Loïc Wacquant |
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Pierre Bourdieu |
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ierre
Bourdieu, l’un des maîtres-penseurs modelant la vie intellectuelle
française, est mort mercredi à Paris, à la suite
d’un combat contre le cancer. Professeur au Collège de France,
Pierre Bourdieu était l’un des principaux sociologues de sa
génération. Ses modèles de l’habitus et du capital
culturel cherchaient à rendre compte de la manière dont
les relations de hiérarchie et de domination sont reproduites
au sein des différents champs composant une société. Question : Il est difficile pour les Américains de saisir le degré d’importance de Bourdieu en France. On fait parfois des analogies avec Jean-Paul Sartre. Bien que cette comparaison soit plutôt inappropriée, Bourdieu occupait une position absolument centrale ces dernières années. Comment pourriez-vous caractériser son rôle ?
Réponse :
Le Monde, le principal quotidien national, a retardé
la publication de son édition aujourd’hui afin de mettre l’annonce
de sa mort à la une. Le premier ministre et diverses fractions
de la gauche ont exprimé leurs condoléances. Il tenait
beaucoup à apporter les fruits de son travail scientifique
{en sociologie} pour peser sur des questions urgentes. Il a été
un personnage public dans les débats publics des sept ou huit
dernières années en France, mais aussi à travers
l’Europe, tout spécialement en Allemagne, où il est
presque plus connu qu’en France. Il parlait contre cette nouvelle
vision idéologique du monde appelée néolibéralisme
– la solution du marché pour tous. Il a apporté
ses analyses du monde de la science, de l’art, des médias,
de l’éducation pour montrer la nécessité de protéger
ces domaines des effets dévastateurs et anti-démocratiques
du futur règne de la marchandise. Il voulait donner au plus
grand nombre possible de gens les instruments pour penser par eux-mêmes,
les outils critiques pour entamer la croûte des idées
et discours préconçus, afin qu’ils puissent s’engager
collectivement dans un débat civique éclairé
des lumières de la raison. Je pense qu’il proposait avec force
un nouvel âge des Lumières. Il était engagé
pour la raison, pour la science, pour le rôle qu’elles doivent
jouer dans les sociétés contemporaines.
Question : Votre description de son œuvre est très conforme à l’insistance de Bourdieu sur le fait que son activité était non pas la philosophie mais les sciences sociales. Il a eu des mots très durs pour la tradition française de l’intellectuel omnicompétent. Comment comprenez-vous la relation entre son sens de la rigueur scientifique et son activité politique dans les années 90 ?
Réponse :
Il y a eu un changement dans la forme, mais le contenu était
toujours là. Si vous retournez à son premier travail
sur la transformation de la paysannerie algérienne sous le
colonialisme et les marchés et la guerre nationaliste (œuvre
publiée au début des années 60), à l’époque
on ne pouvait travailler sur un sujet plus brûlant. Mais si
vous lisez cette œuvre, c’est une analyse très rigoureuse,
froide, de la transformation de cette société. Dès
le début, son approche a été l’approche la plus
froide, la plus méthodique, pour recadrer les problèmes
du jour les plus chauds, les plus brûlants. On le voit dans
son travail ultérieur sur l’éducation. En mai 1968,
les gens étaient sur les barricades avec son livre Les
Héritiers {une analyse de la vie étudiante en France}.
Son analyse rigoureuse de la transformation du système éducatif
leur donnait les instruments pour comprendre leur propre vie et la
société. Ce qui a changé dans les années
90, c’est la forme dans laquelle il a exprimé la dimension
civique de son travail. Il avait un sens aigu du fait que nous vivons
dans une conjoncture essentielle, que beaucoup des institutions de
justice et de protection sociale incarnées par l’État-providence
pourraient être détruites en quelques années.
Il s’est mis à écrire dans une veine différente,
dans une forme plus directe, afin d’influer sur les débats
publics sur les fonds de pension, les médias, l’éducation,
etc.
Question : Sans vouloir réduire sa pensée à sa biographie, y avait-il quelque source personnelle à ce mélange de rationalité froide et de passion politique ?
Réponse :
Il a eu une trajectoire sociale unique. Il était issu d’un
milieu paysan, dans très petit village isolé, aussi
éloigné que possible des centres de pouvoir intellectuel.
