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Depuis le
début des années 80, un réseau de think tanks néoconservateurs basés
principalement sur la côte est des États-Unis mène une offensive concertée visant à
saper la légitimité de l’État-providence et à lui substituer, dans les régions
inférieures de l’espace social, un État-pénitence capable de
« dresser » les fractions de la classe ouvrière rétives à la nouvelle
discipline du salariat précaire et sous-payé, et de neutraliser ceux d’entre leurs
membres qui s’avèrent par trop disruptifs. C’est ainsi qu’après avoir
mené campagne en faveur du démantèlement des programmes d’aide aux familles
démunies (welfare) entamé par Ronald Reagan et parachevé par Bill Clinton, le
Manhattan Institute, centre névralgique de la guerre intellectuelle à l’État
social avec l’American Enterprise Institute et le Cato Institute, s’est employé
à populariser une séries de mesures policières et judiciaires qui, en instaurant une
véritable « chasse aux pauvres » dans la rue, reviennent à pénaliser la
précarité résultant justement de la démission organisée de l’État sur le
front économique et social.
Parmi les notions et les
dispositifs que ces intellectuels-mercenaires ont activement propagé parmi les
journalistes, chercheurs et dirigeants du pays : la soit disant « théorie de la
vitre cassée », opportunément exhumée du cimetière criminologique où elle
gisait depuis quinze ans, selon laquelle la lutte contre la grande violence criminelle
nécessite une répression sévère et tatillonne de la petite délinquance et des
comportements incivils qui en seraient les signes avant-coureurs; l’impératif de
« qualité de la vie », prétexte à une politique de nettoyage de classe des
espaces publics dans les villes; et le slogan « la prison marche », bien fait
pour justifier l’expansion exponentielle et indéfinie du système pénitentiaire
dans lequel sont désormais entreposés les indésirables — la population carcérale
des États-Unis a quadruplé en vingt ans pour frôler les deux millions alors même que
la criminalité stagnait puis reculait durant cette période. Ces mesures ayant
été adoptées par son nouveau maire, Rudoph Giuliani, grand partisan du remplacement de
l’aide sociale par le travail forcé (workfare), la ville de New York est
devenu le laboratoire où s’invente un nouveau gouvernement de la misère qui marie
la « main invisible » du marché du travail déqualifié et dérégulé au
« poing de fer » d’un appareil policier et pénitentiaire omniprésent,
intrusif et hypertrophique.(1) De New York, ces notions et ces
dispositifs se sont diffusés à travers les États-Unis avant d’être importés par
un nombre sans cesse croissant de pays d’Europe et d’Amérique latine dont les
gouvernements se révèlent avides d’engranger les profits électoraux promis par
l’éventuel succès de la « lutte contre l’insécurité ».
« À New York, nous savons où est
l’ennemi »
« À New York, nous savons
où est l’ennemi », déclarait William Bratton, le nouveau Chef de la police de
New York, lors d’une conférence prononcée en 1996 à la Fondation Heritage,
l’une des « boîtes à idées » de la nouvelle droite alliée au
Manhattan Institute. En l’occurrence : les « squeegee men »,
ces sans-abris qui accostent les automobilistes aux feux pour leur proposer de laver leur
pare-brise contre menue monnaie (Giuliani avait fait d’eux le symbole honni du
déclin social et moral de la ville lors de sa campagne électorale victorieuse de 1993,
et la presse populaire les assimile ouvertement à de la vermine : « squeegee
pests »), les petits revendeurs de drogue, les prostituées, les mendiants, les
vagabonds et les graffiteurs.(2) Bref, le sous-prolétariat
qui fait tâche et menace. C’est lui que cible en priorité la politique de
« tolérance zéro » dont l’objectif affiché est de rétablir la
« qualité de la vie » des new-yorkais qui savent, eux, se comporter en
public, c’est-à-dire des classes moyennes et supérieures, celles qui votent encore.
