Conforme à son traditionnel rôle, la Californie s'est lancée tête
baissée dans une politique de criminalisation de la misère et d'enfermement des groupes
jugés superflus, dangereux ou gênants. Visite au coeur de la première colonie
pénitentiaire de masse de l'ère démocratique : la Men's Central Jail de Los Angeles,
plus grand établissement de détention de la planète.
os Angeles, métropole phare du "rêve
américain", creuset et symbole de l'eldorado californien, foyer d'innovation et
patrie des stars, machine à brasser les différences et à broyer les indifférences, fer
de lance de la nouvelle "économie informationnelle" tricotant ensemble
microélectronique, finance internationale, services aux entreprises et show-business
planétaire. La Cité des Anges a volé la vedette à Chicago ou New York et s'affiche
désormais avec fierté comme le laboratoire du futur. Si c'est bien là que s'invente la
civilisation du nouveau millénaire que l'Amérique offre en modèle au monde entier, il
convient de prendre garde. Car Los Angeles est aussi la scène des deux émeutes raciales
les plus destructrices qu'ait connues l'Amérique en un siècle - Watts en 1965, South
Central trente ans plus tard, suite au médiatissime tabassage policier de Rodney King.
Ville guet-apens ou le gangster-rap n'est pas un simple style musical pour ados excités,
mais la macabre traduction commerciale de la réalité quotidienne (que révèle et
dissimule à la fois le film de John Singleton, Boyz'n the hood) de la jeunesse de
couleur des quartiers ghettoïsés, ballottée qu'elle est entre école publique en
déshérence, boulot précaire et commerce de la drogue : c'est elle qui fournit le gros
des 2 589 homicides répertoriés en 1992, année record.
Ville encloisonnée qui affiche la plus forte densité du pays de "gated
communities", ces enclaves résidentielles huppées que patrouillent des polices
privées assurant à l'intérieur de leur périmètre fortifié une "réponse armée
immédiate" à toute intrusion. La catégorie professionnelle dont les effectifs ont
connu la croissance la plus forte au cours des quinze dernières années en Californie du
Sud n'opère ni dans l'informatique ni dans la banque : c'est celle de vigile.
Los Angeles, c'est aussi un système politique peu ou prou accaparé par les intérêts
d'argent, patronné par un maire multimillionnaire patelin et paternaliste, encombré d'un
conseil municipal sans pouvoirs, d'une administration dont la désorganisation
bureaucratique est légendaire, l'un et l'autre également déconnectés du public qu'ils
sont censés servir et représenter: les 1,2 million d'habitants des quartiers
populaires du coeur de la métropole ont produit moins de 40 000 votants lors des
dernières élections.
C'est aussi là que le démantèlement de l'État providence-croupion dont s'est doté à
grand-peine l'Amérique avance plus vite que partout ailleurs : dans les années 80, alors
que la population pauvre ne cessait d'augmenter sous l'effet de la montée de l'emploi
précaire et des inégalités, la ville a condamné une vingtaine de bureaux d'aide
sociale et la moitié de ses cliniques. L'hôpital public du comté, le plus grand du
pays, n'a dû d'éviter de fermer ses portes en 1994, suite aux pertes causées par
le rétrécissement continu de la couverture médicale aux indigents, qu'à l'aumône du
gouvernement fédéral - c'était l'ouverture de la saison électorale et Clinton se
devait de faire un geste de bonne volonté.
Los Angeles est enfin et surtout la cité qui enferme le plus de ce monde qu'on aimait
jusqu'il y a peu dire "libre" : ses geôles, distribuées en sept méga-maisons
d'arrêt, renferment plus de 23 000 personnes (en stock), soit la moitié de la
population carcérale française. Durant le cours d'une année, elles accueillent quelque
300 000 âmes (en flux).
Welcome to Men's Central Jail. La carcasse de béton
dénuée d'ouvertures sise sur Bauchet Street, à quelques encablures de la mairie, en
lisière d'un centre-ville vidé de toute vie, est le plus grand établissement de
détention de la terre. Ses quatre étages, deux dessous terre et deux dessus, renferment
quelque 7 000 détenus - pour une capacité d'accueil généreusement estimée à 5 000 -
entassés à six dans des "multi-cell units" de 4 mètres sur 3 et de
vastes dortoirs où 150 prisonniers se bousculent à ne rien faire entre les lits
superposables qui mangent tout l'espace, avec pour distraction un unique poste de
télévision. Dans des conditions qui évoquent plus les donjons du Moyen Age que ce XXIe
siècle vers lequel le président Clinton s'emploie à jeter son fameux pont. 90 000 mètres
carrés divisés par 7 000 personnes, faites le calcul et n'oubliez pas de retirer
l'espace consacré aux couloirs, escaliers, bureaux, postes de garde, à l'armurerie,
l'infirmerie, la chapelle, la bibliothèque et les cuisines.
