devenu le monde, ces blocages culturels et discursifs ne peuvent plus être ignorés. Nous devons donc célébrer le progrès que constitue « ne plus pouvoir se taire » par rapport à « pouvoir taire ». Au cours d’un interview en Israël, je m’étonnai que par rapport aux Palestiniens, il ne soit jamais question d’entente, mais uniquement de questions de sécurité militaire et de développement économique, même dans des mass médias critiques ; à quoi mon hôte israélien répondit « ce que nous pouvons obtenir de mieux, c’est une scission réglée entre Israéliens et Palestiniens ». En Europe, après deux guerres mondiales, la barbarie fasciste et la fin de la guerre froide, nous n’en sommes plus là. Mais le mieux que nous puissions obtenir, nous Européens, c’est un terrain d’entente sur les barrières discursives toujours existantes – et sur leur franchissement. Peut-être que la possibilité et l’aptitude à la compréhension diminuent de manière générale. Mais ici il s’agit d’autre chose. Le malentendu qui s’installe facilement entre intellectuels européens est d’autant plus profond qu’il n’existe pas de pression collective pour le dévoiler et l’assumer. Pour le même motif ce malentendu est aussi plus léger, plus inconscient, parce que la fuite est toujours possible dans une autosatisfaction provinciale faite de silence et d’omission. Veuillez m’excuser, cher Pierre Bourdieu, si je prends comme exemple nos « rencontres ». Il ne s’agit pas de me justifier ou d’accuser, il ne s’agit pas même de vous ou de moi, mais de l’exemplarité qui s’y manifeste. Est-il possible de se mal entendre de façon plus impressionnante que nous l’avons fait récemment en public, à Francfort, lors d’une discussion sur la globalisation ? Vous vous rappelez ? Vous m’avez traité de stalinien, tandis que je vous souriais, croyant à tort que vous parliez de quelqu’un d’autre. Sans doute vous y ai-je incité en stigmatisant un « protectionnisme de gauche » pour lequel « globalisation » veut dire « j’ai quand même eu raison ». J’ai dit qu’on célébrait une Pâque - une résurrection – marxiste. Ce n’était certainement pas dirigé contre vous. On pensera : enfin ils vont se rentrer dans le lard. Mais ils ne l’ont pas fait : le malentendu a régné sans paroles, il n’était pas explicitable, encore moins surmontable. Et c’est ce qui est symptomatique. Nous avons vécu la même chose à Cambridge, où Tony Giddens et son cercle nous avait invités à un débat sur « réinventer la gauche ». Les Britanniques ont été aux anges pendant des semaines, avec leur discrétion coutumière : "Wasn't it a brilliant evening!". Mais pour nous, participants, c’était plutôt : misunderstanding as usual. Le débat sur la globalisation en est un exemple significatif : un seul et unique malentendu en Europe, et on ne le remarque même pas ! Les Britanniques discutent depuis plus de dix ans sur le « g-word ». Mais ils l’ont facile. D’abord l’anglais est une langue universelle, un Britannique peut être un illettré absolu en langues étrangères tout en étant un global player. Par ailleurs la Grande-Bretagne a été un empire mondial, et la globalisation en est un joli souvenir. La France et l’Allemagne en revanche font partie des perdants de la globalisation. Elles sont dans la moulinette de l’État social : le développement économique échappe au contrôle étatique, tandis que les conséquences sociales s’amoncellent dans les filets de l’État social : chômage, migration, pauvreté… Que faire ? Par ailleurs, le malentendu est aussi un progrès en Europe dans la mesure où la reconnaissance forcée de la différence et de la diversité culturelle y acquiert son droit. Qui voudrait d’une Europe où les particularités des littératures et des cultures sont sacrifiées sur l’autel du progrès douteux que sont « des trains de nuit en permanence » – comme le formulait Burkhardt ? Quelle pauvreté qu’une Europe dans laquelle les Lumières universalistes, sociables, intactes, infrangibles d’un Jürgen Habermas obtiendraient la compréhension dans un Paris postmoderne ! Et personne ne peut vraiment vouloir d’une Europe où la conscience du monde néoromantique ou écologiste des Allemands ne serait pas accueillie ironiquement outre-Rhin