Comme son nom l’indique,
cette politique consiste à appliquer la loi au pied de la lettre, avec une intransigeance
sans faille, en réprimant toutes les infractions mineures commises sur la voie publique
de sorte à restaurer le sentiment d’ordre et à forcer les membres des classes
inférieures à « moraliser » leurs comportements. Pour lutter pied à pied
contre tous les petits désordres quotidiens que ces derniers causent dans la rue,
trafics, tapage, menaces, déjections, ébriété, errance, la police de New York utilise
un système statistique informatisé (COMPSTAT, abréviation qui veut tout bêtement dire computer
statistics) qui permet à chaque commissaire et à chaque patrouille de distribuer ses
activités en fonction d’une information précise, constamment actualisée, et
géographiquement localisée sur les incidents et les plaintes dans son secteur. Chaque
semaine, les commissaires de quartier se réunissent au QG central de la police
new-yorkaise pour une séance rituelle d’évaluation collective des résultats de
leur secteur et faire honte à ceux d’entre eux qui n’affichent pas la baisse
escomptée du chiffre de la criminalité.(3)
Mais la véritable innovation de
William Bratton ne tient pas à la stratégie policière qu’il choisit, en
l’occurrence une variante de la « police intensive », qui cible des
groupes plutôt que des délinquants isolés, multiplie les armes et dispositifs
spécialisés et s’appuie sur l’usage systématique de l’informatique en
temps réel, par opposition à la « police communautaire » et à la
« police par résolution de problème ».(4) Elle
consiste d’abord à bousculer et bouleverser la bureaucratie sclérosée et poltronne
dont il hérite par l’application des dernières « théories » du
management sur le « re-engineering » de l’entreprise (associées
aux noms de Michael Hammer et James Champy) et de la « gestion par objectif »
à la Peter Drucker. D’entrée, Bratton « aplatit » l’organigramme
policier et licencie en masse ses officiers de haut rang : c’est ainsi que les
trois quarts des commissaires de quartier sont remerciés, si bien que leur âge moyen
fond de soixante-et-quelques années à la quarantaine. Il transforme les commissariats en
« centres de profit », le « profit » en question étant la
réduction statistique du crime enregistré. Et il fond tous les critères
d’évaluation des services en fonction de cette mesure. Bref, il dirige
l’administration policière comme un industriel le ferait une entreprise jugée
sous-performante par ses actionnaires : « Je suis prêt à comparer mon staff
de direction à celui de n’importe quelle entreprise de la liste Fortune 500 »,
déclare avec fierté le nouveau « PDG du NYDP », qui examine religieusement
l’évolution quotidienne des statistiques criminelles : « Imaginez-vous un
banquier qui ne scruterait pas ses comptes tous les jours? ».(5)
Le deuxième atout de Bratton,
qui serait lui aussi difficile à reproduire dans le contexte européen, est
l’extraordinaire expansion des ressources consacrées par New York au maintien de
l’ordre, puisqu’en cinq ans, la ville a augmenté son budget de police de 40%
pour atteindre 2,6 milliards de dollars (soit quatre fois plus que les crédits des
hôpitaux publics, par exemple) et embauché une véritable armada de 12.000 policiers
pour un effectif total de plus de 47.000 employés en 1999, dont 38.600 agents en
uniformes (voir tableau 1). Par comparaison, dans l’intervalle, les services sociaux
de la ville ont vu leurs crédits amputés d’un tiers et ont perdu 8.000 postes pour
se retrouver avec seulement 13.400 employés.(6)
Tableau 1. Croissance des effectifs policiers à New York. |
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1985 |
1990 |
1995 |
1999 |
Personnels en civil |
6,255 |
9,563 |
9,352 |
8,638 |
Personnels en uniforme |
26,073 |
26,844 |
37,450 |
38,621 |
Source : Rapports
annuels du Bureau de la police de New York City
En embrassant la doctrine de la
« tolérance zéro », Bratton tourne le dos à la « police
communautaire » (dérivé américain de la « police de proximité »
britannique) à laquelle il devait son succès comme chef de la police de Boston. La
conversion n’est guère probante, si l’on compare les résultats de New York
avec ceux de San Diego, autre grande ville qui applique le community policing :
(7) entre 1993 et 1996, la métropole californienne affiche
une baisse de la criminalité identique à celle de New York mais au prix d’un
accroissement des effectifs policiers de seulement 6%. Le nombre d’arrestations
effectuées par les forces de l’ordre diminue de 15% en trois ans à San Diego alors
qu’il augmente de 24% à New York pour atteindre le chiffre pharamineux de 314.292
personnes arrêtées en 1996 (l’effectif des interpellés pour infractions mineures
à la législation sur les stupéfiants double à lui seul pour dépasser 54.000, soit
plus de mille personne par semaine). Enfin, le volume des plaintes contre la police
fléchit de 10% sur les rives du Pacifique alors qu’il s’enfle de 60% dans la
ville de Giuliani.