Ce qui saisit d'emblée en pénétrant dans ce gigantesque entrepôt à humains, c'est
d'abord le bruit assourdissant, portes qui claquent, verrous qu'on ouvre, clés qui
tintent, des cris, des ordres et des conversations qui résonnent dans un embrouillamini
sonore à nul autre pareil. C'est ensuite la saleté ambiante : partout où ils le
peuvent, aux montants de leur lit métallique, au verrou de leur grille au bloc WC qui
trône au milieu de leur misérable aire de vie, les détenus accrochent des sacs
plastique remplis d'ordures ; les coursives sont jonchées de détritus, pots de yaourt,
pelures d'orange, papiers souillés, morceaux de carton, traînées de jus renversé qu'un
"trustee" (détenu chargé de l'entretien) viendra balayer lors de sa
tournée. C'est encore, outre la promiscuité poussée à son point limite, de laquelle
les détenus tentent de se protéger en tendant tant bien que mal leur serviette entre les
lits, l'absence totale de lumière naturelle qui renforce, pour peu que cela
soit encore possible, le sentiment d'enfermement. On se dirait dans un tombeau.
Érigée en 1963, pour 16 millions de dollars de l'époque, agrandie en 1976 (pour
un supplément de 35 millions), la bâtisse ne dispose d'aucune ouverture sur l'extérieur
à l'exception de la grille d'entrée et de deux portes de service. Si un incendie venait
à s'y déclarer, MCJ se transformerait en vrai tombeau pour des centaines de détenus.
Une douche tous les deux jours et une promenade par semaine, sur le toit grillagé, seule
occasion de voir le ciel, de savoir s'il fait soleil ou vent, de respirer deux heures
durant hors de l'air froid des souffleries qui fonctionnent nuit et jour (risque de
tuberculose oblige). Une fois par semaine.
C'est enfin la couleur de la peau des détenus, Noirs et Latinos aux trois quarts.
Les Asiatiques, dont les effectifs ont fortement progressé ces dernières années, sont
regroupés dans un pavillon séparé car "le feu vert sur eux" a été donné
par les gangs qui font régner leur ordre propre, comme niché au sein de l'ordre
carcéral, et tout "Jaune" est susceptible d'être agressé à tout moment. Le
régime des castes, affaibli au dehors, retrouve toute sa vigueur dans les geôles de
l'Amérique. C'est ainsi que la vie quotidienne de tout détenu est scandée par les
luttes sans merci que se livrent Mexican Malia (ou Southsiders), Black Guerrilla Family et
White Aryan Brothers sous l'oeil impavide des gardiens qui comptent les coups - quand ils
ne les donnent pas. Les prisonniers aiment d'ailleurs à dire qu'il y a plus de violence
et de drogue dedans que dehors. . . Les chiffres ne les démentent pas : lors des huit
derniers mois, le Bureau des détectives interne à l'établissement a enregistré 1 857
"crimes déclarés", partie visible de l'iceberg.
Une grande pancarte annonce : "no talking" (interdit de parler), une
autre: "Be quiet. Keep shoulders on wall" ("Restez silencieux, gardez
les épaules contre le mur). Les détenus rasent les couloirs décorés de muraux aux
couleurs criardes, oeuvres des artistes du cru, dont les thèmes martiaux - une scène de
shérif dans une rue de western, une ode visuelle à "Désert storm", un
groupe de cowboys galopant dans le désert à bride abattue - évoquent maladroitement
l'espace qui fait tant défaut et envie. Uniforme bleu pour les GP ("general
population "), orange pour les prisonniers sous surveillance médicale, bleu avec
des manches blanches pour les membres de gangs et les condamnés des prisons d'Etat
consignés en geôle municipale par manque de place dans les maisons de peine
surpeuplées, vert pour les "trustees". Les K-10, "keep-aways",
qui trônent tout en haut de la hiérarchie des quarante catégories entre lesquelles
le bureau de la "classification" ventile la population emprisonnée selon les
antécédents délictueux et le niveau présumé de dangerosité, ne se déplacent que
pieds et poings enchaînés, menottés et entourés de trois gardiens. Ces
pérégrinations intérieures ont deux destinations principales : la salle des
consultations juridiques, qui peut recevoir jusqu'à soixante paires détenu-avocat en
simultané, et la salle des visites, où le roulage avoisine le millier de personnes par
jour, avec une pointe à 1 500 visiteurs lors de la fête des Pères. Assis chacun à l'un
des 174 kiosques, les prisonniers peuvent parler pendant vingt minutes à leurs "loved
ones" (l'expression revient comme un leitmotiv dans la bouche des gardiens comme
des détenus) par liaison téléphonique à travers une épaisse paroi de verre
incassable. Qu'il n'y ait eu que trois incidents violents en trois ans en ce lieu
névralgique de contact entre dedans et dehors dit bien combien les prisonniers tiennent
à ce "privilège". Autre privilège prisé des pensionnaires de MCJ, dont
jouissent à tout moment 80 d'entre eux : travailler aux cuisines, à la préparation des
30 000 repas quotidiens nécessaires pour sustenter tout ce monde. "C'est
pour ça que les rats sont si gros dans le coin, à cause de toute la bouffe de
reste qu'on est obligé de détruire et de jeter dans des containers", car il est
interdit de les donner aux sans-abri et aux mendiants par crainte de possibles poursuites
judiciaires.
