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Résumés :
Cet
article propose une analyse critique de la théorie de la modernité
d'Anthony Giddens. Cette théorie a le mérite d'éclater la notion faussement
unitaire de "modernité" en quatre logiques institutionnelles
partiellement autonomes capitalisme, industrialisme, surveillance
et militarisme, chacune vecteur de profils de risque, de mouvements
sociaux, et de contradictions spécifiques, et dont l'extension simultanée
à l'échelle planétaire marquerait non point l'entrée dans l'ère post-moderne
mais l'acmé de la société moderne. Cependant, cette théorie est essentiellement
faite d'un écheveau de distinctions conceptuelles, déconnectées à
la fois du réel et de la pratique de la recherche, qui fonctionnent
à un niveau d'abstraction tel qu'on peine à discerner leur utilité
pour l'analyse sociohistorique. Au point qu'on peut se demander si
on n'est pas là en présence d'une réincarnation de la Théorie Suprême
à la manière parsonienne dont la pertinence parait douteuse au moment
où l'ensemble des sciences sociales négocient un "tournant historique"
auquel, paradoxalement, Giddens a puissamment contribué.
This
article offers a critical analysis of Anthony Giddens' theory of modernity.
The value of this theory lies in breaking the falsely unitary notion
of "modernity" into four partially autonomous institutional
logics--capitalism, industrialism, surveillance, and militarism--,
each being the carrier of specific risk profiles, social movements,
and contradictions. Their concurrent extension at the global level,
argues Giddens, signals not the transition to postmodernity but the
apex of modernity. This theory, however, consists essentially of a
web of conceptual distinctions disconnected from the real world and
from the practice of research which function at a level of abstraction
such that it becomes difficult to discern their usefulness for sociohistorical
analysis. So much so that one wonders if we are not dealing here with
a reincarnation of Grand Theory in the parsonian mold, i.e., a theoretical
scholasticism whose relevance appears doubtful at a time when the
social sciences are effecting a "historic turn" to which
Giddens has, paradoxically, made a most significant contribution.
epuis une vingtaine
d'années, le prolifique sociologue britannique Anthony Giddens s'est
dévoué avec une rare energie à deux projets connexes: d'une part développer
une théorie générale capable de rendre compte de la constitution mutuelle
de l'action et de la structure sociales, théorie dite "de la
structuration" censée nous sortir des apories léguées par les
théorisations classiques du lien social;(1) de l'autre cerner ce qui fait la spécificité des sociétés
capitalistes modernes.(2) Du premier, C.-Wright
Mills dirait sans doute qu'il s'inscrit dans le lignage parsonien
de la "Théorie Suprême"; le second relève indirectement
de la tradition weberienne d'exploration de la "particularite
de l'Occident".
C'est à la croisée de ces deux entreprises
que se situe The Consequences of Modernity.(3) Sous forme d'un long essai écrit dans une langue souple et élégante,
version remaniée d'une série de conférences prononcées à l'Université
de Stanford en 1988, Giddens y propose une "analyse institutionnelle
de la modernité aux connotations culturelles et épistémologiques"
qui s'affiche résolument contre l'idée de postmodernité, telle que
l'avance Jean-Francois Lyotard par exemple.(4)
Loin d'être entrés dans une ère nouvelle, affirme-t-il, nous nous
mouvons dans une phase de "modernité avancée" où les conséquences
des transformations sociales initiées par les deux grandes révolutions
surs que sont la Révolution française dans l'ordre politique
et la révolution industrielle dans l'ordre économique se déploient
dans toute leur amplitude.
L'avènement de la modernité, que Giddens définit succinctement comme
l'ensemble des "modes d'organisation de la vie sociale apparus
en Europe à partir du dix-septième siècle et qui ont depuis étendu
leur influence à l'échelle du monde entier" (p. 1), a marqué
une rupture profonde dans l'évolution historique en ceci qu'il a démultiplié
le rythme et l'étendue du changement social et détermine l'émergence
d'un complexe organisationnel spécifique. Cependant les analyses sociologiques
de la modernité se sont jusqu'ici rendues fautives de trois simplifications.
