Loïc Wacquant |
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La mondialisation de la |
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Chercheur au Centre de sociologie européenne du Collège de France, professeur à lUniversité de Californie, Berkeley. Agone : Philosophie, Critique, Littérature, octobre 1999, 22 : 127-142. Ce texte est extrait pour majeure partie du livre Les Prisons de la misère (Paris, Éditions Liber-Raisons dagir, 1999). |
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Depuis le début des années 80, un réseau de think tanks néoconservateurs basés principalement sur la côte est des États-Unis mène une offensive concertée visant à saper la légitimité de lÉtat-providence et à lui substituer, dans les régions inférieures de lespace social, un État-pénitence capable de « dresser » les fractions de la classe ouvrière rétives à la nouvelle discipline du salariat précaire et sous-payé, et de neutraliser ceux dentre leurs membres qui savèrent par trop disruptifs. Cest ainsi quaprès avoir mené campagne en faveur du démantèlement des programmes daide aux familles démunies (welfare) entamé par Ronald Reagan et parachevé par Bill Clinton, le Manhattan Institute, centre névralgique de la guerre intellectuelle à lÉtat social avec lAmerican Enterprise Institute et le Cato Institute, sest employé à populariser une séries de mesures policières et judiciaires qui, en instaurant une véritable « chasse aux pauvres » dans la rue, reviennent à pénaliser la précarité résultant justement de la démission organisée de lÉtat sur le front économique et social. Parmi les notions et les dispositifs que ces intellectuels-mercenaires ont activement propagé parmi les journalistes, chercheurs et dirigeants du pays : la soit disant « théorie de la vitre cassée », opportunément exhumée du cimetière criminologique où elle gisait depuis quinze ans, selon laquelle la lutte contre la grande violence criminelle nécessite une répression sévère et tatillonne de la petite délinquance et des comportements incivils qui en seraient les signes avant-coureurs; limpératif de « qualité de la vie », prétexte à une politique de nettoyage de classe des espaces publics dans les villes; et le slogan « la prison marche », bien fait pour justifier lexpansion exponentielle et indéfinie du système pénitentiaire dans lequel sont désormais entreposés les indésirables la population carcérale des États-Unis a quadruplé en vingt ans pour frôler les deux millions alors même que la criminalité stagnait puis reculait durant cette période. Ces mesures ayant été adoptées par son nouveau maire, Rudoph Giuliani, grand partisan du remplacement de laide sociale par le travail forcé (workfare), la ville de New York est devenu le laboratoire où sinvente un nouveau gouvernement de la misère qui marie la « main invisible » du marché du travail déqualifié et dérégulé au « poing de fer » dun appareil policier et pénitentiaire omniprésent, intrusif et hypertrophique.(1) De New York, ces notions et ces dispositifs se sont diffusés à travers les États-Unis avant dêtre importés par un nombre sans cesse croissant de pays dEurope et dAmérique latine dont les gouvernements se révèlent avides dengranger les profits électoraux promis par léventuel succès de la « lutte contre linsécurité ». « À New York, nous savons où est lennemi » « À New York, nous savons où est lennemi », déclarait William Bratton, le nouveau Chef de la police de New York, lors dune conférence prononcée en 1996 à la Fondation Heritage, lune des « boîtes à idées » de la nouvelle droite alliée au Manhattan Institute. En loccurrence : les « squeegee men », ces sans-abris qui accostent les automobilistes aux feux pour leur proposer de laver leur pare-brise contre menue monnaie (Giuliani avait fait deux le symbole honni du déclin social et moral de la ville lors de sa campagne électorale victorieuse de 1993, et la presse populaire les assimile ouvertement à de la vermine : « squeegee pests »), les petits revendeurs de drogue, les prostituées, les mendiants, les vagabonds et les graffiteurs.