« Reconquérir la ville » ou,
la diffusion planétaire de la « mode Giuliani »
De New York, la doctrine de la
« tolérance zéro », instrument de légitimation de la gestion policière et
judiciaire de la pauvreté qui dérange — celle qui se voit, celle qui cause des
incidents et des désagréments dans l’espace public et donc nourrit un sentiment
diffus d’insécurité, voire simplement de gène tenace et
d’incongruité — , va se propager à travers le globe à une vitesse
foudroyante. Et avec elle la rhétorique militaire de la « guerre » au crime
et de la « reconquête » de l’espace public, qui assimile les
délinquants (réels ou imaginaires), sans abris, mendiants et autres marginaux à des envahisseurs
étrangers — ce qui facilite l’amalgame avec l’immigration,
toujours payant électoralement dans les pays balayés par de forts courants
xénophobes —, autrement dit à des éléments allogènes qu’il est
impératif de purger du corps social.
Auréolé du lustre de la
« réussite » de New York (abusivement présentée comme la métropole-leader
de la criminalité devenue subitement tête de file des « villes sûres » aux
États-Unis, alors qu’elle n’a jamais été statistiquement ni l’une ni
l’autre),(8) ce thème donne aux politiciens du cru
l’occasion de s’accrocher au dernier wagon de la « modernité »
étatsunienne et, de là, effectuer une pirouette rhétorique paradoxale qui leur permet
tout à la fois de réaffirmer à peu de frais la détermination de l’État à sévir
face aux « désordres » et de décharger ce même État de ses
responsabilités dans la genèse sociale et économique de l’insécurité pour
en appeler à la responsabilité individuelle des habitants des zones
« inciviles », à qui il incomberait désormais d’exercer eux-mêmes un
contrôle social rapproché, comme l’exprime cette déclaration à cent autres
pareilles, de Henry McLeish, Ministre de l’intérieur écossais (et
néotravailliste), parue sous le titre « La tolérance zéro va nettoyer nos
rues » :
Je demande aux écossais de marcher la
tête haute. Nous sommes en guerre et il va falloir livrer bataille après bataille. Les
gens doivent reconquérir la rue. Nous sommes bien trop tolérants des services publics et
des comportements de seconde zone dans nos communautés. Le vandalisme insensé, les
graffiti et les détritus défigurent nos cités. Le message est que, désormais, ce type
de comportement ne sera plus toléré. Les gens ont le droit d’avoir un chez-soi
décent et de vivre dans une communauté décente. Mais trop de gens n’exercent pas
leurs responsabilités.(9)
L’expérience de Giuliani
fait des émules empressés sur tous les continents. En août 1998, le Président du
Mexique lance une « Croisade nationale contre le crime » au moyen d’une
batterie de mesures présentées (ainsi qu’il est d’usage presque partout) comme
« les plus ambitieuses de l’histoire du pays ». Avec comme objectif
affiché d’ « imiter les programmes comme la « tolérance zéro »
à New York City ». En septembre 1998, c’est au tour du Ministre de la justice
et de la sécurité de Buenos Aires, León Arslanian, d’indiquer que cette province
de l’Argentine appliquera elle aussi « la doctrine élaborée par
Giuliani ». Il révèle dans la foulée qu’un complexe de hangars industriels
à l’abandon en bordure de la ville sera converti en « galpones
penitenciarios » (centres de détention) pour créer les places de prisons
requises. En janvier 1999, suite à la visite de deux hauts responsables de la police de
New York, le nouveau gouverneur de l’État de Brasília, Joaquim Roriz, annonce
l’application de la « tolerância zero » grâce à l’embauche
immédiate de 800 policiers civils et militaires supplémentaires en réponse à une vague
de crimes de sang comme la capitale brésilienne en connaît périodiquement. Aux
critiques de cette politique qui font remarquer qu’elle va se traduire par une subite
augmentation de la population incarcérée de 30% alors que le système pénitentiaire de
l’État est déjà au bord de l’explosion, le gouverneur rétorque qu’il
suffira alors de construire de nouvelles prisons.
