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  Loïc Wacquant

 
   

 

 
   

  

 
      Loïc wacquant   La montée de « l'État pénal »
  en Amérique.
 
  wacquant
Bigre! Usa
, hiver 1995-1996.
 
   

au fil des trois décennies passées, l'Amérique s'est lancée dans une expérience sans précédent ni parallèle parmi les sociétés occidentales de l'après-guerre : le remplacement progressif d'un (semi) État-providence par un État pénal et policier au sein duquel la criminalisation de la marginalité et le « containment punitif » des catégories déshéritées tient lieu de politique sociale.

pointg.gif (57 octets) Certes, cet État-providence était notablement sous-développé par rapport à ses congénères européens, au point qu'il faille parler à son propos d'État charitable : les programmes voués aux populations vulnérables en Amérique ont toujours été limités, fragmentaires et isolés du reste des activités publiques, informés qu'ils sont par une conception moraliste et moralisante de la pauvreté comme produit des carences individuelles des pauvres. Alors que les inégalités sociales et l'insécurité économique se sont fortement aggravées depuis les années 70, cet État charitable n'a eu de cesse de réduire son champ d'intervention et de comprimer ses modestes budgets. Au fur et à mesure que se défait son filet de sauvetage (safety net) se tisse le maillage de l'État disciplinaire (dragnet) appelé à le remplacer dans les régions inférieures de l'espace social étatsunien.

pointg.gif (57 octets) La montée de l'État pénal s'opère selon deux modalités principales. La première consiste à transformer les services sociaux en instrument de surveillance et de contrôle des nouvelles "classes dangereuses". En témoignent la vague de réformes votées par nombre d'États qui conditionnent l'accès à l'aide sociale à l'adoption de certaines normes de conduite (sexuelle, familiale, éducative, etc...) et au remplissement d'obligations bureaucratiques onéreuses ou humiliantes : travail forcé (workfare), assiduité scolaire des enfants (learnfare) ou inscription à des pseudo-stages de formation sans objet ni débouchés, sans parler de la fixation de plafonds ou de durées maximales au-delà desquels aucun soutien n'est plus accordé. Le tout pour obtenir une aide délibérément fixée bien en-deçà du "seuil" officiel de pauvreté.

pointg.gif (57 octets) La seconde composante de cette « guerre aux pauvres » est le recours massif et systématique à l'incarcération. Après avoir diminué de 12% pendant la décennie 60, la population carcérale étatsunienne est passée de moins de 200 000 détenus en 1970 à près de 825 000 en 1991, soit une croissance jamais vue dans une société démocratique de 314% en vingt ans. A l'instar du désengagement social de l'État, l'emprisonnement frappe prioritairement les Noirs : le nombre de détenus Afro-américains a été multiplié par cinq depuis 1970 après avoir chuté de 7% durant la décennie précédente et, pour la première fois de leur histoire, les prisons du pays renferment aujourd'hui plus de Noirs que de Blancs. Le taux d'incarcération des Afro-américains a triplé en douze ans et s'élevait à 1 895 pour 100 000 en 1993, soit sept fois le taux des Blancs et vingt fois les taux enregistrés dans les pays européens.

pointg.gif (57 octets) Et le doublement en dix ans de la population carcérale sous-estime gravement le poids réel de l'autorité pénale dans le nouveau dispositif de traitement de la misère et de ses corrélats. Si l'on comptabilise les individus placés en liberté surveillée (probation) et conditionnelle (parole) par manque de place dans les pénitenciers, ce sont près de cinq millions d'américains, soit 2,5% de la population adulte du pays, qui tombent sous tutelle pénale.

pointg.gif (57 octets) Le gonflement explosif de la population emprisonnée, le recours massif aux formes les plus variées de pré et post-détention, l'élimination des programmes de travail et d'éducation au sein des pénitenciers, la multiplication des instruments de surveillance tant en amont qu'en aval de la chaîne carcérale : la nouvelle pénologie qui se met en place n'a pas pour but de "réhabiliter" les criminels mais bien de gérer des coûts et de contrôler des populations dangereuses (ou, à défaut, de les stocker à l'écart afin de pallier l'incurie de services sociaux qui ne sont ni désireux ni capables de les prendre en charge). La montée de l'État pénal américain répond ainsi non pas à celle de la criminalité qui est restée constante durant cette période, mais aux dislocations sociales provoquées par le désengagement de l'État charitable. Et elle tend à devenir à elle-même sa propre justification si tant est que ses effets criminogènes contribuent puissamment à l'insécurité et à la violation auxquelles elle est censée porter remède.

 
Loïc wacquantwacquant      
    

   
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