Premièrement, elles aplatissent sa dynamique multidimensionnelle en
la réduisant à une tendance ou à un processus institutionnel unique
capitalisme chez Marx, industrialisme pour Durkheim, rationalisation
selon Max Weber.(5) Ensuite, le concept de société qui les informe fait
écran à la réalité de l'État-nation comme invention historique et
au procès de "distanciation spatio-temporelle" qui lui est
sous-jacent.(6) Troisième défaut, les théories existantes de la modernité
souffrent d'une conception positiviste et instrumentaliste de la connaissance
inapte à reconnaître le fait que, loin de lui être extérieur et de
le refléter à la manière d'un miroir, "le savoir rentre et sort
de l'univers de la vie sociale à la manière d'une spirale" (p.
15).(7)
Contre cette vision (quelque peu simplificatrice il est vrai),(8)
Giddens argue que le dynamisme de la modernité provient de trois sources
distinctes: la séparation et la recombinaison de l'espace et du temps
favorisées par l'émergence d'un temps uniforme, abstrait, et universel;(9)
"le désengagement des rapports sociaux de leurs contextes locaux
et leur restructuration à travers des plages indéfinies d'espace-temps"
(p. 21), désencastrage qui s'opère par le biais des "gages symboliques"
tel que l'argent et des "systèmes experts" que sont les
professions libérales et leurs substrats scientifico-techniques; enfin,
le savoir produit sur le monde social renforce la tendance structurale
de la modernité à la mutabilité, ce en quoi cette dernière "est
elle-même profondément et intrinsèquement sociologique" (p. 43).
Au fil de ce diagnostic, Giddens esquisse une critique de la notion
de postmodernité. On sait que cette notion admet une pluralité d'acceptions
et qu'aucun accord ne s'est fait sur sa signification en dépit des
débats vigoureux qu'elle a déclenché parmi ses partisans.(10) Pour Anthony Giddens, celle-ci réside essentiellement dans l'idée
que nul savoir n'est désormais fermement établi (fin du fondationalisme),
l'histoire dépourvue de téléologie (fin du mythe du progrès), et qu'un
ordre du jour sociopolitique renouvelé s'impose sur le devant de la
scène publique, porté par les "nouveaux mouvements sociaux"
et signalant la fin de l'hégémonie de la lutte des classes.(11) Au cur de
la thèse postmoderniste, il décèle une contradiction que l'on peut
résumer comme suit: si le savoir n'a plus de fondement, comment prétendre
fonder la notion même de postmodernisme comme transformation sociétale?
Certes, concède Giddens, nous assistons en cette fin de siècle à la
dissolution de l'évolutionnisme, à la disqualification de l'eschatologie
historique si l'on exclut la mode passagère des gloses journalistiques
sur "l'homme et la fin de l'histoire" et à une
prise de conscience de la réflexivité constitutive du savoir social
(p. 51). Mais le déclin relatif de l'Occident et de sa culture ne
traduit pas tant la fin de la modernité que la globalisation du complexe
institutionnel qui la définit en propre.
Ce complexe est fait de quatre "nodules organisationnels"
ayant chacun sa logique propre, ses contradictions, ses tensions et
ses mouvements et contre-mouvements: le capitalisme, défini
comme l'accumulation du capital au moyen de marchés compétitifs sur
lesquels s'échangent force de travail et marchandises; l'industrialisme,
soit la transformation de la nature par l'usage systématique des machines
et le développement de l'"environnement construit" chers
à Raymond Aron et à la géographie néo-marxiste de David Harvey respectivement;
la surveillance, ou le contrôle administratif des informations
et la supervision politique des activités de la population sujette
(thème emprunté à Foucault); et le militarisme, i.e., la croissance
et la monopolisation des moyens de violence et de destruction par
l'État suite à l'industrialisation de la guerre. Ce qui caractéristique
la modernité sous cet angle, c'est qu'elle est intrinsèquement globalisante;
elle a d'emblée vocation à s'étendre à l'ensemble de l'humanité en
"étirant" les complexes institutionnels qui la constituent
à l'échelle de la terre entière. La mondialisation procède donc de
concert dans un espace quadri-dimensionnel, via le développement de
l'économie-monde capitaliste, la croissance de la division internationale
du travail, la structuration du système des États-nations et la formation
d'un ordre militaire mondial, les deux premières dimensions étant
dominées par les entreprises multinationales et les deux dernières
par les grandes puissances nationales.