(2) Bref, le sous-prolétariat qui fait tâche et menace. Cest lui que cible en priorité la politique de « tolérance zéro » dont lobjectif affiché est de rétablir la « qualité de la vie » des new-yorkais qui savent, eux, se comporter en public, cest-à-dire des classes moyennes et supérieures, celles qui votent encore. Comme son nom lindique, cette politique consiste à appliquer la loi au pied de la lettre, avec une intransigeance sans faille, en réprimant toutes les infractions mineures commises sur la voie publique de sorte à restaurer le sentiment dordre et à forcer les membres des classes inférieures à « moraliser » leurs comportements. Pour lutter pied à pied contre tous les petits désordres quotidiens que ces derniers causent dans la rue, trafics, tapage, menaces, déjections, ébriété, errance, la police de New York utilise un système statistique informatisé (COMPSTAT, abréviation qui veut tout bêtement dire computer statistics) qui permet à chaque commissaire et à chaque patrouille de distribuer ses activités en fonction dune information précise, constamment actualisée, et géographiquement localisée sur les incidents et les plaintes dans son secteur. Chaque semaine, les commissaires de quartier se réunissent au QG central de la police new-yorkaise pour une séance rituelle dévaluation collective des résultats de leur secteur et faire honte à ceux dentre eux qui naffichent pas la baisse escomptée du chiffre de la criminalité.(3) Mais la véritable innovation de William Bratton ne tient pas à la stratégie policière quil choisit, en loccurrence une variante de la « police intensive », qui cible des groupes plutôt que des délinquants isolés, multiplie les armes et dispositifs spécialisés et sappuie sur lusage systématique de linformatique en temps réel, par opposition à la « police communautaire » et à la « police par résolution de problème ».(4) Elle consiste dabord à bousculer et bouleverser la bureaucratie sclérosée et poltronne dont il hérite par lapplication des dernières « théories » du management sur le « re-engineering » de lentreprise (associées aux noms de Michael Hammer et James Champy) et de la « gestion par objectif » à la Peter Drucker. Dentrée, Bratton « aplatit » lorganigramme policier et licencie en masse ses officiers de haut rang : cest ainsi que les trois quarts des commissaires de quartier sont remerciés, si bien que leur âge moyen fond de soixante-et-quelques années à la quarantaine. Il transforme les commissariats en « centres de profit », le « profit » en question étant la réduction statistique du crime enregistré. Et il fond tous les critères dévaluation des services en fonction de cette mesure. Bref, il dirige ladministration policière comme un industriel le ferait une entreprise jugée sous-performante par ses actionnaires : « Je suis prêt à comparer mon staff de direction à celui de nimporte quelle entreprise de la liste Fortune 500 », déclare avec fierté le nouveau « PDG du NYDP », qui examine religieusement lévolution quotidienne des statistiques criminelles : « Imaginez-vous un banquier qui ne scruterait pas ses comptes tous les jours? ».(5) Le deuxième atout de Bratton, qui serait lui aussi difficile à reproduire dans le contexte européen, est lextraordinaire expansion des ressources consacrées par New York au maintien de lordre, puisquen cinq ans, la ville a augmenté son budget de police de 40% pour atteindre 2,6 milliards de dollars (soit quatre fois plus que les crédits des hôpitaux publics, par exemple) et embauché une véritable armada de 12.000 policiers pour un effectif total de plus de 47.000 employés en 1999, dont 38.600 agents en uniformes (voir tableau 1). Par comparaison, dans lintervalle, les services sociaux de la ville ont vu leurs crédits amputés dun tiers et ont perdu 8.000 postes pour se retrouver avec seulement 13.400 employés.(6)