De l’autre côté de
l’Atlantique, début décembre 1998, alors que le gouvernement Jospin s’apprête
à négocier au grand jour le virage répressif qu’il prépare depuis des mois,
l’américanologue Sophie Body-Gendrot, commentatrice patentée des questions de
« violences urbaines » et co-auteur(e) d’un rapport sur le sujet remis
quelques mois auparavant au Ministre de l’Intérieur qui reprend et amplifie tous les
poncifs journalistiques sur la question, aplanit le terrain en recommandant sur
France-Inter, lors de l’émission « Le téléphone sonne », la mise en
œuvre d’une « tolérance zéro à la française » — sans
que nul ne puisse dire à quoi tiendrait une telle francité. Le mois suivant, sur
l’autre rive du Rhin, l'Union chrétienne-démocrate (CDU) mène campagne tambour
battant sur le thème de la « Null Toleranz » dans la région de
Francfort, tout en faisant signer une pétition contre la double nationalité, afin de ne
pas risquer de se laisser déborder par Gerhard Schröder et ses déclarations ouvertement
xénophobes sur le crime et l’immigration. (10) Depuis
la tournée triomphale de William Bratton l’automne précédent
— l’ancien chef de la police new-yorkaise a été reçu par les plus hauts
dignitaires de la ville comme un messie —, la doctrine new-yorkaise est vantée
comme le remède passe-partout, et d’application simple, à tous les maux de la
société : criminalité, « parasitisme social » et… revendication
des résidents étrangers (principalement turcs) à la nationalité allemande, hâtivement
assimilée à la présence indésirable d’immigrés clandestins (« Null
Toleranz für straffälige Ausländer »).
En Italie, la « mode
répressive » griffée Giuliani, comme l’appellent les observateurs
transalpins, fait rage dès 1997. Le traitement policier de la misère de rue fascine un
large éventail d’élus, de droite comme de gauche, soit dans sa forme originale,
soit dans la retraduction édulcorée et « européanisée » qu’en offrent
Tony Blair et Jack Straw en Angleterre. Ainsi, quand, début 1999, une série de meurtres
au cœur de Milan relance la panique médiatique autour de la « criminalité des
immigrés », le maire de la capitale lombarde et son premier adjoint s’envolent
toutes affaires cessantes pour New York tandis que le gouvernement de Massimo D’Alema
adopte une série de mesure répressives inspirée de la législation britannique récente
(criminalisation de délits, pouvoirs accrus à la police, limogeage du directeur de
l’administration pénitentiaire, connu pour ses positions favorables aux droits des
détenus et aux politiques de réinsertion). Le maire de Naples, Antonio Bassolino, lui,
reprend à son compte la « tolleranza zero » pour l’appliquer non
seulement à la petite et moyenne délinquance mais aussi aux chauffards sur la voie
publique. Comme à New York où, depuis l’hiver 1998, la conduite en état
d’ivresse est sanctionnée par la confiscation immédiate et automatique du véhicule
par les forces de l’ordre lors de l’arrestation.
En février 1999, la ville de
Cape Town lance une vaste opération de « tolérance zéro » visant à
contenir une vague de violences à caractère proto-terroriste prétendument entretenues
par des groupes islamistes radicaux opposés à la corruption gouvernementale. (En août
1996, William Bratton s’était rendu à Johannesburg pour une
« consultation » avec le chef de la police locale, George Fivaz, lors
d’une visite généreusement couverte par les média locaux et américains, mais qui
n’avait pas aboutit). La copie sud-africaine fait pâlir l’original
new-yorkais : barrages et contrôles de police entre quartiers, raids de
commandos-choc armés jusqu’aux dents dans les zones pauvres comme Cape Flats et
omniprésence des forces de l’ordre dans les rues autour de Water Front,
l’enclave riche et touristique du centre-ville. En mars, à l’autre bout du
globe, le Ministre de la police de la Nouvelle Zélande rentre d’une mission
officielle à New York pour déclarer avec fierté à ses concitoyens que la police de son
pays n’a, tout bien considéré, rien à envier à celle de la « Grosse
pomme » car « la Nouvelle-Zélande n’a jamais eu une police
corrompue » et elle « applique la tolérance zéro depuis
l’origine ». Sa proposition d’importer des États-Unis la
« responsabilisation décentralisée » et la fixation d’objectifs
chiffrés aux chefs de brigade ainsi que le redéploiement des forces de police dans les
zones à haute criminalité recueille derechef l’approbation des principaux leaders
politiques.
