Loïc Wacquant |
|
|||||||||||||
|
||||||||||||||
|
AU CHEVET DE LA MODERNITÉ : |
|
||||||||||||
Harvard University et EHESS-Paris. Cahiers internationaux de sociologie XCIII (décembre 1992) : 389-397. |
||||||||||||||
Résumés : Cet article propose une analyse critique de la théorie de la modernité d'Anthony Giddens. Cette théorie a le mérite d'éclater la notion faussement unitaire de "modernité" en quatre logiques institutionnelles partiellement autonomes capitalisme, industrialisme, surveillance et militarisme, chacune vecteur de profils de risque, de mouvements sociaux, et de contradictions spécifiques, et dont l'extension simultanée à l'échelle planétaire marquerait non point l'entrée dans l'ère post-moderne mais l'acmé de la société moderne. Cependant, cette théorie est essentiellement faite d'un écheveau de distinctions conceptuelles, déconnectées à la fois du réel et de la pratique de la recherche, qui fonctionnent à un niveau d'abstraction tel qu'on peine à discerner leur utilité pour l'analyse sociohistorique. Au point qu'on peut se demander si on n'est pas là en présence d'une réincarnation de la Théorie Suprême à la manière parsonienne dont la pertinence parait douteuse au moment où l'ensemble des sciences sociales négocient un "tournant historique" auquel, paradoxalement, Giddens a puissamment contribué. This article offers a critical analysis of Anthony Giddens' theory of modernity. The value of this theory lies in breaking the falsely unitary notion of "modernity" into four partially autonomous institutional logics--capitalism, industrialism, surveillance, and militarism--, each being the carrier of specific risk profiles, social movements, and contradictions. Their concurrent extension at the global level, argues Giddens, signals not the transition to postmodernity but the apex of modernity. This theory, however, consists essentially of a web of conceptual distinctions disconnected from the real world and from the practice of research which function at a level of abstraction such that it becomes difficult to discern their usefulness for sociohistorical analysis. So much so that one wonders if we are not dealing here with a reincarnation of Grand Theory in the parsonian mold, i.e., a theoretical scholasticism whose relevance appears doubtful at a time when the social sciences are effecting a "historic turn" to which Giddens has, paradoxically, made a most significant contribution. epuis une vingtaine d'années, le prolifique sociologue britannique Anthony Giddens s'est dévoué avec une rare energie à deux projets connexes: d'une part développer une théorie générale capable de rendre compte de la constitution mutuelle de l'action et de la structure sociales, théorie dite "de la structuration" censée nous sortir des apories léguées par les théorisations classiques du lien social;(1) de l'autre cerner ce qui fait la spécificité des sociétés capitalistes modernes.(2) Du premier, C.-Wright Mills dirait sans doute qu'il s'inscrit dans le lignage parsonien de la "Théorie Suprême"; le second relève indirectement de la tradition weberienne d'exploration de la "particularite de l'Occident". C'est à la croisée de ces deux entreprises que se situe The Consequences of Modernity.(3) Sous forme d'un long essai écrit dans une langue souple et élégante, version remaniée d'une série de conférences prononcées à l'Université de Stanford en 1988, Giddens y propose une "analyse institutionnelle de la modernité aux connotations culturelles et épistémologiques" qui s'affiche résolument contre l'idée de postmodernité, telle que l'avance Jean-Francois Lyotard par exemple.