À chaque nouveau bloc, un détenu glisse (respectueusement) au gardien qui me sert de
sherpa, "Hé, chef c'est le mec de l'ACLU? Il faut que je lui parle". L'ACLU,
c'est l'American Civil Liberties Union, organisme de défense des droits civiques auquel
le tribunal du comté de Los Angeles a confié depuis 1987 la supervision du bureau
du shérif du même comté, dans l'espoir d'inciter petit à petit ce dernier à
améliorer les conditions de détention qui, comme dans l'écrasante majorité des centres
d'incarcération du pays, violent quotidiennement la sacro-sainte Constitution
américaine, notamment l'article 8, censé protéger tout individu des "traitements
cruels et inhabituels". Ce compromis bâtard fait de l'ACLU "le complice
d'un fonctionnement pénitentiaire grossièrement défaillant", aux dires mêmes
d'un ancien avocat chargé de cette tutelle de façade, qui force périodiquement les
tribunaux à ordonner la libération anticipée de milliers de détenus afin de dégorger
pour un temps les cellules, et de dégager la place pour y entasser la fournée suivante.
Ainsi, avec 781 lits, son infirmerie place Men's Central Jail au troisième rang dans la
hiérarchie des hôpitaux américains selon la taille ; mais cette même infirmerie ne
répond pas aux normes médicales minimales instaurées par la loi, malgré la pression
des tribunaux qui exigent, depuis des années, sa mise en conformité sanitaire. Pourtant,
la maison d'arrêt de Los Angeles est aussi, et de loin, le plus grand hospice pour
malades mentaux du pays. Et, dans la foulée, le plus grand centre d'accueil de sans-abri
de l'Amérique, donc du monde (libre). Pour ces derniers, l'emprisonnement est devenu de
fait un traitement tout à la fois cruel et habituel.
À lui seul, le comté de LA fournit 36 % des clients du California Department of
Corrections (CDC pour les initiés), l'administration responsable des "prisons
d'Etat" où sont consignés criminels et délinquants condamnés à des peines
d'emprisonnement supérieures à un an. Los Angeles mène donc la Californie qui, suite au
triplement de sa population incarcérée en douze ans, mène elle-même l'Amérique avec
159 585 prisonniers au 1er août 1998, pour un total de maisons d'arrêt
municipales plus pénitenciers d'État perçant le seuil des 200 000 - soit quatre fois le
chiffre de la France pour une contrée de 33 millions d'habitants à peine (l'effectif
emprisonné total des Etats-Unis approche les 2 millions).
La politique de criminalisation de la misère et d'enfermement des groupes jugés
superflus, dangereux ou gênants dans laquelle s'est lancée tête baissée la Californie,
conforme en cela à son traditionnel rôle d'éclaireur et de boussole pointant la
direction à suivre au pays, s'est traduite par une brusque croissance de son système
carcéral, sans précédent ni parallèle dans l'histoire qui fait d'elle la première
colonie pénitentiaire de masse de l'ère démocratique et du CDC l'avant-garde de ce
nouvel Etat pénal émergeant, que le "paternalisme libéral" réserve aux
déshérités du nouvel ordre économique néolibéral.