Pendant ce temps, le chef de la
police de Cleveland, pionnier de la « tolérance zéro » en Angleterre,
intervient en Autriche devant la Polizeiführungsakademie (l’académie
nationale de police), pour vanter les mérites de cette importation américaine au nom du
Ministre de l’intérieur britannique Jack Straw. La semaine suivante, un symposium
national se tient sur cette même politique à Canberra sous l’égide de
l’Australian Criminological Institute. En juin 1999, après que William Bratton soit
venu en personne sermonner la Commission sur le Crime de l’Ontario, c’est au
tour du maire de Toronto, Mel Lastman, d’annoncer avec fracas la mise en œuvre
prochaine du « plus grand crackdown contre le crime que la ville ait jamais
vu », au motif que la trajectoire criminelle de la métropole canadienne suivrait
celle de New York, bien qu’avec deux décennies de retard et qu’en tout état de
cause, policer efficacement une grande ville relève partout et toujours des même
principes, ainsi que l’enseignent les « international crime consultants »
issus de la police new-yorkaise qui sillonnent la planète ou pontifient lors de
séminaires de formation policière offerts à leurs collègues américains ou étrangers
à Manhattan. On pourrait multiplier à l’envi les exemples de pays où les recettes
du couple Bratton-Giuliani sont en cours d’examen, de programmation ou
d’application.
Du domaine policier et pénal,
la notion de « tolérance zéro » s’est diffusée selon un processus
métastasique pour désigner tour à tour, et en vrac, l’application stricte de la
discipline parentale au sein des familles, l’expulsion automatique des lycéens ayant
apporté une arme dans leur établissement, la suspension des sportifs professionnels
coupables de violences hors des stades, le contrôle tatillon de la contrebande de drogue
dans les prisons, mais aussi le refus sans faille des stéréotypes racistes, la sanction
sévère des comportements discourtois des passagers d’avion, et
l’intransigeance vis-à-vis des enfants qui ne portent pas leur ceinture de
sécurité à l’arrière des voitures, du stationnement en double file le long des
boulevards commerçants, et des détritus dans les parcs et les jardins publics. Elle
s’est même étendue aux relations internationales : ainsi Ehud Barak
exigeait-il récemment de Yasser Arafat qu’il fasse preuve de « tolérance
zéro » à l’égard du terrorisme tandis que les troupes britanniques de la
force d’intervention de l’ONU au Kosovo disent appliquer la « tolérance
zéro » à tout désordre dans les rues de Pristina.
Conséquences et contestation de la
« tolérance zéro » à New York
Le paradoxe veut que cette
tactique de harcèlement policier se diffuse d’un bout à l’autre de la planète
au moment même où elle est sérieusement remise en cause à New York à la suite de
l’assassinat en janvier 1999 d’Amadou Diallo, un jeune immigrant guinéen de 22
ans abattu de 41 balles de revolver (dont 19 ont fait mouche) par quatre policiers membres
de l’« Unité de lutte contre les crimes de rue » à la recherche
d’un violeur présumé, alors qu’il se tenait paisiblement, seul, dans le
vestibule de son building. Cet assassinat policier, venant après l’« affaire
Abner Louima », un immigré haïtien victime de torture sexuelle dans un poste de
police de Manhattan l’année précédente, a déclenché la plus vaste campagne de
désobéissance civile qu’aient connu les États-Unis depuis des années. Deux mois
durant, des manifestations quotidiennes se sont déroulées devant le bureau de la
direction de la police municipale lors desquelles plus de 1.200 protestataires pacifiques
— dont une centaine d’élus afro-américains, locaux et nationaux, parmi
lesquels l’ancien maire David Dinkins, le Président de la National Association for
the Advancement of Colored People (NAACP), et des policiers noirs à la
retraite — ont été arrêtés, menottés et inculpés de « troubles
à l’ordre public ».