(4) Loin d'être entrés dans une ère nouvelle, affirme-t-il, nous nous mouvons dans une phase de "modernité avancée" où les conséquences des transformations sociales initiées par les deux grandes révolutions surs que sont la Révolution française dans l'ordre politique et la révolution industrielle dans l'ordre économique se déploient dans toute leur amplitude. L'avènement de la modernité, que Giddens définit succinctement comme l'ensemble des "modes d'organisation de la vie sociale apparus en Europe à partir du dix-septième siècle et qui ont depuis étendu leur influence à l'échelle du monde entier" (p. 1), a marqué une rupture profonde dans l'évolution historique en ceci qu'il a démultiplié le rythme et l'étendue du changement social et détermine l'émergence d'un complexe organisationnel spécifique. Cependant les analyses sociologiques de la modernité se sont jusqu'ici rendues fautives de trois simplifications. Premièrement, elles aplatissent sa dynamique multidimensionnelle en la réduisant à une tendance ou à un processus institutionnel unique capitalisme chez Marx, industrialisme pour Durkheim, rationalisation selon Max Weber.(5) Ensuite, le concept de société qui les informe fait écran à la réalité de l'État-nation comme invention historique et au procès de "distanciation spatio-temporelle" qui lui est sous-jacent.(6) Troisième défaut, les théories existantes de la modernité souffrent d'une conception positiviste et instrumentaliste de la connaissance inapte à reconnaître le fait que, loin de lui être extérieur et de le refléter à la manière d'un miroir, "le savoir rentre et sort de l'univers de la vie sociale à la manière d'une spirale" (p. 15).(7) Contre cette vision (quelque peu simplificatrice il est vrai),(8) Giddens argue que le dynamisme de la modernité provient de trois sources distinctes: la séparation et la recombinaison de l'espace et du temps favorisées par l'émergence d'un temps uniforme, abstrait, et universel;(9) "le désengagement des rapports sociaux de leurs contextes locaux et leur restructuration à travers des plages indéfinies d'espace-temps" (p. 21), désencastrage qui s'opère par le biais des "gages symboliques" tel que l'argent et des "systèmes experts" que sont les professions libérales et leurs substrats scientifico-techniques; enfin, le savoir produit sur le monde social renforce la tendance structurale de la modernité à la mutabilité, ce en quoi cette dernière "est elle-même profondément et intrinsèquement sociologique" (p. 43). Au fil de ce diagnostic, Giddens esquisse une critique de la notion de postmodernité. On sait que cette notion admet une pluralité d'acceptions et qu'aucun accord ne s'est fait sur sa signification en dépit des débats vigoureux qu'elle a déclenché parmi ses partisans.(10) Pour Anthony Giddens, celle-ci réside essentiellement dans l'idée que nul savoir n'est désormais fermement établi (fin du fondationalisme), l'histoire dépourvue de téléologie (fin du mythe du progrès), et qu'un ordre du jour sociopolitique renouvelé s'impose sur le devant de la scène publique, porté par les "nouveaux mouvements sociaux" et signalant la fin de l'hégémonie de la lutte des classes.(11) Au cur de la thèse postmoderniste, il décèle une contradiction que l'on peut résumer comme suit: si le savoir n'a plus de fondement, comment prétendre fonder la notion même de postmodernisme comme transformation sociétale? Certes, concède Giddens, nous assistons en cette fin de siècle à la dissolution de l'évolutionnisme, à la disqualification de l'eschatologie historique si l'on exclut la mode passagère des gloses journalistiques sur "l'homme et la fin de l'histoire" et à une prise de conscience de la réflexivité constitutive du savoir social (p. 51). Mais le déclin relatif de l'Occident et de sa culture ne traduit pas tant la fin de la modernité que la globalisation du complexe institutionnel qui la définit en propre. Ce complexe est fait de quatre "nodules organisationnels" ayant chacun sa logique propre, ses contradictions, ses tensions et ses mouvements et contre-mouvements: le capitalisme, défini comme l'accumulation du capital au moyen de marchés compétitifs sur lesquels s'échangent force de travail et marchandises; l'industrialisme, soit la transformation de la nature par l'usage systématique des machines et le développement de l'"environnement construit" chers à Raymond Aron et à la