Source : Rapports annuels du Bureau de la police de New York City En embrassant la doctrine de la « tolérance zéro », Bratton tourne le dos à la « police communautaire » (dérivé américain de la « police de proximité » britannique) à laquelle il devait son succès comme chef de la police de Boston. La conversion nest guère probante, si lon compare les résultats de New York avec ceux de San Diego, autre grande ville qui applique le community policing : (7) entre 1993 et 1996, la métropole californienne affiche une baisse de la criminalité identique à celle de New York mais au prix dun accroissement des effectifs policiers de seulement 6%. Le nombre darrestations effectuées par les forces de lordre diminue de 15% en trois ans à San Diego alors quil augmente de 24% à New York pour atteindre le chiffre pharamineux de 314.292 personnes arrêtées en 1996 (leffectif des interpellés pour infractions mineures à la législation sur les stupéfiants double à lui seul pour dépasser 54.000, soit plus de mille personne par semaine). Enfin, le volume des plaintes contre la police fléchit de 10% sur les rives du Pacifique alors quil senfle de 60% dans la ville de Giuliani. « Reconquérir la ville » ou, la diffusion planétaire de la « mode Giuliani » De New York, la doctrine de la « tolérance zéro », instrument de légitimation de la gestion policière et judiciaire de la pauvreté qui dérange celle qui se voit, celle qui cause des incidents et des désagréments dans lespace public et donc nourrit un sentiment diffus dinsécurité, voire simplement de gène tenace et dincongruité , va se propager à travers le globe à une vitesse foudroyante. Et avec elle la rhétorique militaire de la « guerre » au crime et de la « reconquête » de lespace public, qui assimile les délinquants (réels ou imaginaires), sans abris, mendiants et autres marginaux à des envahisseurs étrangers ce qui facilite lamalgame avec limmigration, toujours payant électoralement dans les pays balayés par de forts courants xénophobes , autrement dit à des éléments allogènes quil est impératif de purger du corps social. Auréolé du lustre de la « réussite » de New York (abusivement présentée comme la métropole-leader de la criminalité devenue subitement tête de file des « villes sûres » aux États-Unis, alors quelle na jamais été statistiquement ni lune ni lautre),(8) ce thème donne aux politiciens du cru loccasion de saccrocher au dernier wagon de la « modernité » étatsunienne et, de là, effectuer une pirouette rhétorique paradoxale qui leur permet tout à la fois de réaffirmer à peu de frais la détermination de lÉtat à sévir face aux « désordres » et de décharger ce même État de ses responsabilités dans la genèse sociale et économique de linsécurité pour en appeler à la responsabilité individuelle des habitants des zones « inciviles », à qui il incomberait désormais dexercer eux-mêmes un contrôle social rapproché, comme lexprime cette déclaration à cent autres pareilles, de Henry McLeish, Ministre de lintérieur écossais (et néotravailliste), parue sous le titre « La tolérance zéro va nettoyer nos rues » : Je demande aux écossais de marcher la tête haute. Nous sommes en guerre et il va falloir livrer bataille après bataille. Les gens doivent reconquérir la rue. Nous sommes bien trop tolérants des services publics et des comportements de seconde zone dans nos communautés. Le vandalisme insensé, les graffiti et les détritus défigurent nos cités. Le message est que, désormais, ce type de comportement ne sera plus toléré. Les gens ont le droit davoir un chez-soi décent et de vivre dans une communauté décente. Mais trop de gens nexercent pas leurs responsabilités.(9) Lexpérience de Giuliani fait des émules empressés sur tous les continents. En août 1998, le Président du Mexique lance une « Croisade nationale contre le crime » au moyen dune batterie de mesures présentées (ainsi quil est dusage presque partout) comme « les plus ambitieuses de lhistoire du pays ». Avec comme objectif affiché d « imiter les programmes comme la « tolérance zéro » à New York City ». En septembre 1998, cest au tour du Ministre de la justice et de la sécurité de Buenos Aires, León Arslanian, dindiquer que cette province de lArgentine appliquera elle aussi « la doctrine élaborée par Giuliani ». Il révèle dans la foulée quun complexe de hangars industriels à labandon en bordure de la ville sera converti en « galpones penitenciarios » (centres de détention) pour créer les places de prisons requises. En janvier 1999, suite à la visite de deux hauts responsables de la police de New York, le nouveau gouverneur de lÉtat de Brasília, Joaquim Roriz, annonce lapplication de la « tolerância zero » grâce à lembauche immédiate de 800 policiers civils et militaires supplémentaires en réponse à une vague de crimes de sang comme la capitale brésilienne en connaît périodiquement. Aux critiques de