De là le contraste entre les "profils de risques"(12) des sociétés pré-modernes
et modernes (commodément résumé par le tableau p. 102) et le rôle-pivot
que joue dans ces dernières la diffusion de la confiance. Dans les
formations sociales prémodernes, la confiance est étroitement localisée
et s'appuie sur les rapports de parenté, la communauté proche, les
cosmologies religieuses et la tradition; l'environnement de risques
comprend la nature, la menace de violence physique provenant "du
bas" avec les bandits et "du haut" avec les seigneurs,
la déchéance religieuse et la magie. Dans la société moderne, où les
principaux dangers sont liés à la réflexivité, à la violence issue
de l'industrialisation de la guerre et à la perte de signification
individuelle (anomie), la confiance s'investit principalement dans
des systèmes abstraits, désincarnés et "désencastrés", et
les rapports sociaux sont stabilisés par les relations interpersonnelles
d'amitié ou d'attraction sexuelle. Le sentiment que les choses et
les personnes sont fiables prend dans ce contexte la forme d'un "engagement
impersonnel" (faceless commitment) alors que, dans la
société prémoderne, il s'ancre dans un engagement personnel activé
par ce que Goffman appelle le "travail de face-à-face".
En guise de conclusion, Giddens défend l'idée qu'une théorie critique
"sans garantie" capable de "créer des modèles de la
bonne société" se doit d'être "sociologiquement sensible",
"géopolitiquement responsable" et consciente "qu'une
politique émancipatrice ne peut être séparée d'une politique de la
vie" (p. 156). Et, du haut de notre modernité avancée, il distingue
quatre tendances qui pourraient nous conduire au delà de l'ère moderne,
vers d'une société véritablement postmoderne caractérisée, non par
l'éclatement du savoir, des identités, et des rapports sociaux, mais
par la transcendance des contradictions dont chacun des axes institutionnels
de la modernité est le vecteur. À quoi ressemblerait une telle "utopie
réaliste", comme dit l'auteur? Un système économique issu du
capitalisme y mettrait fin au règne de la nécessité tandis que l'humanisation
de la technologie réduirait les coûts et comblerait les ornières de
l'industrialisme; une participation démocratique démultipliée ou polyarchique
permettrait d'échapper à l'emprise de la surveillance, de même que
la démilitarisation immanente au procès d'industrialisation de la
guerre à celle du militarisme (p. 169). Mais de puissantes tendances
de sens contraire se manifestent simultanément le long de ces quatre
axes sous forme de l'érosion des mécanismes de la croissance économique,
de l'épuisement écologique, de la montée des pouvoirs totalitaires,
et de la possibilité d'un conflit nucléaire ou d'une guerre (quasi-)
mondiale qui conduirait à l'anéantissement tout ou partie de l'humanité.
Les analyses de Giddens, nourries d'une impressionnante multiplicité
de littératures sociologiques, historiques et philosophiques sont
stimulantes et souvent incisives et le champ de réflexions qu'il laboure
avec une belle audace vaste et fertile. L'idée de "casser"
la notion de modernité en axes organisationnels partiellement autonomes
a l'indéniable vertu de complexifier notre conceptualisation des propriétés
constitutives des sociétés avancées et d'ouvrir la voie d'une analyse
historique de chacun de ces modes et de leurs rapports changeants.