À la suite de ces événements,
les pratiques agressives de cette brigade de choc de 380 hommes (presque tous blancs) qui
constitue le fer de lance de la politique de « tolérance zéro » font
l’objet de plusieurs enquêtes administratives et de deux instructions judiciaires de
la part de procureurs fédéraux qui les soupçonnent de procéder à des arrestations
« au faciès » (racial profiling) et de bafouer systématiquement les
droits constitutionnels de leurs cibles. (11) D’après
la National Urban League, en deux ans, cette brigade, qui tourne dans des voitures
banalisées et opère en civil, a arrêté et fouillé dans la rue 45.000 personnes sur
simple suspicion basée sur l’habillement, l’allure, le comportement et
— avant tout autre indice — la couleur de la peau. Plus de 37.000
de ces arrestations se sont révélées sans objet et les chefs d’accusation de la
moitié des 8.000 restantes ont été considérées nulles et non-avenue par les
tribunaux, laissant un résidu d’à peine 4.000 arrestations justifiées : une
sur onze. Une enquête conduite par le quotidien New York Daily News suggère que
près de 80% des jeunes hommes noirs et latinos de la ville ont été arrêtés et
fouillés au moins une fois par les forces de l’ordre. (12)
En fait, les incidents avec la
police se sont multipliés dès la mise en œuvre de la politique de « qualité
de vie », puisque le nombre des plaintes déposées devant le Civilian Complaint
Review Board de NewYork a brusquement augmenté de 60% entre 1992 et 1994. La grande
majorité de ces plaintes concernent des « incidents lors de patrouilles de
routine » — par opposition aux opérations de police
judiciaire — dont les victimes sont des résidents noirs et latinos dans
les trois quarts des cas. À eux seuls, les afro-américains ont déposé 53% des plaintes
alors qu’ils ne pèsent que 20% dans la population municipale. Et 80% des requêtes
contre des violences et abus policiers ont été enregistrées dans seulement 21 des 76
districts parmi les plus pauvres de la ville. (13)
Même le principal syndicat des
policiers de New York a récemment pris ses distances avec la campagne de « qualité
de vie » que ces derniers ont pour charge de mener, suite à la mise en accusation
pour homicide des membres de la brigade de police responsable de la mort de Diallo. Après
que la Patrolmen’s Benevolent Association se soit prononcée à
l’unanimité, et pour la première fois en 105 ans d’existence, pour retirer sa
confiance au Chef de la police Howard Safir et demander publiquement sa suspension, le
Président du syndicat invitait ses 27.000 membres à une grève du zèle, leur
recommandant d’user du maximum de réserves possible avant de notifier une
arrestation pour un motif anodin, tel que traverser la rue hors des passages cloutés,
sortir son chien sans sa laisse, ou rouler sur un vélo sans sonnette, ainsi que le
requiert la politique policière de la ville : « Maintenant que la criminalité
a fortement baissé, un ajustement de stratégie est requis. Si nous ne rétablissons pas
l’équilibre, cela devient un modèle pour un État policier et pour la
tyrannie ». (14) Les policiers de New York eux-mêmes
s’avèrent bien moins enthousiastes envers la « tolérance zéro » que
ses zélateurs étrangers.
C’est que l’une des
conséquences majeures de la « tolérance zéro » telle qu’elle est
pratiquée au quotidien — plutôt que théorisée par les
« penseurs » des think tanks et par leurs épigones dans les champs
universitaire et politique — est d’avoir creusé un gouffre de
méfiance (et, pour les plus jeunes, de défiance) entre la communauté afro-américaine
et les forces de l’ordre qui n’est pas sans rappeler les relations qu’ils
entretenaient à l’ère ségrégationniste. Une récente enquête révèle que l’écrasante
majorité des Noirs de New York City considèrent la police comme une force hostile et
violente qui représente pour eux un danger : 72% jugent que les policiers font
un usage abusif de la force et 66% que leurs brutalités à l’encontre des personnes
de couleur sont communes et habituelles (contre seulement 33% et 24% des Blancs). Les deux
tiers pensent que la politique de Giuliani a aggravé ces brutalités policières et un
tiers seulement disent avoir le sentiment d’être plus en sécurité aujourd’hui
dans la ville, alors même qu’ils habitent dans les quartiers où la baisse de la
violence criminelle est statistiquement la plus nette. Les new-yorkais blancs, eux, sont
respectivement 58% et 87% à déclarer le contraire: ils louent le maire pour son
intolérance envers le crime et ils se sentent unanimement moins menacés dans leur ville.