comme « le Waldsterben ». Dans la mesure où les deux Tony (Giddens et Blair) et leur théorie politique « par-delà la gauche et la droite » ne sont pas confrontées au mot d’Adorno : « celui qui pense se trouver par-delà la gauche et la droite, est à droite ». Peut-être est-ce même la ringardise européenne, cette Internationale bien présente du dialogue de sourds, qui est la vision futuriste de l’Europe – contre la menaçante Internationale capitaliste du Big-Mac-isme ? Mais ne tombons pas dans un romantisme du malentendu. IV. Je le répète : le nouveau malentendu sans frontières est un bon indicateur de l’absence intérieure de frontières, de la densité et de l’exiguïté naissantes de l’Europe. Les intellectuels européens doivent lutter entre eux pour l’Europe, parce que, entre-temps, l’Europe est devenue plus réelle que ne le laisse imaginer la formule édulcorée de « l’entente européenne ». Il est caractéristique que c’est dans son exil aux États-Unis qu’Ernst Bloch a redécouvert « son » Europe. « L’Amérique a suscité l’inattendu : me rendre quasi anglophile », écrit-il en 1944 à Joachim Schumacher. « Mon Londres, ma Bakerstreet, mon Chelsea, mon Scotland Yard, mon Chesterton, mon Oliver Twist, mes boutiques Dunhill et Peterson et tout le thé, même l’odeur surannée du bureau, tout cela fait partie de l’Europe. De chez moi, là où on a découvert la finitude, l’infini et toutes ces âneries ». Toutes ces âneries sont à rediscuter, parce que « l’Europe », ce n’est plus seulement l’idée que l’on pouvait et devait avoir, vu de l’extérieur, de ce continent dévasté par la seconde guerre mondiale et par le fascisme allemand ; et parce que l’Europe, après l’effondrement du bloc communiste, se trouve dans un processus rapide de conglomération, dans ses frontières et au-dehors. Ce faisant, « le principe espérance » risque de se métamorphoser en principe déception. Il y a avant tout l’espoir d’une « Europe des citoyens » ; pour une formulation réellement européenne, il faudrait avant tout parler dans toutes les langues de l’Europe des Bürger, des citizen, d’une burgermaatschappij, etc., mais aussi parler les différences restant cachées dans les cultures, toujours prédominantes, de l’unilinguisme. Car comme on sait, chacun de ces concepts-clés des cultures nationales aiguille vers d’autres voies dans l’école politique moderne, et donc vers un autre horizon historique d’expérience et de mémoire, horizon qui marque profondément jusqu’à nos jours la compréhension de la démocratie, les institutions et les cultures politiques des États-nations européens. La simple difficulté de traduire ces concepts-clés de l’Europe politique – Bürger, citizen, staatsburgers, etc. indique le niveau des malentendus occultés, qui surgiront inévitablement au cours de la croissance commune de l’Europe. Cela ne s’applique pas seulement aux visions du politique dans l’Europe présente et future. Cela vaut aussi pour les notions en usage dans l’état des lieux et le regard sur soi dont dispose l’Europe. En effet, qu’est-ce qu’on voit prendre tournure dans cette Europe qui est d’abord occidentale, sous le pouvoir des routines bureaucratiques et des alliances économiques ? La négation pure et simple des idées et des espérances courantes à propos de l’Europe ! Ce n’est certes pas une « union sacrée ». C’est le désenchantement en tant que processus d’accès à l’indépendance (on ne peut pas parler de dégrisement car personne n’a grisé l’Europe). Mais même dans la pire des figures, c’est toujours plus que la maudite Europe des marchés. Lorsque Walther Rathenau conçut l’utopie d’une économie européenne commune, il eut ces paroles prophétiques : « Si l’économie devient communautaire, et cela se produira plus tôt que nous le pensons, la politique aussi le fera ». Et plus loin : « ce n’est pas la paix universelle, ni le désarmement ni l’affaiblissement, mais une atténuation des conflits, une économie des forces et une civilisation solidaire ». Cependant : l’Europe politique, qui sera peut-être possible comme conséquence imprévue de la Défense européenne commune, échappe aux représentations et visions de l’Europe – et presque personne ne le remarque. C’est le centre, toujours