On mesure au passage les progrès réalisés par rapport à la théorie
unilinéaire de la modernisation, aujourd'hui définitivement déconsidérée,
et par rapport à la théorie du système-monde d'Immanuel Wallerstein,
pour laquelle tout ce qui ne ressortit pas directement du seul ordre
économique, et notamment la culture, reste une sorte de boîte noire
qu'on ne se résout à ouvrir que par effraction.(13)
Outre cette idée-force, plusieurs des interprétations que Giddens
offre de tel ou tel aspect de la modernité soulèvent des points de
débat ou suggèrent des pistes d'exploration intéressantes: ainsi son
élaboration critique des vues de Luhman sur la confiance, l'usage
qu'il fait des écrits d'Erik Erikson sur la sécurité ontologique,
ou encore ses suggestions de l'importance croissante des systèmes
experts dans la coordination de l'action sociale à travers l'espace
et le temps.
Pourtant, au fil des chapitres, le lecteur le plus sympathique qui
espérait tirer de cet ouvrage les outils d'une compréhension affinée
du monde qui l'entoure éprouve bien du mal à réprimer un sentiment
grandissant de malaise. Car si nombre des reformulations que Giddens
introduit suscitent l'intérêt, et même l'admiration pour l'agilité
analytique dont elles témoignent, leur compilation produit à la longue
l'effet inverse, surtout quand il s'avère, en fin de parcours, que
l'érection de ce magnifique échafaudage conceptuel était à lui-même
sa propre fin et qu'il ne débouche sur aucune analyse concrète des
sociétés contemporaines à même d'en démontrer la solidité. Et c'est
sans doute parce qu'il est l'un des maîtres du genre qu'a son corps
défendant, Giddens souffre plus que d'autres des vices et des limitations
inhérents à cette "théorie théoriciste" pour ne pas
dire scolastique qui fait un grand retour sur la scène sociologique
anglo-américaine depuis le début des années 80.(14) On est
en droit de penser, en refermant The Consequences of Modernity,
que ce type de labeur conceptuel dénué de tout contact avec l'empirie
n'est pas le meilleur moyen de diagnostiquer les maux dont souffre
la modernité. Une telle théorisation est trop prompte à se constituer
en un domaine discursif clos et auto-référent (à preuve les nombreuses
références de Giddens à... ses autres ouvrages théoriques), la confrontation
systématique avec le réel cédant la place à une "manipulation
interminable des Concepts"(15) où la
quête de l'élégance terminologique prend le pas sur la pertinence
historique et où la réification des catégories le dispute à l'arbitraire
des typologies.
Ainsi, la symétrie sans faille de l'argumentation de Giddens ne manque-t-elle
pas de jeter le doute sur la validité du canevas de distinctions conceptuelles
qui la soutient d'autant que l'auteur lui-même souligne le "rapport
direct" entre les diverses figures qui résument, au moyen d'un
même schéma quadripartite, les dimensions de la modernité, les types
de mouvements sociaux, et les tendances à la postmodernisation (p.
63). La correspondance parfaite qu'il établit entre les quatre "nodes
institutionnels" de la modernité (capitalisme, industrialisme,
surveillance, militarisme) et les quatre grands mouvements sociaux
de notre temps (syndicalisme, écologie, poussée démocratique et mouvement
en faveur de la paix et du désarmement), outre qu'elle repose sur
une catégorisation étroite de chacun de ces derniers, laisse orphelines
quelques-unes des forces sociales les plus significatives de ces dernières
décennies: séparatisme noir, consumérisme et fondamentalisme religieux
aux États-Unis, "coordinations", néo-populisme xénophobe
et révolte des banlieues dans le cas de la France, effondrement soudain
de régimes ossifiés et résurgence d'ethnonationalismes exacerbés dans
les pays de l'Est. Il est à ce titre révélateur que Giddens ne sache
trop que faire du féminisme, qui ne rentre dans aucune des "cases"
préconçues de son modèle, et dont il se débarrasse sans gloire au
détour d'une note infrapaginale (pp. 161-162).