Il avait un fort accent du sud de la France, il a été
le premier dans sa famille à terminer des études supérieures.
Il a pourtant connu une réussite extraordinaire dans le système
éducatif. Dans une vie antérieure, il devait devenir
un philosophe, le second Sartre en quelque sorte. Mais à cause
de son milieu, il n’était pas assorti au monde académique,
il ne s’y trouvait pas comme un poisson dans l’eau. Sa rencontre avec
la guerre d’Algérie fut décisive. Elle l’a éloigné
de la philosophie, éloigné du monde de l’esprit clos
sur lui-même, et l’a conduit à la sociologie, en tant
que discipline qui est pleinement engagée dans la recherche
empirique. Elle exigeait une implication systématique dans
le monde - compter et observer, faire des interviews – plutôt
qu’un survol du monde comme le font les philosophes. Et il faut savoir
que dans les années ’60 la sociologie était en France
une discipline morte, un paria. C’était une dégradation
de statut que passer de l’état de philosophe à la pratique
des sciences sociales. La combinaison d’une maîtrise des traditions
philosophiques avec les techniques du travail sur le terrain et de
l’analyse statistique l’a placé dans une situation unique.
Question : Un élément important du travail de Bourdieu – la partie qui a le plus porté – est son analyse sociologique des intellectuels ?
Réponse :
Pour lui l’analyse des penchants et des embûches de la vie académique
était une chose absolument nécessaire. Si vous ne savez
pas ce qui vous détermine – comment vous avez été
formé à penser d’une certaine manière à
cause de vos intérêts professionnels, de vos inclinations,
de votre appartenance à une certaine discipline, etc. – si
vous êtes déjà aveuglé par ces biais, quelle
chance avez-vous de produire une analyse rigoureuse de quoi que ce
soit ? Son travail a fait de lui un homme controversé
et il a été vigoureusement combattu par certains de
ses pairs qui ne voulaient pas se retrouver sous le microscope. Il
exigeait des universitaires qu’ils soient autonomes et rigoureux,
et en même temps engagés, qu’ils rendent à la
société les résultats de leurs travaux – et
qu’ils le fassent sur la base d’une rigueur intellectuelle et non
pas pour la recherche d’une visibilité personnelle ou d’une
réputation médiatique.
Question : Que faisait Bourdieu dans la phase finale de son œuvre ?
Réponse :
C’est peut-être la chose la plus triste, qu’il nous quitte au
milieu d’une masse de nouveaux projets. Il venait de publier en France,
il y a quelques mois, un livre intitulé Science de la science
et réflexivité, une analyse sociologique du monde
de la science, comportant une critique très rigoureuse de tout
le champ des « études scientifiques » qui ont fleuri
au cours de la dernière décennie. Trois autres livres
vont paraître au cours des prochaines semaines. Le premier est
un condensé de ses écrits politiques, quelque cinq cents
pages, intitulé Interventions 1961-2001. Le deuxième,
opportunément, est une bibliographie de son œuvre, laquelle
comprend quelque 45 livres et 500 articles. Et enfin il y a le livre
que Bourdieu était en train de terminer juste avant de tomber
malade, intitulé Le Bal des Célibataires. C’est
un ensemble d’essais sociologiques sur son village natal. Il commence
par une description très vivante d’un bal du vendredi soir
où il remarque que tous les hommes sont debout, ne dansent
pas, parce qu’ils sont « inmariables ». Il part de cet humble
incident pour faire l’analyse des relations matrimoniales, de la transformation
de la famille, de la dévaluation symbolique des paysans, etc.
Ces hommes étaient des voisins et des amis avec qui il avait
grandi. Le livre est beau, très intime, mais c’est aussi une
remarquable étude ethnographique.
Question : Ses lecteurs peuvent espérer certains écrits posthumes ?
Réponse :
Il y a un manuscrit inachevé sur Manet auquel il a travaillé
pendant des années. Il montre que la révolution picturale
provoquée par la peinture de Manet dans le monde artistique
est la même que celle que représente Flaubert en littérature.
Quelque part c’est un thème qui convient très bien à
Bourdieu. Il a fait pour les sciences sociales ce que Manet et Flaubert
ont fait dans leurs champs respectifs. Je pense que cela va nous prendre
30 à 50 ans pour tirer pleinement les implications de son œuvre.
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