géographie néo-marxiste de David Harvey respectivement; la surveillance, ou le contrôle administratif des informations et la supervision politique des activités de la population sujette (thème emprunté à Foucault); et le militarisme, i.e., la croissance et la monopolisation des moyens de violence et de destruction par l'État suite à l'industrialisation de la guerre. Ce qui caractéristique la modernité sous cet angle, c'est qu'elle est intrinsèquement globalisante; elle a d'emblée vocation à s'étendre à l'ensemble de l'humanité en "étirant" les complexes institutionnels qui la constituent à l'échelle de la terre entière. La mondialisation procède donc de concert dans un espace quadri-dimensionnel, via le développement de l'économie-monde capitaliste, la croissance de la division internationale du travail, la structuration du système des États-nations et la formation d'un ordre militaire mondial, les deux premières dimensions étant dominées par les entreprises multinationales et les deux dernières par les grandes puissances nationales. De là le contraste entre les "profils de risques"(12) des sociétés pré-modernes et modernes (commodément résumé par le tableau p. 102) et le rôle-pivot que joue dans ces dernières la diffusion de la confiance. Dans les formations sociales prémodernes, la confiance est étroitement localisée et s'appuie sur les rapports de parenté, la communauté proche, les cosmologies religieuses et la tradition; l'environnement de risques comprend la nature, la menace de violence physique provenant "du bas" avec les bandits et "du haut" avec les seigneurs, la déchéance religieuse et la magie. Dans la société moderne, où les principaux dangers sont liés à la réflexivité, à la violence issue de l'industrialisation de la guerre et à la perte de signification individuelle (anomie), la confiance s'investit principalement dans des systèmes abstraits, désincarnés et "désencastrés", et les rapports sociaux sont stabilisés par les relations interpersonnelles d'amitié ou d'attraction sexuelle. Le sentiment que les choses et les personnes sont fiables prend dans ce contexte la forme d'un "engagement impersonnel" (faceless commitment) alors que, dans la société prémoderne, il s'ancre dans un engagement personnel activé par ce que Goffman appelle le "travail de face-à-face". En guise de conclusion, Giddens défend l'idée qu'une théorie critique "sans garantie" capable de "créer des modèles de la bonne société" se doit d'être "sociologiquement sensible", "géopolitiquement responsable" et consciente "qu'une politique émancipatrice ne peut être séparée d'une politique de la vie" (p. 156). Et, du haut de notre modernité avancée, il distingue quatre tendances qui pourraient nous conduire au delà de l'ère moderne, vers d'une société véritablement postmoderne caractérisée, non par l'éclatement du savoir, des identités, et des rapports sociaux, mais par la transcendance des contradictions dont chacun des axes institutionnels de la modernité est le vecteur. À quoi ressemblerait une telle "utopie réaliste", comme dit l'auteur? Un système économique issu du capitalisme y mettrait fin au règne de la nécessité tandis que l'humanisation de la technologie réduirait les coûts et comblerait les ornières de l'industrialisme; une participation démocratique démultipliée ou polyarchique permettrait d'échapper à l'emprise de la surveillance, de même que la démilitarisation immanente au procès d'industrialisation de la guerre à celle du militarisme (p. 169). Mais de puissantes tendances de sens contraire se manifestent simultanément le long de ces quatre axes sous forme de l'érosion des mécanismes de la croissance économique, de l'épuisement écologique, de la montée des pouvoirs totalitaires, et de la possibilité d'un conflit nucléaire ou d'une guerre (quasi-) mondiale qui conduirait à l'anéantissement tout ou partie de l'humanité. Les analyses de Giddens, nourries d'une impressionnante multiplicité de littératures sociologiques, historiques et philosophiques sont