Faute d'un solide ancrage empirique, l'analyse de Giddens donne souvent
l'impression de se résumer à une série de "discriminations conceptuelles"
(p. 32) qui s'enfilent les unes derrière les autres à la manière des
perles d'un collier, sans lien entre elles autre que syntagmatique
ou terminologique. Au point qu'on peut se demander si certains des
usages qu'il fait des travaux d'autres théoriciens produit des effets
de connaissance qui vont au-delà du simple rapprochement ou de la
retraduction dans son idiolecte conceptuel personnel (e.g., pp. 84-87).(16)
Par endroits, la discussion atteint des sommets d'abstraction tels
qu'elle prend l'allure d'une comparaison entre caricatures plus qu'entre
d'idéal-types. Ainsi en est-il du contraste entre sociétés "moderne"
et "prémoderne", dont on discerne mal à quelles formations
sociales historiques il s'applique dans la forme hautement épurée
où il est nous est ici livré. Ce qui conduit l'auteur à avancer des
propositions vagues au point qu'il est difficile de dire sous quelles
conditions les relations qu'elles stipulent sont susceptibles d'être
vérifiées ou infirmées.(17) Une illustration
parmi d'autres: "Ma thèse principale sera que les mécanismes
de désencastrage entrent en interaction avec les contextes ré-encastres
de l'action, qui peuvent soit renforcer soit miner leur efficacité;
et que les engagements impersonnels sont semblablement liés de manière
non-ambigüe aux engagements exigeant un travail de face-à-face"
(p. 80). Ou bien le "théorème" selon lequel "la transformation
de l'intimité peut s'analyser en termes de construction de mécanismes
de confiance" (p. 114). Les rares prédictions empiriques auxquelles
se hasarde Giddens ne sont pas plus heureuses: l'idée qu'il n'existe
pas de Tiers-Monde militaire et qu'"une confrontation militaire
de grande ampleur utilisant exclusivement des armes conventionnelles
aurait des conséquences dévastatrices" pour l'humanité toute
entière (p. 172) est difficile à réconcilier avec l'écrasement de
l'Iraq par les forces alliées de l'Occident au printemps 1991. Un
tel dérapage dans le ciel de l'abstraction aurait pu être évité ou
tout du moins limité en prolongeant l'analyse des dimensions culturelle
et cognitive de la modernité par l'étude des transformations de son
infrastructure matérielle. Mais Giddens concentre ses efforts exclusivement
sur celles-ci et évite la confrontation avec les diverses théories
capitalisme désorganisé ou consumériste, "spécialisation
flexible" ou flexibilité, transition au postfordisme, etc.
qui défendent autant d'explications économiques de la mutation en
cours des sociétés avancées. (18)
Tout compte fait, le modèle élaboré par Giddens se révèle étrangement
réminiscent, dans son architectonique comme dans son degré d'abstraction,
du schéma AGIL de Talcott Parsons, dont le moins qu'on puisse dire
est que sa capacité à générer une science sociale historique de la
modernité est loin d'être démontrée. Et, à l'instar de Parsons, un
raisonnement crypto-fonctionnaliste se glisse sous ce schéma quand
Giddens affirme que l'humanité ne peut que se diriger vers une économie
d'abondance sous prétexte qu'aucune "autre alternative ne s'offre
à un monde qui n'est pas lance sur une trajectoire d'auto-destruction"
(p.165). (19)
L'effondrement des grands empires prémodernes, les conflits mondiaux
de notre siècle, et, plus près de nous, le démembrement de l'ex-Yougoslavie
sont là pour rappeler que rien n'interdit qu'un système social ne
laisse ses contradictions se développer jusqu'à ce qu'elles l'anéantissent.
In fine,
on pourrait appliquer à Anthony Giddens la critique qu'il adresse
ailleurs à l'école structuraliste française, à savoir que "ses
aperçus sont obscurcis par un appareil conceptuel qui en impose par
son impénétrabilité" (20)
et dont on peine à distinguer de quelle utilité il peut être pour
l'analyse historique tant il parait déconnecté non seulement du réel
mais surtout de la pratique de la recherche. Reconnaître que théorie
et empirie jouissent toutes deux d'une autonomie relative ne signifie
pas qu'on doit accorder à la première un chèque en blanc conceptuel.