cette politique qui font remarquer quelle va se traduire par une subite augmentation de la population incarcérée de 30% alors que le système pénitentiaire de lÉtat est déjà au bord de lexplosion, le gouverneur rétorque quil suffira alors de construire de nouvelles prisons. De lautre côté de lAtlantique, début décembre 1998, alors que le gouvernement Jospin sapprête à négocier au grand jour le virage répressif quil prépare depuis des mois, laméricanologue Sophie Body-Gendrot, commentatrice patentée des questions de « violences urbaines » et co-auteur(e) dun rapport sur le sujet remis quelques mois auparavant au Ministre de lIntérieur qui reprend et amplifie tous les poncifs journalistiques sur la question, aplanit le terrain en recommandant sur France-Inter, lors de lémission « Le téléphone sonne », la mise en uvre dune « tolérance zéro à la française » sans que nul ne puisse dire à quoi tiendrait une telle francité. Le mois suivant, sur lautre rive du Rhin, l'Union chrétienne-démocrate (CDU) mène campagne tambour battant sur le thème de la « Null Toleranz » dans la région de Francfort, tout en faisant signer une pétition contre la double nationalité, afin de ne pas risquer de se laisser déborder par Gerhard Schröder et ses déclarations ouvertement xénophobes sur le crime et limmigration. (10) Depuis la tournée triomphale de William Bratton lautomne précédent lancien chef de la police new-yorkaise a été reçu par les plus hauts dignitaires de la ville comme un messie , la doctrine new-yorkaise est vantée comme le remède passe-partout, et dapplication simple, à tous les maux de la société : criminalité, « parasitisme social » et revendication des résidents étrangers (principalement turcs) à la nationalité allemande, hâtivement assimilée à la présence indésirable dimmigrés clandestins (« Null Toleranz für straffälige Ausländer »). En Italie, la « mode répressive » griffée Giuliani, comme lappellent les observateurs transalpins, fait rage dès 1997. Le traitement policier de la misère de rue fascine un large éventail délus, de droite comme de gauche, soit dans sa forme originale, soit dans la retraduction édulcorée et « européanisée » quen offrent Tony Blair et Jack Straw en Angleterre. Ainsi, quand, début 1999, une série de meurtres au cur de Milan relance la panique médiatique autour de la « criminalité des immigrés », le maire de la capitale lombarde et son premier adjoint senvolent toutes affaires cessantes pour New York tandis que le gouvernement de Massimo DAlema adopte une série de mesure répressives inspirée de la législation britannique récente (criminalisation de délits, pouvoirs accrus à la police, limogeage du directeur de ladministration pénitentiaire, connu pour ses positions favorables aux droits des détenus et aux politiques de réinsertion). Le maire de Naples, Antonio Bassolino, lui, reprend à son compte la « tolleranza zero » pour lappliquer non seulement à la petite et moyenne délinquance mais aussi aux chauffards sur la voie publique. Comme à New York où, depuis lhiver 1998, la conduite en état divresse est sanctionnée par la confiscation immédiate et automatique du véhicule par les forces de lordre lors de larrestation. En février 1999, la ville de Cape Town lance une vaste opération de « tolérance zéro » visant à contenir une vague de violences à caractère proto-terroriste prétendument entretenues par des groupes islamistes radicaux opposés à la corruption gouvernementale. (En août 1996, William Bratton sétait rendu à Johannesburg pour une « consultation » avec le chef de la police locale, George Fivaz, lors dune visite généreusement couverte par les média locaux et américains, mais qui navait pas aboutit). La copie sud-africaine fait pâlir loriginal new-yorkais : barrages et contrôles de police entre quartiers, raids de commandos-choc armés jusquaux dents dans les zones pauvres comme Cape Flats et omniprésence des forces de lordre dans les rues autour de Water Front, lenclave riche et touristique du centre-ville. En mars, à lautre bout du globe, le Ministre de la police de la Nouvelle Zélande rentre dune mission officielle à New York pour déclarer avec fierté à ses concitoyens que la police de son pays na, tout bien considéré, rien à envier à celle de la « Grosse pomme » car « la Nouvelle-Zélande na jamais eu une police corrompue » et elle « applique la tolérance zéro depuis lorigine ». Sa proposition dimporter des États-Unis la « responsabilisation décentralisée » et la fixation dobjectifs chiffrés aux chefs de brigade ainsi que le redéploiement des forces de police dans les zones à haute criminalité recueille derechef lapprobation des principaux leaders politiques. Pendant ce temps, le chef de la police de Cleveland, pionnier de la « tolérance zéro » en Angleterre, intervient en Autriche devant la Polizeiführungsakademie (lacadémie nationale de police), pour vanter les mérites de cette importation américaine au nom du Ministre de lintérieur britannique Jack Straw. La semaine suivante, un symposium national se tient sur cette même politique à Canberra sous légide de lAustralian Criminological Institute. En juin 1999, après que William Bratton soit venu en personne sermonner la Commission sur le Crime de lOntario, cest au tour du maire de Toronto, Mel Lastman, dannoncer avec fracas la mise en uvre prochaine du « plus grand crackdown contre le crime que la ville ait jamais vu », au motif que la trajectoire criminelle de la métropole canadienne suivrait celle de New York, bien quavec deux décennies de retard et quen tout état de cause, policer efficacement une grande ville relève partout et toujours des même principes, ainsi que lenseignent les « international crime consultants » issus de la police new-yorkaise qui sillonnent la planète ou pontifient lors de séminaires de formation policière offerts à leurs collègues américains ou étrangers à Manhattan. On pourrait multiplier à lenvi les exemples de pays où les recettes du couple Bratton-Giuliani sont en cours dexamen, de programmation ou dapplication. Du domaine policier et pénal, la notion de « tolérance zéro » sest diffusée selon un processus métastasique pour désigner tour à tour, et en vrac, lapplication stricte de la discipline parentale au sein des familles, lexpulsion automatique des lycéens ayant apporté une arme dans leur établissement, la suspension des sportifs professionnels coupables de violences hors des stades, le contrôle tatillon de la contrebande de drogue dans les prisons, mais aussi le refus sans faille des stéréotypes racistes, la sanction sévère des comportements discourtois des passagers davion, et lintransigeance vis-à-vis des enfants qui ne portent pas leur ceinture de sécurité à larrière des voitures, du stationnement en double file le long des boulevards commerçants, et des détritus dans les parcs et les jardins publics. Elle sest même étendue aux relations internationales : ainsi Ehud Barak exigeait-il récemment de Yasser Arafat quil fasse preuve de « tolérance zéro » à légard du terrorisme tandis que les troupes britanniques de la force dintervention de lONU au Kosovo disent appliquer la « tolérance zéro » à tout désordre dans les rues de Pristina. Conséquences et contestation de la « tolérance zéro » à New York Le paradoxe veut que cette tactique de harcèlement policier se diffuse dun bout à lautre de la planète au moment même où elle est sérieusement remise en cause à New York à la suite de lassassinat en janvier 1999 dAmadou Diallo, un jeune immigrant guinéen de 22 ans abattu de 41 balles de revolver (dont 19 ont fait mouche) par quatre policiers membres de l« Unité de lutte contre les crimes de rue » à la recherche dun violeur présumé, alors quil se tenait paisiblement, seul, dans le vestibule de son building. Cet assassinat policier, venant après l« affaire Abner Louima », un immigré haïtien victime de torture sexuelle dans un poste de police de Manhattan lannée précédente, a déclenché la plus vaste campagne de désobéissance civile quaient connu les États-Unis depuis des années. Deux mois durant, des manifestations quotidiennes se sont déroulées devant le bureau de la direction de la police municipale lors desquelles plus de 1.200 protestataires pacifiques dont une centaine délus afro-américains, locaux et nationaux, parmi lesquels lancien maire David Dinkins, le Président de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), et des policiers noirs à la retraite ont été arrêtés, menottés et inculpés de « troubles à lordre public ». À la suite de ces événements, les