stimulantes et souvent incisives et le champ de réflexions qu'il laboure avec une belle audace vaste et fertile. L'idée de "casser" la notion de modernité en axes organisationnels partiellement autonomes a l'indéniable vertu de complexifier notre conceptualisation des propriétés constitutives des sociétés avancées et d'ouvrir la voie d'une analyse historique de chacun de ces modes et de leurs rapports changeants. On mesure au passage les progrès réalisés par rapport à la théorie unilinéaire de la modernisation, aujourd'hui définitivement déconsidérée, et par rapport à la théorie du système-monde d'Immanuel Wallerstein, pour laquelle tout ce qui ne ressortit pas directement du seul ordre économique, et notamment la culture, reste une sorte de boîte noire qu'on ne se résout à ouvrir que par effraction.(13) Outre cette idée-force, plusieurs des interprétations que Giddens offre de tel ou tel aspect de la modernité soulèvent des points de débat ou suggèrent des pistes d'exploration intéressantes: ainsi son élaboration critique des vues de Luhman sur la confiance, l'usage qu'il fait des écrits d'Erik Erikson sur la sécurité ontologique, ou encore ses suggestions de l'importance croissante des systèmes experts dans la coordination de l'action sociale à travers l'espace et le temps. Pourtant, au fil des chapitres, le lecteur le plus sympathique qui espérait tirer de cet ouvrage les outils d'une compréhension affinée du monde qui l'entoure éprouve bien du mal à réprimer un sentiment grandissant de malaise. Car si nombre des reformulations que Giddens introduit suscitent l'intérêt, et même l'admiration pour l'agilité analytique dont elles témoignent, leur compilation produit à la longue l'effet inverse, surtout quand il s'avère, en fin de parcours, que l'érection de ce magnifique échafaudage conceptuel était à lui-même sa propre fin et qu'il ne débouche sur aucune analyse concrète des sociétés contemporaines à même d'en démontrer la solidité. Et c'est sans doute parce qu'il est l'un des maîtres du genre qu'a son corps défendant, Giddens souffre plus que d'autres des vices et des limitations inhérents à cette "théorie théoriciste" pour ne pas dire scolastique qui fait un grand retour sur la scène sociologique anglo-américaine depuis le début des années 80.(14) On est en droit de penser, en refermant The Consequences of Modernity, que ce type de labeur conceptuel dénué de tout contact avec l'empirie n'est pas le meilleur moyen de diagnostiquer les maux dont souffre la modernité. Une telle théorisation est trop prompte à se constituer en un domaine discursif clos et auto-référent (à preuve les nombreuses références de Giddens à... ses autres ouvrages théoriques), la confrontation systématique avec le réel cédant la place à une "manipulation interminable des Concepts"(15) où la quête de l'élégance terminologique prend le pas sur la pertinence historique et où la réification des catégories le dispute à l'arbitraire des typologies. Ainsi, la symétrie sans faille de l'argumentation de Giddens ne manque-t-elle pas de jeter le doute sur la validité du canevas de distinctions conceptuelles qui la soutient d'autant que l'auteur lui-même souligne le "rapport direct" entre les diverses figures qui résument, au moyen d'un même schéma quadripartite, les dimensions de la modernité, les types de mouvements sociaux, et les tendances à la postmodernisation (p. 63). La correspondance parfaite qu'il établit entre les quatre "nodes institutionnels" de la modernité (capitalisme, industrialisme, surveillance, militarisme) et les quatre grands mouvements sociaux de notre temps (syndicalisme, écologie, poussée démocratique et mouvement en faveur de la paix et du désarmement), outre qu'elle repose sur une catégorisation étroite de chacun de ces derniers, laisse orphelines quelques-unes des forces sociales les plus significatives de ces dernières décennies: séparatisme noir, consumérisme et fondamentalisme religieux aux États-Unis, "coordinations", néo-populisme xénophobe