Car s'il est vrai qu'"on ne saurait exiger [de la pensée théorique]
qu'elle soit liée en chacun de ses points à des considérations empiriques",
(21) on peut
penser, avec Weber, qu'elle a tout à gagner à leur rester aussi solidement
arrimée que possible, surtout lorsqu'elle traite d'un problème où
la tentation de la philosophie sociale est aussi forte que celui de
la nature et du devenir des sociétés modernes. The Consequences
of Modernity pose donc, avec une acuité particulière du fait de
la dextérité conceptuelle exceptionnelle de son auteur, la question
des mérites et des limites de la réflexion théorique pure au moment
ou l'ensemble des sciences sociales ont pris un "tournant historique"
auquel, paradoxalement, Anthony Giddens a contribué plus qu'aucun
autre théoricien de langue anglaise. (22)
NOTES
:
(1)
Cf. Anthony Giddens, La théorie de la structuration, Paris,
PUF, 1990 (orig. 1984), dont les étapes intermédiaires étaient présentées
dans New rules of sociological method: A positive critique of interpretative
sociology (Londres, Hutchinson, 1976), Central problems in
social theory: Action, structure and contradiction in social analysis
(Berkeley, University of California Press, 1979) et A Contemporary
critique of historical materialism, vol. 1 (Berkeley, University
of California Press, 1982). Pour trois évaluations critiques de l'entreprise
giddensienne, voir David Held et John B. Thompson (eds.), Social
theory and modern society: Anthony Giddens and his critics (Cambridge,
Cambridge University Press, 1989); Christopher G.A. Bryant et David
Jary (eds.), Giddens' theory of structuration: A critical appreciation
(Londres, Routledge, 1991), Jon Clark, Celia Modgil et Sohan Modgil
(eds.), Anthony Giddens: Consensus and Controversy (Londres,
The Falmer Press, 1990). Dans un genre plus hagiographique, Ira J.
Cohen, Structuration theory (New York, Saint Martin's Press,
1989).
(2)
Notamment de leur structure de classe (cf. Anthony Giddens, The
class structure of the advanced societies, New York, Basic Books,
1973, et Anthony Giddens et David Held, eds., Classes, power, and
conflict: Classical and contemporary debates, Berkeley, University
of California Press, 1982) et de leur évolution macrostructurelle
(cf. The nation-state and violence, Berkeley, University of
California Press, 1985).
(3)
Anthony Giddens, The Consequences of Modernity, Cambridge,
Polity Press et Stanford, Stanford University Press, 1990 (bibliogr.,
178 p. + ix). Les mentions de page sans référence dans le texte renvoient
à cet ouvrage.
(4)
Jean-Francois Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le
savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
(5)
Giddens a offert une interprétation systématique des écrits des trois
"pères fondateurs" de la sociologie dans Capitalism and
modern social theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1973.
(6)
Cette idée est développée dans Anthony Giddens, La théorie de la
structuration, op. cit., chapitre 3, à partir de la "géographie-temps"
de Thorsten Hagestrand et Allen Pred. Sur l'émergence de la notion
de société et ses acceptions conflictuelles, voir David Frisby and
Derek Sayer, Society, Londres, Tavistock, 1986.
(7)
Pour une analyse pénétrante de la trajectoire du positivisme, voir
Anthony Giddens, "Positivism and its critics", in Tom Bottomre
et Robert Nisbet (eds.), A history of sociological analysis,
New York, Basic Books, 1978.
(8)
Pour une lecture différente des théories de la modernité de Marx et
de Weber, voir Derek Sayer, Capitalism and modernity: An excursus
on Marx and Weber (Londres, Routledge, 1991).
(9)
Dont on trouvera une analyse dans Eviatar Zerubavel, Hidden rythms:
Schedules and calendars in social life, Chicago, The University
of Chicago Press, 1981.
