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Faire de l'emploi,
de n'importe quel emploi, une condition du bonheur ? A Berlin, une
association de "chômeurs heureux" dénonce cette hypocrisie.
Le sociologue allemand Ulrich Beck applaudit leur initiative et appelle
à repenser toute notre perception du travail.
es chômeurs
sont priés d'être malheureux comme les pierres et de n'avoir strictement
aucune activité qui ressemble de près ou de loin à un travail. Tel
est le stéréotype majeur dans notre société. Si, en réalité, ils sont
nonbreux à être surchargés d'activités et heureux d'avoir enfin le
temps de faire ce qu'ils ont toujours voulu faire, l'opinion dominante
y voit un affront - et ne se prive pas de les traiter d'"assistés"
et de "profiteurs", car ils brisent le monopole de
la joie de vivre que détient le nouveau "prolétariat des domestiques"
et tirent profit des périodes de chômage sur le plan personnel. Rompant
le consensus général, l'association des Chômeurs heureux s'est réunie
à Berliu en juin et a publié un manifeste dans lequel on peut lire
:
"Il y a vingt ans, les ouvriers pouvaient encore
mettre en question le travail en soi. Aujourd'hui ils sont obligés
de feindre d'être satisfaits, pour la simple raison qu'ils ne sont
pas chômeurs. Et les chômeurs sont obligés de feindre d'être satisfaits,
pour la simple raison qu'ils ne sont pas chômeurs. Il est désormais
hors de question de critiquer le travail. Le chômeur heureux, lui,
se place au-dessus de ce chantage infantile".
"Le travail rend libre" - ce cynisme sur fond de barbarie
s'affichait à l'entrée de l'enfer d'Auschwitz.
"Le travail rend heureux" - telle est,
aujourd'hui, l'idéologie obligée de la société du travail, dans sa
phase finale, alors que le travail attrayant, qui procure à la fois
richesse, sécurité, reconnaissance sociale et épanouissement de la
personnalité, est devenu un bien rare. Plus le travail perd de son
attrait, un attrait quasi théologique, plus les grands maîtres de
la société du travail font valoir que non seulement le travail libère,
mais que de surcroît il rend heureux.
Dans une société bâtie sur le principe du plein emploi, où le travail
atypique et la flexibilité - du point de vue du temps, de l'espace
et des dispositions contractuelles - deviennent la norme, il faut
édicter de nouvelles règles pour forcer les individus à faire ce qu'ils
peuvent de moins en moins faire : travailler. Les Chômeurs heureux
dénoncent cette hypocrisie imposée, avec le soutien d'Hannah Arendt,
qui, il y a trente ans, évoquait déjà, dans son livre Vita
Activa, la perspective d'une "société du travail qui
n'a plus assez de travail" et - ironie amère - ajoutait:
"Que pourrait-il arriver de plus funeste?"
Le vrai problème n'est pas le manque de travail, mais le manque d'argent.
Les Chômeurs heureux
ravivent la critique de l'aliénation par le travail - qu'on est censé
avoir oubliée dans l'euphorie obligée du "travail [qui] rend
heureux". Dans ses premiers écrits, Karl Marx, théoricien du
travail, avait déjà développé sa propre conception de la fin de la
société du travail : le travail, activité totalement étrangère à l'homme
et à la nature, donc à la conscience, risquait, selon lui, de plonger
les individus dans le néant absolu. La vie de travail n'était pour
lui que l'"existence abstraite de l'individu"
et il affirmait que l'individu ne se sentait lui-même qu'en dehors
du travail. Contre l'idéologie actuelle de la société du travail,
qui met sur le même plan travail et bonheur, chômage et malheur, les
Chômeurs heureux affirment que les fausses réponses masquent les questions
essentielles de la société. Ces dernières, par conséquent, doivent
être posées différemment : que cachent les termes de "(plein)
emploi" et de "chômage" dans une société de plein emploi
devenue fictive, où les emplois (normaux) sont insuffisants? "Qui
peut encore prétendre se rendre utile par son tavail ? Le secteur
des services n'emploie que des ''domestiques'' et des ''auxiliaires''
attelés à des ordinateurs, qui n'ont aucune raison d'être fiers de
ce qu'ils font. Les médecins eux-mêmes ne sont plus que les VRP des
grands groupes pharmaceutiques. Le critère clé n'est plus d'accomplir
quelque chose d'utile, mais de gagner le maximum d'argent. Si le chômage
existe, c'est précisément parce que le but du travail est de gagner
de l'argent, non d'être utile socialement. Or les chômeurs disposent
d'un bien précieux : le temps. Cela pourrait être une chance historique.
Notre objectif peut se définir comme une reconquête du temps. Ce qui
n'empêche pas le chômeur heureux d'être un homme actif. C'est même
précisément pour cela qu'il n'a pas le temps de travailler."
Le vrai problème n'est pas le manque de travail, mais le manque d'argent.
Comme il ne faut pas le dire ouvertement, tout le monde doit prétendre
vouloir un emploi, même absurde, pour ne pas manquer d'argent. Dans
une société du travail où le travail - notamment celui qu'on accomplit
avec plaisir - se raréfie, les actifs occupés sont tenus de simuler
l'activité par leur présence sur les lieux dans le temps imparti,
comme les sujets feignaient autrefois de se soumettre au seigneur.
A l'inverse, beaucoup de chômeurs sont très occupés, voire débordés,
par exemple par ce qu'on appelle des "cours de réinsertion
dans la vie sociale" pour "salariés licenciés".
C'est ce qui les distingue des travailleurs enthousiastes de la
"société de domestiques" néoféodale. Se référant largement
à Marx, les Chômeurs heureux affirment, pour leur part, dans leur
manifeste : "Il y a trois cents ans, les paysans regardaient
avec envie le château du prince. Ils se sentaient - à juste
titre - exclus de sa richesse et de sa cour d'artistes et de courtisanes.
Qui, aujourd'hui, envie le stress du manager ? Qui a envie de s'encombrer
la tête de chiffres insensés, de baiser les blondes décolorées qu'il
a comme secrétaires, de boire ses vins de Bordeaux frelatés et de
claquer de son infarctus ? Nous aspirons à une autre sorte d'intégration."
À Dresde, un tiers de la population active bénéficiaire de
l'aide sociale a préféré renoncer aux prestations plutôt que de se
voir imposer une activité. Comment et, surtout, de quoi vivent ces
gens ? Personne ne le sait. Les stéréotypes dominants sur le chômage
cachent le fait que personne ne sait, aujourd'hui, ce que signifie
le chômage pour un individu particulier. On ne connaît que les chiffres
diffusés tous les mois par l'Office du (non-)travail de Nuremberg.
Dans quelle mesure le travail et le chômage rendent-ils libres ou
non, heureux ou non, dans une société de plein emploi qui manque de
travail "normal" ? La provocation des Chômeurs heureux consiste
à rompre avec l'impérialisme des valeurs du travail. La tolérance
d'une société de plein emploi sans plein emploi va se mesurer au nombre
de chômeurs en rupture avec le malheur obligé du chômage : comment
la société réagira-t-elle face à ces "étrangers intérieurs",
les chômeurs, et face à l'accroissement du temps libre et de la sphère
de non-travail qui occupe la vie ?
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