et révolte des banlieues dans le cas de la France, effondrement soudain de régimes ossifiés et résurgence d'ethnonationalismes exacerbés dans les pays de l'Est. Il est à ce titre révélateur que Giddens ne sache trop que faire du féminisme, qui ne rentre dans aucune des "cases" préconçues de son modèle, et dont il se débarrasse sans gloire au détour d'une note infrapaginale (pp. 161-162). Faute d'un solide ancrage empirique, l'analyse de Giddens donne souvent l'impression de se résumer à une série de "discriminations conceptuelles" (p. 32) qui s'enfilent les unes derrière les autres à la manière des perles d'un collier, sans lien entre elles autre que syntagmatique ou terminologique. Au point qu'on peut se demander si certains des usages qu'il fait des travaux d'autres théoriciens produit des effets de connaissance qui vont au-delà du simple rapprochement ou de la retraduction dans son idiolecte conceptuel personnel (e.g., pp. 84-87).(16) Par endroits, la discussion atteint des sommets d'abstraction tels qu'elle prend l'allure d'une comparaison entre caricatures plus qu'entre d'idéal-types. Ainsi en est-il du contraste entre sociétés "moderne" et "prémoderne", dont on discerne mal à quelles formations sociales historiques il s'applique dans la forme hautement épurée où il est nous est ici livré. Ce qui conduit l'auteur à avancer des propositions vagues au point qu'il est difficile de dire sous quelles conditions les relations qu'elles stipulent sont susceptibles d'être vérifiées ou infirmées.(17) Une illustration parmi d'autres: "Ma thèse principale sera que les mécanismes de désencastrage entrent en interaction avec les contextes ré-encastres de l'action, qui peuvent soit renforcer soit miner leur efficacité; et que les engagements impersonnels sont semblablement liés de manière non-ambigüe aux engagements exigeant un travail de face-à-face" (p. 80). Ou bien le "théorème" selon lequel "la transformation de l'intimité peut s'analyser en termes de construction de mécanismes de confiance" (p. 114). Les rares prédictions empiriques auxquelles se hasarde Giddens ne sont pas plus heureuses: l'idée qu'il n'existe pas de Tiers-Monde militaire et qu'"une confrontation militaire de grande ampleur utilisant exclusivement des armes conventionnelles aurait des conséquences dévastatrices" pour l'humanité toute entière (p. 172) est difficile à réconcilier avec l'écrasement de l'Iraq par les forces alliées de l'Occident au printemps 1991. Un tel dérapage dans le ciel de l'abstraction aurait pu être évité ou tout du moins limité en prolongeant l'analyse des dimensions culturelle et cognitive de la modernité par l'étude des transformations de son infrastructure matérielle. Mais Giddens concentre ses efforts exclusivement sur celles-ci et évite la confrontation avec les diverses théories capitalisme désorganisé ou consumériste, "spécialisation flexible" ou flexibilité, transition au postfordisme, etc. qui défendent autant d'explications économiques de la mutation en cours des sociétés avancées. (18) Tout compte fait, le modèle élaboré par Giddens se révèle étrangement réminiscent, dans son architectonique comme dans son degré d'abstraction, du schéma AGIL de Talcott Parsons, dont le moins qu'on puisse dire est que sa capacité à générer une science sociale historique de la modernité est loin d'être démontrée. Et, à l'instar de Parsons, un raisonnement crypto-fonctionnaliste se glisse sous ce schéma quand Giddens affirme que l'humanité ne peut que se diriger vers une économie d'abondance sous prétexte qu'aucune "autre alternative ne s'offre à un monde qui n'est pas lance sur une trajectoire d'auto-destruction" (p.165). (19) L'effondrement des grands empires prémodernes, les conflits mondiaux de notre siècle, et, plus près de nous, le démembrement de l'ex-Yougoslavie sont là pour rappeler que rien n'interdit qu'un système social ne laisse ses contradictions se développer jusqu'à ce qu'elles l'anéantissent. In fine, on pourrait appliquer à Anthony Giddens