(10)
Pour un échantillon de ce débat dans la sociologie anglo-américaine
récente, dont la revue anglaise Culture, theory and society
et la revue New Yorkaise Social text sont deux des hauts lieux
de diffusion, voir Bryan S. Turner (ed.), Theories of modernity
and postmodernity, Newbury Park, Sage, 1990. Pour deux formulations
représentatives, Fredrick Jameson, "Postmodernism, or the cultural
logic of late capitalism", New Left Review, 146, juillet-août
1984, pp. 53-72, et Scott Lash, Sociology of Postmodernism,
Londres, Routledge, 1990.
(11)
Sur ces mouvements, on lira Alberto Melucci, Nomads of the Present,
Londres, Hutchinson, 1989, et Ron Eyerman et Andrew Jamison, Social
movements: A cognitive approach, University Park, Pennsylvania
State University Press, 1991.
(12)
Notion que Giddens emprunte aux travaux d'Ulrich Beck sur la "société
à risques" (Risikogesellschaft: Auf dem Weg in eine andere
Moderne, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1986) qui gagneraient à être
connus en France.
(13)
Comme le reconnaît Wally Goldfrank dans un récent bilan des acquis
de l'école wallersteinienne ("Current Issues in World-Systems
Theory", Review, 13-2, printemps 1990, pp. 251-254).
(14)
Elle est amplement illustrée par le volume édité par Anthony Giddens
et Jonathan Turner, Social Theory Today, Cambridge, Polity
Press, 1987 (notamment par les chapitres de Jeffrey Alexander, Richard
Munch et Jonathan Turner).
(15)
Pour reprendre les termes de C.-Wright Mills dans L'imagination
sociologique, Paris, Maspero, 1977 (orig. 1959).
(16)
La difficulté que l'on a éprouvée à traduire certaines des notions
élaborées dans ce livre est elle-même symptomatique du biais conceptuel,
voire lexicologique, qui l'affecte. Sur ce point, voir les remarques
de Paul Hirst, "The social theory of Anthony Giddens: A new syncretism?",
Theory, culture and society, 1, 1982, pp. 78-82.
(17)
Pour une critique de Giddens sur ce point, Arthur Stinchcombe, "Milieu
and structure updated", Theory and Society, 15, 1986,
pp. 901-913.
(18)
Voir, respectivement, Claus Offe, The End of organized capitalism,
Cambridge, MIT Press, 1985, et Scott Lash et John Urry, The End
of Organized Capitalism, Madison, University of Wisconsin Press,
1987; Michael Piore et Charles Sabel, The Second Industrial Divide,
New York, Basic Books, 1984; Alain Lipietz, Mirages and Miracles,
Londres, Verso, 1990, et Robert Boyer (ed.), Capitalismes fin de
siècle, Paris, PUF, 1986; David Harvey, The Condition of Postmodernity,
Oxford, Basil Blackwell, 1989, et le numéro de la Socialist review
consacré au postfordisme sous le titre "Postfordism: Flexible
politics in the age of just-in-time production" (hiver 1991).
(19)
Ce type de raisonnement est d'autant plus étonnant que Giddens est
l'un des critiques les plus perspicaces du paradigme fonctionnaliste
(cf. Central issues in social theory, op. cit., et "Functionalism:
après la lutte", in Studies in social and political theory,
New York, Basic Books, 1976, pp. 96-129).
(20)
Anthony Giddens, "A reply to my critics", in David Held
et John B. Thompson, Social Theory and Modern Societies, op.
cit., p. 266.
(21)
Anthony Giddens, "A reply to my critics", op. cit., p. 294.
Pour une critique plus élaborée du biais théoriticiste de la sociologie
de Giddens et de ses coûts, voir Nicky Gregson, "On the (ir)relevance
of structuration theory to empirical research", in David Held
et John B. Thompson, Social Theory and Modern Societies, op.
cit., pp. 235-248 et la réponse de Giddens dans ce même volume (pp.
293-301).
(22)
Cf. Philip Abrams, Historical sociology, Ithaca, Cornell University
Press, 1982, et Terrence J. McDonald (ed.), The historic turn in
the human sciences, Ann Arbor, University of Michigan, 1992.
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