pratiques agressives de cette brigade de choc de 380 hommes (presque tous blancs) qui constitue le fer de lance de la politique de « tolérance zéro » font lobjet de plusieurs enquêtes administratives et de deux instructions judiciaires de la part de procureurs fédéraux qui les soupçonnent de procéder à des arrestations « au faciès » (racial profiling) et de bafouer systématiquement les droits constitutionnels de leurs cibles. (11) Daprès la National Urban League, en deux ans, cette brigade, qui tourne dans des voitures banalisées et opère en civil, a arrêté et fouillé dans la rue 45.000 personnes sur simple suspicion basée sur lhabillement, lallure, le comportement et avant tout autre indice la couleur de la peau. Plus de 37.000 de ces arrestations se sont révélées sans objet et les chefs daccusation de la moitié des 8.000 restantes ont été considérées nulles et non-avenue par les tribunaux, laissant un résidu dà peine 4.000 arrestations justifiées : une sur onze. Une enquête conduite par le quotidien New York Daily News suggère que près de 80% des jeunes hommes noirs et latinos de la ville ont été arrêtés et fouillés au moins une fois par les forces de lordre. (12) En fait, les incidents avec la police se sont multipliés dès la mise en uvre de la politique de « qualité de vie », puisque le nombre des plaintes déposées devant le Civilian Complaint Review Board de NewYork a brusquement augmenté de 60% entre 1992 et 1994. La grande majorité de ces plaintes concernent des « incidents lors de patrouilles de routine » par opposition aux opérations de police judiciaire dont les victimes sont des résidents noirs et latinos dans les trois quarts des cas. À eux seuls, les afro-américains ont déposé 53% des plaintes alors quils ne pèsent que 20% dans la population municipale. Et 80% des requêtes contre des violences et abus policiers ont été enregistrées dans seulement 21 des 76 districts parmi les plus pauvres de la ville. (13) Même le principal syndicat des policiers de New York a récemment pris ses distances avec la campagne de « qualité de vie » que ces derniers ont pour charge de mener, suite à la mise en accusation pour homicide des membres de la brigade de police responsable de la mort de Diallo. Après que la Patrolmens Benevolent Association se soit prononcée à lunanimité, et pour la première fois en 105 ans dexistence, pour retirer sa confiance au Chef de la police Howard Safir et demander publiquement sa suspension, le Président du syndicat invitait ses 27.000 membres à une grève du zèle, leur recommandant duser du maximum de réserves possible avant de notifier une arrestation pour un motif anodin, tel que traverser la rue hors des passages cloutés, sortir son chien sans sa laisse, ou rouler sur un vélo sans sonnette, ainsi que le requiert la politique policière de la ville : « Maintenant que la criminalité a fortement baissé, un ajustement de stratégie est requis. Si nous ne rétablissons pas léquilibre, cela devient un modèle pour un État policier et pour la tyrannie ». (14) Les policiers de New York eux-mêmes savèrent bien moins enthousiastes envers la « tolérance zéro » que ses zélateurs étrangers. Cest que lune des conséquences majeures de la « tolérance zéro » telle quelle est pratiquée au quotidien plutôt que théorisée par les « penseurs » des think tanks et par leurs épigones dans les champs universitaire et politique est davoir creusé un gouffre de méfiance (et, pour les plus jeunes, de défiance) entre la communauté afro-américaine et les forces de lordre qui nest pas sans rappeler les relations quils entretenaient à lère ségrégationniste. Une récente enquête révèle que lécrasante majorité des Noirs de New York City considèrent la police comme une force hostile et violente qui représente pour eux un danger : 72% jugent que les policiers font un usage abusif de la force et 66% que leurs brutalités à lencontre des personnes de couleur sont communes et habituelles (contre seulement 33% et 24% des Blancs). Les deux tiers pensent que la politique de Giuliani a aggravé ces brutalités policières et un tiers seulement disent avoir le sentiment dêtre plus en sécurité aujourdhui dans la ville, alors même quils habitent dans les quartiers où la baisse de la violence criminelle est statistiquement