la critique qu'il adresse ailleurs à l'école structuraliste française, à savoir que "ses aperçus sont obscurcis par un appareil conceptuel qui en impose par son impénétrabilité" (20) et dont on peine à distinguer de quelle utilité il peut être pour l'analyse historique tant il parait déconnecté non seulement du réel mais surtout de la pratique de la recherche. Reconnaître que théorie et empirie jouissent toutes deux d'une autonomie relative ne signifie pas qu'on doit accorder à la première un chèque en blanc conceptuel. Car s'il est vrai qu'"on ne saurait exiger [de la pensée théorique] qu'elle soit liée en chacun de ses points à des considérations empiriques", (21) on peut penser, avec Weber, qu'elle a tout à gagner à leur rester aussi solidement arrimée que possible, surtout lorsqu'elle traite d'un problème où la tentation de la philosophie sociale est aussi forte que celui de la nature et du devenir des sociétés modernes. The Consequences of Modernity pose donc, avec une acuité particulière du fait de la dextérité conceptuelle exceptionnelle de son auteur, la question des mérites et des limites de la réflexion théorique pure au moment ou l'ensemble des sciences sociales ont pris un "tournant historique" auquel, paradoxalement, Anthony Giddens a contribué plus qu'aucun autre théoricien de langue anglaise. (22)
NOTES : (1) Cf. Anthony Giddens, La théorie de la structuration, Paris, PUF, 1990 (orig. 1984), dont les étapes intermédiaires étaient présentées dans New rules of sociological method: A positive critique of interpretative sociology (Londres, Hutchinson, 1976), Central problems in social theory: Action, structure and contradiction in social analysis (Berkeley, University of California Press, 1979) et A Contemporary critique of historical materialism, vol. 1 (Berkeley, University of California Press, 1982). Pour trois évaluations critiques de l'entreprise giddensienne, voir David Held et John B. Thompson (eds.), Social theory and modern society: Anthony Giddens and his critics (Cambridge, Cambridge University Press, 1989); Christopher G.A. Bryant et David Jary (eds.), Giddens' theory of structuration: A critical appreciation (Londres, Routledge, 1991), Jon Clark, Celia Modgil et Sohan Modgil (eds.), Anthony Giddens: Consensus and Controversy (Londres, The Falmer Press, 1990). Dans un genre plus hagiographique, Ira J. Cohen, Structuration theory (New York, Saint Martin's Press, 1989). (2) Notamment de leur structure de classe (cf. Anthony Giddens, The class structure of the advanced societies, New York, Basic Books, 1973, et Anthony Giddens et David Held, eds., Classes, power, and conflict: Classical and contemporary debates, Berkeley, University of California Press, 1982) et de leur évolution macrostructurelle (cf. The nation-state and violence, Berkeley, University of California Press, 1985). (3) Anthony Giddens, The Consequences of Modernity, Cambridge, Polity Press et Stanford, Stanford University Press, 1990 (bibliogr., 178 p. + ix). Les mentions de page sans référence dans le texte renvoient à cet ouvrage. (4) Jean-Francois Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979. (5) Giddens a offert une interprétation systématique des écrits des trois "pères fondateurs" de la sociologie dans Capitalism and modern social theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1973. (6) Cette idée est développée dans Anthony Giddens, La théorie de la structuration, op. cit., chapitre 3, à partir de la "géographie-temps" de Thorsten Hagestrand et Allen Pred. Sur l'émergence de la notion de société et ses acceptions conflictuelles, voir David Frisby and Derek Sayer, Society, Londres, Tavistock, 1986. (7) Pour une analyse pénétrante de la trajectoire du positivisme, voir Anthony Giddens, "Positivism and its critics", in Tom Bottomre et Robert Nisbet (eds.), A history of sociological analysis, New York, Basic Books, 1978. (8) Pour une lecture différente des théories de la modernité de Marx et de Weber, voir Derek Sayer, Capitalism