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Ulrich Beck

 

Pour en finir avec l'impérialisme des valeurs du travail.

 

 

 

Ulrich Beck
Süddeutsche Zeitung, Munich (Trad. Courrier International).

 

Texte sélectionné par :
Miguelito

Miguelito

 

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Faire de l'emploi, de n'importe quel emploi, une condition du bonheur ? A Berlin, une association de "chômeurs heureux" dénonce cette hypocrisie. Le sociologue allemand Ulrich Beck applaudit leur initiative et appelle à repenser toute notre perception du travail.

ln.gif (266 octets)es chômeurs sont priés d'être malheureux comme les pierres et de n'avoir strictement aucune activité qui ressemble de près ou de loin à un travail. Tel est le stéréotype majeur dans notre société. Si, en réalité, ils sont nonbreux à être surchargés d'activités et heureux d'avoir enfin le temps de faire ce qu'ils ont toujours voulu faire, l'opinion dominante y voit un affront - et ne se prive pas de les traiter d'"assistés" et de "profiteurs", car ils brisent le monopole de la joie de vivre que détient le nouveau "prolétariat des domestiques" et tirent profit des périodes de chômage sur le plan personnel. Rompant le consensus général, l'association des Chômeurs heureux s'est réunie à Berliu en juin et a publié un manifeste dans lequel on peut lire :

pointg.gif (57 octets) "Il y a vingt ans, les ouvriers pouvaient encore mettre en question le travail en soi. Aujourd'hui ils sont obligés de feindre d'être satisfaits, pour la simple raison qu'ils ne sont pas chômeurs. Et les chômeurs sont obligés de feindre d'être satisfaits, pour la simple raison qu'ils ne sont pas chômeurs. Il est désormais hors de question de critiquer le travail. Le chômeur heureux, lui, se place au-dessus de ce chantage infantile".

pointg.gif (57 octets) "Le travail rend libre" - ce cynisme sur fond de barbarie s'affichait à l'entrée de l'enfer d'Auschwitz. "Le travail rend heureux" - telle est, aujourd'hui, l'idéologie obligée de la société du travail, dans sa phase finale, alors que le travail attrayant, qui procure à la fois richesse, sécurité, reconnaissance sociale et épanouissement de la personnalité, est devenu un bien rare. Plus le travail perd de son attrait, un attrait quasi théologique, plus les grands maîtres de la société du travail font valoir que non seulement le travail libère, mais que de surcroît il rend heureux.

pointg.gif (57 octets) Dans une société bâtie sur le principe du plein emploi, où le travail atypique et la flexibilité - du point de vue du temps, de l'espace et des dispositions contractuelles - deviennent la norme, il faut édicter de nouvelles règles pour forcer les individus à faire ce qu'ils peuvent de moins en moins faire : travailler. Les Chômeurs heureux dénoncent cette hypocrisie imposée, avec le soutien d'Hannah Arendt, qui, il y a trente ans, évoquait déjà, dans son livre Vita Activa, la perspective d'une "société du travail qui n'a plus assez de travail" et - ironie amère - ajoutait: "Que pourrait-il arriver de plus funeste?"

pointg.gif (57 octets) Le vrai problème n'est pas le manque de travail, mais le manque d'argent. 

Les Chômeurs heureux ravivent la critique de l'aliénation par le travail - qu'on est censé avoir oubliée dans l'euphorie obligée du "travail [qui] rend heureux". Dans ses premiers écrits, Karl Marx, théoricien du travail, avait déjà développé sa propre conception de la fin de la société du travail : le travail, activité totalement étrangère à l'homme et à la nature, donc à la conscience, risquait, selon lui, de plonger les individus dans le néant absolu. La vie de travail n'était pour lui que l'"existence abstraite de l'individu" et il affirmait que l'individu ne se sentait lui-même qu'en dehors du travail. Contre l'idéologie actuelle de la société du travail, qui met sur le même plan travail et bonheur, chômage et malheur, les Chômeurs heureux affirment que les fausses réponses masquent les questions essentielles de la société. Ces dernières, par conséquent, doivent être posées différemment : que cachent les termes de "(plein) emploi" et de "chômage" dans une société de plein emploi devenue fictive, où les emplois (normaux) sont insuffisants? "Qui peut encore prétendre se rendre utile par son tavail ? Le secteur des services n'emploie que des ''domestiques'' et des ''auxiliaires'' attelés à des ordinateurs, qui n'ont aucune raison d'être fiers de ce qu'ils font. Les médecins eux-mêmes ne sont plus que les VRP des grands groupes pharmaceutiques. Le critère clé n'est plus d'accomplir quelque chose d'utile, mais de gagner le maximum d'argent. Si le chômage existe, c'est précisément parce que le but du travail est de gagner de l'argent, non d'être utile socialement. Or les chômeurs disposent d'un bien précieux : le temps. Cela pourrait être une chance historique. Notre objectif peut se définir comme une reconquête du temps. Ce qui n'empêche pas le chômeur heureux d'être un homme actif. C'est même précisément pour cela qu'il n'a pas le temps de travailler."

pointg.gif (57 octets) Le vrai problème n'est pas le manque de travail, mais le manque d'argent. Comme il ne faut pas le dire ouvertement, tout le monde doit prétendre vouloir un emploi, même absurde, pour ne pas manquer d'argent. Dans une société du travail où le travail - notamment celui qu'on accomplit avec plaisir - se raréfie, les actifs occupés sont tenus de simuler l'activité par leur présence sur les lieux dans le temps imparti, comme les sujets feignaient autrefois de se soumettre au seigneur. A l'inverse, beaucoup de chômeurs sont très occupés, voire débordés, par exemple par ce qu'on appelle des "cours de réinsertion dans la vie sociale" pour "salariés licenciés". C'est ce qui les distingue des travailleurs enthousiastes de la "société de domestiques" néoféodale. Se référant largement à Marx, les Chômeurs heureux affirment, pour leur part, dans leur manifeste : "Il y a trois cents ans, les paysans regardaient avec envie le château du prince. Ils se sentaient - à juste titre - exclus de sa richesse et de sa cour d'artistes et de courtisanes. Qui, aujourd'hui, envie le stress du manager ? Qui a envie de s'encombrer la tête de chiffres insensés, de baiser les blondes décolorées qu'il a comme secrétaires, de boire ses vins de Bordeaux frelatés et de claquer de son infarctus ? Nous aspirons à une autre sorte d'intégration."

pointg.gif (57 octets) À Dresde, un tiers de la population active bénéficiaire de l'aide sociale a préféré renoncer aux prestations plutôt que de se voir imposer une activité. Comment et, surtout, de quoi vivent ces gens ? Personne ne le sait. Les stéréotypes dominants sur le chômage cachent le fait que personne ne sait, aujourd'hui, ce que signifie le chômage pour un individu particulier. On ne connaît que les chiffres diffusés tous les mois par l'Office du (non-)travail de Nuremberg. Dans quelle mesure le travail et le chômage rendent-ils libres ou non, heureux ou non, dans une société de plein emploi qui manque de travail "normal" ? La provocation des Chômeurs heureux consiste à rompre avec l'impérialisme des valeurs du travail. La tolérance d'une société de plein emploi sans plein emploi va se mesurer au nombre de chômeurs en rupture avec le malheur obligé du chômage : comment la société réagira-t-elle face à ces "étrangers intérieurs", les chômeurs, et face à l'accroissement du temps libre et de la sphère de non-travail qui occupe la vie ?

 

 

    

   
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