la plus nette. Les new-yorkais blancs, eux, sont respectivement 58% et 87% à déclarer le contraire: ils louent le maire pour son intolérance envers le crime et ils se sentent unanimement moins menacés dans leur ville. (15) La « tolérance zéro » présente donc deux physionomies diamétralement opposées selon que lon en est la cible (noire) ou le bénéficiaire (blanc), cest-à-dire suivant le côté où lon se trouve de cette barrière de caste que lascension de lÉtat pénal américain a pour effet sinon pour fonction de restabiliser et de durcir. Une autre conséquence de la politique de « qualité de vie » poursuivie par la police new-yorkaise, elle aussi fort peu discutée par ses thuriféraires, est lengorgement inouï des tribunaux quelle a causée. Alors que la criminalité baisse continûment depuis 1992, le nombre de personnes arrêtées et jugées, lui, ne cesse daugmenter. En 1998, les 77 juges de la cour criminelle de New York qui exercent juridiction pour les délits et infractions mineures (simples misdeamenors passibles de moins dun an de prison) ont eu la charge de 275.379 affaires, soit plus de 3.500 affaires chacun, le double du nombre de cas traités en 1993 avec à peu près les mêmes moyens. Pour les accusés qui souhaitent aller jusquau procès, le délai moyen dattente est de 284 jours (contre 208 en 1991), même pour des affaires aussi banales quun simple vol dans un magasin ou un chèque sans provision. Il est commun que, lors dune audience, un juge examine jusquà mille cas dans la journée sans quaucun ne soit résolu : soit que leur examen est reporté car aucun juge nest disponible pour quon puisse fixer la date du procès, soit que lavocat commis doffice na pu se libérer (chaque public defender traite en moyenne plus de cent affaires à tout moment), soit enfin que les accusés, de guerre lasse, se résignent à plaider coupable et à demander une dispense de procès en léchange dune réduction de peine. Certains accusés, au contraire, jouent des délais et des reports à répétition afin dobtenir léventuelle annulation des charges qui pèsent contre eux. Cest ainsi que le nombre de procès devant la cour criminelle de New York est tombé de 967 in 1993 à 758 en 1998 (soit un procès pour chaque 364 affaires) et que le volume des affaires closes par annulation en raison de délais excessifs au regard de la loi a doublé, passant de 6.700 in 1993 à 12.000 en 1998. Même le porte-parole de Rudolph Giuliani pour la politique pénale reconnaît que des milliers de délinquants échappent chaque année à tout châtiment du fait de la pénurie de juges et que, de ce fait, l« impact du travail de la police visant à faire baisser le crime est potentiellement perdu ». (16) Pour les membres de classes populaires refoulés aux marges du marché du travail et abandonnés par lÉtat charitable qui sont la principale cible de la politique de « tolérance zéro », le déséquilibre grossier entre lactivisme policier et la débauche de moyens qui lui est consacré, dune part, et lencombrement des tribunaux et la pénurie aggravée de ressources qui les paralyse, de lautre, a toutes les allures dun déni de justice organisé. (17) NOTES : (1) Sur cette transition de la gestion assistentielle à la gestion policière et carcérale de la pauvreté dans une société dominée par lidéologie du marché qui se pense en outre comme une «société dabondance», cf. Loïc Wacquant, « De l'État charitable à l'État pénal : notes sur le traitement politique de la misère en Amérique », Regards sociologiques (Strasbourg), 11, 1996, pp. 30-38, et le numéro des Actes de la recherche en sciences sociales consacré au thème « De lÉtat social à lÉtat pénal » (124, septembre 1998). (2) William Bratton, « Cutting Crime and Restoring Order : What America Can Learn from New Yorks Finest », Heritage Lecture n. 573, Washington, Heritage Foundation, 1996, et idem, « The New York City Police Departments Civil Enforcement of Quality of Life Crimes », Journal of Law and Policy, 12, 1995, pp. 447-464; également « Squeegees Rank High on Next Police Commissioner's Priority List », The New York Times, 4 décembre 1993. (3) William Bratton et William Andrews, « What Weve Learned About Policing », City Journal, 9-2, été 1999, pp. 14-27 (magazine de propagande publié par le Manhattan