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u fil des trois décennies passées, l'Amérique
s'est lancée dans une expérience sans précédent ni parallèle parmi les sociétés
occidentales de l'après-guerre : le remplacement progressif d'un (semi) État-providence
par un État pénal et policier au sein duquel la criminalisation de la marginalité et le
« containment punitif » des catégories déshéritées tient lieu de politique sociale.
Certes, cet État-providence était notablement
sous-développé par rapport à ses congénères européens, au point qu'il faille parler
à son propos d'État charitable : les programmes voués aux populations
vulnérables en Amérique ont toujours été limités, fragmentaires et isolés du reste
des activités publiques, informés qu'ils sont par une conception moraliste et
moralisante de la pauvreté comme produit des carences individuelles des pauvres. Alors
que les inégalités sociales et l'insécurité économique se sont fortement aggravées
depuis les années 70, cet État charitable n'a eu de cesse de réduire son champ
d'intervention et de comprimer ses modestes budgets. Au fur et à mesure que se défait
son filet de sauvetage (safety net) se tisse le maillage de l'État disciplinaire
(dragnet) appelé à le remplacer dans les régions inférieures de l'espace
social étatsunien.
La montée de l'État pénal s'opère selon deux modalités
principales. La première consiste à transformer les services sociaux en instrument
de surveillance et de contrôle des nouvelles "classes dangereuses". En
témoignent la vague de réformes votées par nombre d'États qui conditionnent l'accès
à l'aide sociale à l'adoption de certaines normes de conduite (sexuelle, familiale,
éducative, etc...) et au remplissement d'obligations bureaucratiques onéreuses ou
humiliantes : travail forcé (workfare), assiduité scolaire des enfants (learnfare)
ou inscription à des pseudo-stages de formation sans objet ni débouchés, sans parler de
la fixation de plafonds ou de durées maximales au-delà desquels aucun soutien n'est plus
accordé. Le tout pour obtenir une aide délibérément fixée bien en-deçà du
"seuil" officiel de pauvreté.
La seconde composante de cette « guerre aux pauvres » est le recours
massif et systématique à l'incarcération. Après avoir diminué de 12% pendant la
décennie 60, la population carcérale étatsunienne est passée de moins de 200 000
détenus en 1970 à près de 825 000 en 1991, soit une croissance jamais vue dans une
société démocratique de 314% en vingt ans. A l'instar du désengagement social de
l'État, l'emprisonnement frappe prioritairement les Noirs : le nombre de détenus
Afro-américains a été multiplié par cinq depuis 1970 après avoir chuté de 7% durant
la décennie précédente et, pour la première fois de leur histoire, les prisons du pays
renferment aujourd'hui plus de Noirs que de Blancs. Le taux d'incarcération des
Afro-américains a triplé en douze ans et s'élevait à 1 895 pour 100 000 en
1993, soit sept fois le taux des Blancs et vingt fois les taux enregistrés dans les pays
européens.
Et le doublement en dix ans de la population carcérale sous-estime
gravement le poids réel de l'autorité pénale dans le nouveau dispositif de traitement
de la misère et de ses corrélats. Si l'on comptabilise les individus placés en liberté
surveillée (probation) et conditionnelle (parole) par manque de place
dans les pénitenciers, ce sont près de cinq millions d'américains, soit 2,5% de la
population adulte du pays, qui tombent sous tutelle pénale.
Le gonflement explosif de la population emprisonnée, le recours
massif aux formes les plus variées de pré et post-détention, l'élimination des
programmes de travail et d'éducation au sein des pénitenciers, la multiplication des
instruments de surveillance tant en amont qu'en aval de la chaîne carcérale : la
nouvelle pénologie qui se met en place n'a pas pour but de "réhabiliter" les
criminels mais bien de gérer des coûts et de contrôler des populations dangereuses (ou,
à défaut, de les stocker à l'écart afin de pallier l'incurie de services sociaux qui
ne sont ni désireux ni capables de les prendre en charge). La montée de l'État pénal
américain répond ainsi non pas à celle de la criminalité qui est restée constante
durant cette période, mais aux dislocations sociales provoquées par le désengagement de
l'État charitable. Et elle tend à devenir à elle-même sa propre justification si tant
est que ses effets criminogènes contribuent puissamment à l'insécurité et à la
violation auxquelles elle est censée porter remède. |
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