présent malheureusement, du malentendu sur soi qui règne en Europe. Nous habitons une Europe entre guillemets, inconnue et innommée , qui se développe dramatiquement derrière les faux concepts et controverses, dans la politique et le public. Depuis peu on parle à nouveau de l’Europe des Nations dans le sens de Charles de Gaulle. Mais c’est de l’idéologie pure. De même que quand on parle de l’Europe comme d’une patrie. Car ces deux formules conservent toujours l’histoire de guerres intra-européennes qu’elles veulent dépasser. À la lumière des sciences politiques l’Union européenne paraît n’être qu’une « organisation internationale » - sorte de Congrès de Vienne qui s’éternise. Mais selon d’autres elle a déjà des traits gouvernementaux, « domestic politics », « nationalité », politique intérieure ainsi que justice énergique. Sans cesse il y a des élans visant à dissoudre cette double face de Janus dans le sens d’un « fédéralisme européen » - un peu comme dans l’image ancienne des « États-Unis d’Europe ». De l’autre côté il y a le « rien de tout ça » que Wolf Lepenies brandit mélancoliquement devant l’auto-compréhension fallacieuse des intellectuels européens. Car dans cette nouvelle et souhaitable étroitesse de l’Europe à l’ère de la globalisation, l’équation « droits des citoyens = nationalité » devient problématique- nationalité avec tout ce qui en découle et qui la fondait jusqu’à présent. Car c’est cette adéquation (ne reposant plus que sur une perplexité) entre démocratie et État national qui empêche de bien comprendre l’Europe et rend aveugle à ce qui se produit depuis longtemps. Si la sociologie de la globalisation a réussi quelque chose, c’est à démonter et à briser ce piège conceptuel territorial qu’est la compréhension de la démocratie dans les États nationaux. Dans ce sens on pourrait parler d’un « nationalisme méthodologique » qui, en Europe, emprisonne la pensée sur l’Europe. En revanche on voit se dessiner l’image d’une Europe comme tissu d’États transnationaux. Ceux-ci ne se délimitent pas nationalement mais veulent se déterminer et se déployer politiquement comme une nouvelle province de la société mondiale. Différence importante, par exemple : sans doute que les vieilles prémisses d’un jeu démocratique à somme nulle ne s’appliquent plus à des États transnationaux. C’est-à-dire : aussi longtemps qu’on suppose que le pouvoir et la légitimité politique sont attachés à un lieu, la remise du pouvoir à l’Union européenne signifie automatiquement la fin du pouvoir de la démocratie nationale. Par contre si l’on se rend compte que le maintien des droits démocratiques connaît et nécessite beaucoup de voies, bras, canaux, assurances – au niveau supranational, transnational, national, régional, etc. – dans ce cas, le renforcement de l’Europe peut très bien coïncider avec un renforcement de ses démocraties en place. Bien au contraire: la somme totale d’une démocratie européenne croîtrait dans la mesure même où la fiabilité et la responsabilité démocratique sont améliorées ou restaurées aux divers niveaux. Au lieu d’un jeu démocratique à somme nulle, on pourrait voir apparaître un jeu démocratique transnational à somme positive - dans le sens d’un réalisme utopique (Bloch). Comment cela sera possible, cela pourrait être le noyau d’un malentendu européen enfin productif. V. Nous voilà revenus à Bourdieu et à son pragmatisme d’Européen actif, au service de la création de collectivités et de réseaux transnationaux. Bien des sentiers et des routes mènent à cet objectif, tous à emprunter ou à essayer. La nouvelle étude de Bourdieu et de ses collègues « La misère du monde » nous ouvre les yeux sur les écarts croissants dans la population mondiale entre riches globalisés et pauvres localisés (Zygmunt Bauman). Les uns ont vaincu l’espace et n’ont pas de temps, les autres sont liés à un espace et doivent tuer le temps qui ne leur sert à rien. Bourdieu et ses collaborateurs ont rendu visite à ces exclus muets, ils les ont écoutés et leur ont prêté leur voix sociologiquement exercée. Ce qui fascine en ce voyage dans le monde sans parole des marginalisés, c’est notamment qu’au fil de ces récits apparemment minables de