Institute). (4) Pour une présentation critique de ces trois modèles de « réforme de la police » récemment en compétition aux États-Unis, et leur récupération commune « par la tradition policière la plus répressive », Jean-Paul Brodeur, « La police en Amérique du Nord : des modèles aux effets de mode? », Les Cahiers de la sécurité intérieure, 28-2, printemps 1997, p. 182. (5) « NYDP, Inc. », The Economist, 7925, 20 juillet 1995, p. 50, et « The C.E.O. Cop », New Yorker Magazine, 70, 6 février 1995, pp. 45-54. (6) Citizens Budget Commission, New York, rapport annuel, octobre 1998. (7) Judith A. Greene, « Zero Tolerance : A Case Study of Police Policies and Practices in New York City », Crime and Delinquency, 45-2, avril 1999, pp. 171-187. (8) En 1993, lannée où Rudolph Giuliani devient maire, New York se classait déjà à la 87ème place sur 189 villes répertoriées (par ordre décroissant) sur léchelle de la criminalité du FBI. Elle se situe aujourdhui autour de la 140ème place. (9) « Zero Tolerance will Clean up our Streets », Scottish Daily Record & Sunday Mail, 10 février 1999. Sur ce thème de la « responsabilisation » des citoyens et des « communautés » (géographiques ou ethniques) dans la lutte contre le crime, lire David Garland, « Les contradictions de la société punitive : le cas britannique », Actes de la recherche en sciences sociales, 124, septembre 1998, notamment pp. 56-59, et A. Crawford, The Local Governance of Crime : Appeals to Community and Partnership, Oxford, Clarendon Press, 1997. (10) « Les Polonais sont particulièrement actifs dans le vol organisé de voitures; la prostitution est dominée par la mafia russe, les criminels de la drogue viennent le plus souvent du sud-est de l'Europe ou d'Afrique noire... Nous ne devrions plus être aussi timorés envers les criminels étrangers que nous attrapons. Pour celui qui viole notre droit de l'hospitalité, il n'y a qu'une solution : dehors et vite » (Gerhard Schröder, propos de campagne tenus en juillet 1997 et rapportés par Le Monde du 28 janvier 1999). Le cas de lAllemagne est intéressant car il illustre un processus commun aux divers pays du continent européen : elle importe les théories et les politiques sécuritaires made in USA à la fois directement des États-Unis (cf. la tournée allemande de William Bratton en 1998) et par lintermédiaire des autres « comptoirs » de lidéologie pénale étatsunienne (cf. lémulation envieuse de lAngleterre de Tony Blair et lintérêt marqué bien quambivalent pour le Milan de Gabriele Albertini). (11) « Lawsuit Seeks to Curb Street Crimes Unit, Alleging Racially Biased Searches », The New York Times, 9 mars 1999. Pour une analyse nuancée de la violence policière et des ses bases sociales à New York, lire Paul Chevigny, Edge of the Knife : Police Violence in the Americas, New York, The New Press, 1995, chapitre 2. (12) « Those NYDP Blues », U.S. News and World Report, 5 avril 1999. Selon les données de la police de New York, les contrôles de rue visant à interdire le port darme donnent lieu à 29 arrestations pour chaque personne détenant une arme, un ratio très nettement supérieur à la norme habituelle (dix arrestations pour une personne armée). (13) Judith A. Greene, « Zero Tolerance : A Case Study of Police Policies and Practices in New York City », art. cit. (14) « Cop Rebellion Against Safir : 400 PBA Delegates Vote No Confidence, Demand Suspension », New York Daily News, 14 avril 1999. (15) « Poll in New York Finds many Think Police are Biased », The New York Times, 16 mars 1999. (16) « Crackdown on Minor Offenses Swamps New York City Courts », The New York Times, 2 février 1999. (17) Malcolm Feeley a montré que, pour les Américains des classes populaires qui commettent des crimes et délits mineurs, la véritable sanction pénale réside moins dans la peine légale qui leur est infligée comme aboutissement de la procédure judiciaire que dans cette procédure elle-même, i.e., le traitement hautain et chaotique quils reçoivent des tribunaux et les coûts annexes (économiques, sociaux, moraux) quil implique (Malcolm Feeley, The Process is the Punishment : Handling Cases in a Lower Criminal Court, New York, Russell Sage Foundation, 1979, notamment pp. 199-243). |
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