Ainsi le budget de l'administration pénitentiaire est-il passé de moins de 200 millions
de dollars en 1975 à plus de 4,3 milliards en 1998 (non, ce n'est pas une erreur de
frappe, c'est bien vingt-deux fois plus) pour dépasser depuis 1994 celui consacré
aux universités publiques, longtemps tenues pour le joyau de l'État. Les gardiens de
prison californiens étaient moins de 6 000 quand Ronald Reagan entrait à la Maison
Blanche ; ils sont aujourd'hui plus de 40 000 à officier dans les pénitenciers du
Golden State, effectifs auxquels s'ajoutent 2 700 "parole officers" chargés
de superviser les 107 000 libérés en conditionnelle assignés à 131 bureaux
dans 71 localités. Le CDC se targue d'avoir conduit dans les années 80 "le
plus grand programme de construction de prisons de l'histoire". Et avec raison :
la Californie avait inauguré 12 pénitenciers entre 1852 et 1965, puis 0 de 1965 à 1984
; depuis elle en a ouvert 21, dont 6 établissements réservés à l'accueil des
nouvelles mères détenues avec leurs enfants (les femmes d'origine afro-américaine et
hispanophone sont la catégorie qui augmente le plus vite parmi la population
emprisonnée). En une décennie, le Golden State a englouti 5,3 milliards de dollars à
bâtir et rénover des cellules, et contracté plus de 10 milliards de dollars de dettes
obligataires pour ce faire. Chaque nouvel établissement coûte en moyenne la bagatelle de
200 millions de dollars pour 4 000 détenus et requiert l'embauche de 1 000
gardiens. Les "matons" californiens forment non seulement la branche
administrative la plus pléthorique et la mieux payée du gouvernement de la sixième
puissance économique mondiale. Ils sont aussi l'un des lobbies les plus puissants de
Sacramento, où ils soutiennent à coups de millions de dollars de "donations"
électorales la transition du traitement social de la misère et de ses corrélats vers sa
gestion pénale, transition faite sur mesure pour leur garantir un avenir professionnel
florissant. A l'assistante sociale succède ainsi le gardien de prison - pardon, le "correctionnal
officer", ainsi qu'insiste le syndicat pénitentiaire - comme représentant de
l'État chargé d'exercer la tutelle publique sur les "classes dangereuses".
Autre changement décisif, d'ordre qualitatif celui-là, qui participe de ce basculement
du social vers le pénal : il y a trente ans, la Californie était à la pointe de la
pénologie progressiste, résolument tournée vers la réinsertion et le développement
des peines dites "intermédiaires" visant a éviter la privation de liberté,
sauf comme dernier recours. Aujourd'hui, elle est partisane affichée du tout-carcéral et
n'assigne plus guère à l'emprisonnement qu'une fonction de stockage et de
"neutralisation" des condamnés. En témoigne la ventilation des dépenses
pénitentiaires. Selon les comptables du CDC, le coût direct d'incarcération - hors
investissements mobiliers - dans une maison de peine de l'État s'élève à quelque 21
470 dollars par an et par pensionnaire. Ce montant est consacré pour moitié aux frais de
gardiennage (la paie des "matons" californiens est supérieure de 50 % à la
moyenne nationale) et pour un quart à l'entretien de base des détenus (nourriture,
habillement, santé). Les activités tournées vers la réinsertion - éducation,
formation et travail - se voient octroyer 5 % à peine du budget carcéral. À titre de
comparaison, en 1995, à la veille de son remplacement par un programme de travail forcé,
une mère seule avec ses enfants résidant en Californie recevait au titre du principal
programme d'assistance sociale (Aid to Families With Dependent Children) la somme de 555
dollars par mois. Si l'on ajoute à cette allocation les frais administratifs, le coût
d'une famille de quatre pour le budget de l'assistance sociale se montait à 7 229
dollars par an, soit trois fois moins que l'argent consacré à enfermer un seul
détenu.
De fait, la Californie possède le système pénitentiaire le plus cher du pays - et donc
du monde (libre) - de même que le plus meurtrier : depuis 1992, les gardiens du CDC ont
abattu 12 prisonniers et en ont blessé 32 autres par balles lors de simples bagarres
entre détenus. Dans le même temps, seulement 6 prisonniers étaient abattus dans tout le
reste du pays et, dans tous les cas, lors de tentatives d'évasion. C'est que le
règlement de l'administration pénitentiaire californienne autorise l'usage de fusils de
gros calibre et le recours à la "force létale" afin, dit-elle, de compenser le
faible ratio gardiens/détenus résultant de l'inflation inouïe des effectifs carcéraux.
Le directeur du CDC le concédait lui-même lors d'une récente audition devant une
commission de l'assemblée parlementaire de l'État chargée d'enquêter sur les
"combats de gladiateurs" du pénitencier de haute sécurité de Pelican Bay,
lors desquels les gardiens prétextaient de rixes entre détenus qu'ils organisaient
eux-mêmes pour tirer ces derniers comme des lapins: "La croissance du système a
été si brutale que personne ne le contrôle plus. "
Reste à voir où la Californie, et l'Amérique à sa suite, trouvera, pour peu qu'elle la
cherche, la volonté politique d'arrêter l'infernale machine à emprisonner qui tend,
pour ses citoyens les moins fortunés, à se substituer aux vestiges d'un Etat providence
qu'elle n'avait jamais véritablement embrassé.