leurs propres vies, les stéréotypes se brisent, ceux mêmes grâce auxquels nous essayons de nous protéger d’eux par une sorte de « nouvelle apartheid ». Comme le dit Zygmunt Bauman, les pauvres de l’ère mondialisée ne sont pas les « pauvres méritants » avec qui on pratiquait la charité. Ils ne sont pas une « armée de réserve » que l’on doit rendre « bonne pour le marché ». Ce ne sont pas les « consommateurs » que l’on doit séduire pour qu’ils achètent, afin de gonfler le PNB. Ils vivent – dit Bauman – sur l’autre face du monde, à l’écart. Cela signifie qu’ils vivent parmi nous séparés de nous par l’abîme qui se nomme « ne plus servir à rien ».Pour ce non-groupe grossissant des exclus, des presque exclus, le concept de « société » de classes lui-même serait un euphémisme, parce qu’il présuppose la dépendance, au sens hégélien, du maître et de l’esclave. Cher Pierre Bourdieu, nous ne manquerons pas de parvenir à nous entendre sur le fait que la faillite du socialisme d’État ne mérite pas de larmes de crocodile. Et néanmoins, cette étude le montre, le socialisme demeure une utopie nécessaire, qui ne pourra être chassée du discours collectif qu’au prix d’un orgueil aveugle devant la réalité, selon Lepenies. Cela est d’autant plus vrai, si je puis me permettre ce paradoxe de l’espoir, que les adorateurs néolibéraux du marché semblent l’emporter durablement. Communiqué
de presse : novembre 1997 : Vie Né le 1.8.1930 à Denguin, il suit tout d’abord une formation traditionnelle en sciences humaines. Élève de l’École normale supérieure, il y devient maître de conférences à 25 ans et un an plus tard à la Sorbonne. Nommé en 1964 professeur à l’École pratique des hautes études il poursuit une carrière brillante : en 1968 il est à la tête du Centre de Sociologie Européenne et en 1982 il est nommé au célèbre Collège de France. Pierre Bourdieu est l’un des plus importants sociologues de France et d’Europe et l’un des représentants essentiels du structuralisme en sciences sociales. Il applique ce principe comme un paradigme innovateur à des formes symboliques comme la langue, le mythe, la religion et l’art, laissant apparaître son appartenance initiale à l’ethnologie. L’ensemble de ses études embrasse un spectre vaste et multiple. Pierre Bourdieu est membre de l’American Academy of Arts and Sciences. Il est notamment l’éditeur de la revue franco-allemande Liber. Œuvre Le premier grand axe est formé de travaux en sociologie de la culture, notamment sur l’Algérie et son engagement là-bas. Bourdieu plaide pour une rupture avec le parti pris ethnocentriste dans la guerre d’indépendance algérienne. Un deuxième axe est celui de l’analyse critique du système d’éducation français. Sa théorie du capital symbolique et culturel décrit les stratégies des groupes sociaux pour accumuler reconnaissance et prestige. Bourdieu montre comme les institutions éducatives consolident les différences sociales, par exemple dans des codes du langage. Son œuvre principale, « La Distinction, critique sociale du jugement », appartient au troisième axe des travaux de Bourdieu : sociologie de l’art, de la littérature et de l’esthétique. Dans la tradition kantienne, il y démontre que toute perception esthétique (le jugement de goût) est déterminée par l’appartenance au groupe social et à l’éducation. Sa théorie des champs (les structures intellectuelles, religieuses, politiques vues comme champs de forces) explique comment les acteurs concernés luttent pour le maintien d’une doctrine, etc. Une nouvelle école de sociologie de la littérature s’est développée dans le sillage de Bourdieu. Le
quatrième axe traite de l’antagonisme entre théorie
et pratique. Bourdieu s’engage pour que soit surmontée la pensée
qui les oppose. Il est un opposant déclaré de la pensée
orthodoxe et qualifie les hérésies florissantes de progrès
en direction de la scientificité. Le principe et l’action sur
la pratique sont ici très proches d’Ernst Bloch. Tout comme
lui, Bourdieu part du postulat d’un concept anthropologique large
dans lequel théorie et expérience pratique se comprennent
comme des domaines se conditionnant l’un l’autre. |
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