and modernity: An excursus on Marx and Weber (Londres, Routledge, 1991). (9) Dont on trouvera une analyse dans Eviatar Zerubavel, Hidden rythms: Schedules and calendars in social life, Chicago, The University of Chicago Press, 1981. (10) Pour un échantillon de ce débat dans la sociologie anglo-américaine récente, dont la revue anglaise Culture, theory and society et la revue New Yorkaise Social text sont deux des hauts lieux de diffusion, voir Bryan S. Turner (ed.), Theories of modernity and postmodernity, Newbury Park, Sage, 1990. Pour deux formulations représentatives, Fredrick Jameson, "Postmodernism, or the cultural logic of late capitalism", New Left Review, 146, juillet-août 1984, pp. 53-72, et Scott Lash, Sociology of Postmodernism, Londres, Routledge, 1990. (11) Sur ces mouvements, on lira Alberto Melucci, Nomads of the Present, Londres, Hutchinson, 1989, et Ron Eyerman et Andrew Jamison, Social movements: A cognitive approach, University Park, Pennsylvania State University Press, 1991. (12) Notion que Giddens emprunte aux travaux d'Ulrich Beck sur la "société à risques" (Risikogesellschaft: Auf dem Weg in eine andere Moderne, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1986) qui gagneraient à être connus en France. (13) Comme le reconnaît Wally Goldfrank dans un récent bilan des acquis de l'école wallersteinienne ("Current Issues in World-Systems Theory", Review, 13-2, printemps 1990, pp. 251-254). (14) Elle est amplement illustrée par le volume édité par Anthony Giddens et Jonathan Turner, Social Theory Today, Cambridge, Polity Press, 1987 (notamment par les chapitres de Jeffrey Alexander, Richard Munch et Jonathan Turner). (15) Pour reprendre les termes de C.-Wright Mills dans L'imagination sociologique, Paris, Maspero, 1977 (orig. 1959). (16) La difficulté que l'on a éprouvée à traduire certaines des notions élaborées dans ce livre est elle-même symptomatique du biais conceptuel, voire lexicologique, qui l'affecte. Sur ce point, voir les remarques de Paul Hirst, "The social theory of Anthony Giddens: A new syncretism?", Theory, culture and society, 1, 1982, pp. 78-82. (17) Pour une critique de Giddens sur ce point, Arthur Stinchcombe, "Milieu and structure updated", Theory and Society, 15, 1986, pp. 901-913. (18) Voir, respectivement, Claus Offe, The End of organized capitalism, Cambridge, MIT Press, 1985, et Scott Lash et John Urry, The End of Organized Capitalism, Madison, University of Wisconsin Press, 1987; Michael Piore et Charles Sabel, The Second Industrial Divide, New York, Basic Books, 1984; Alain Lipietz, Mirages and Miracles, Londres, Verso, 1990, et Robert Boyer (ed.), Capitalismes fin de siècle, Paris, PUF, 1986; David Harvey, The Condition of Postmodernity, Oxford, Basil Blackwell, 1989, et le numéro de la Socialist review consacré au postfordisme sous le titre "Postfordism: Flexible politics in the age of just-in-time production" (hiver 1991). (19) Ce type de raisonnement est d'autant plus étonnant que Giddens est l'un des critiques les plus perspicaces du paradigme fonctionnaliste (cf. Central issues in social theory, op. cit., et "Functionalism: après la lutte", in Studies in social and political theory, New York, Basic Books, 1976, pp. 96-129). (20) Anthony Giddens, "A reply to my critics", in David Held et John B. Thompson, Social Theory and Modern Societies, op. cit., p. 266. (21) Anthony Giddens, "A reply to my critics", op. cit., p. 294. Pour une critique plus élaborée du biais théoriticiste de la sociologie de Giddens et de ses coûts, voir Nicky Gregson, "On the (ir)relevance of structuration theory to empirical research", in David Held et John B. Thompson, Social Theory and Modern Societies, op. cit., pp. 235-248 et la réponse de Giddens dans ce même volume (pp. 293-301). (22) Cf. Philip Abrams, Historical sociology, Ithaca, Cornell University Press, 1982, et Terrence J. McDonald (ed.), The historic turn in the human sciences, Ann Arbor, University of Michigan, 1992. |
||||||||||||||