(15) La « tolérance zéro » présente donc deux
physionomies diamétralement opposées selon que l’on en est la cible (noire) ou le
bénéficiaire (blanc), c’est-à-dire suivant le côté où l’on se trouve de
cette barrière de caste que l’ascension de l’État pénal américain a pour
effet — sinon pour fonction — de restabiliser et de durcir.
Une autre conséquence de la
politique de « qualité de vie » poursuivie par la police new-yorkaise, elle
aussi fort peu discutée par ses thuriféraires, est l’engorgement inouï des
tribunaux qu’elle a causée. Alors que la criminalité baisse continûment depuis
1992, le nombre de personnes arrêtées et jugées, lui, ne cesse d’augmenter. En
1998, les 77 juges de la cour criminelle de New York qui exercent juridiction pour les
délits et infractions mineures (simples misdeamenors passibles de moins d’un
an de prison) ont eu la charge de 275.379 affaires, soit plus de 3.500 affaires chacun, le
double du nombre de cas traités en 1993 avec à peu près les mêmes moyens. Pour les
accusés qui souhaitent aller jusqu’au procès, le délai moyen d’attente est de
284 jours (contre 208 en 1991), même pour des affaires aussi banales qu’un simple
vol dans un magasin ou un chèque sans provision.
Il est commun que, lors
d’une audience, un juge examine jusqu’à mille cas dans la journée sans
qu’aucun ne soit résolu : soit que leur examen est reporté car aucun juge
n’est disponible pour qu’on puisse fixer la date du procès, soit que
l’avocat commis d’office n’a pu se libérer (chaque public defender
traite en moyenne plus de cent affaires à tout moment), soit enfin que les accusés, de
guerre lasse, se résignent à plaider coupable et à demander une dispense de procès en
l’échange d’une réduction de peine. Certains accusés, au contraire, jouent
des délais et des reports à répétition afin d’obtenir l’éventuelle
annulation des charges qui pèsent contre eux. C’est ainsi que le nombre de procès
devant la cour criminelle de New York est tombé de 967 in 1993 à 758 en 1998 (soit un
procès pour chaque 364 affaires) et que le volume des affaires closes par annulation en
raison de délais excessifs au regard de la loi a doublé, passant de 6.700 in 1993 à
12.000 en 1998. Même le porte-parole de Rudolph Giuliani pour la politique pénale
reconnaît que des milliers de délinquants échappent chaque année à tout châtiment du
fait de la pénurie de juges et que, de ce fait, l’« impact du travail de la
police visant à faire baisser le crime est potentiellement perdu ». (16)
Pour les membres de classes
populaires refoulés aux marges du marché du travail et abandonnés par l’État
charitable qui sont la principale cible de la politique de « tolérance
zéro », le déséquilibre grossier entre l’activisme policier et la débauche
de moyens qui lui est consacré, d’une part, et l’encombrement des tribunaux et
la pénurie aggravée de ressources qui les paralyse, de l’autre, a toutes les
allures d’un déni de justice organisé. (17)
NOTES :
(1) Sur cette
transition de la gestion assistentielle à la gestion policière et carcérale de la
pauvreté dans une société dominée par l’idéologie du marché qui se pense en
outre comme une «société d’abondance», cf. Loïc Wacquant, « De l'État
charitable à l'État pénal : notes sur le traitement politique de la misère
en Amérique », Regards sociologiques (Strasbourg), 11, 1996, pp. 30-38, et
le numéro des Actes de la recherche en sciences sociales consacré au thème
« De l’État social à l’État pénal » (124, septembre 1998).
(2) William
Bratton, « Cutting Crime and Restoring Order : What America Can Learn from New
York’s Finest », Heritage Lecture n. 573, Washington, Heritage
Foundation, 1996, et idem, « The New York City Police Department’s Civil
Enforcement of Quality of Life Crimes », Journal of Law and Policy, 12, 1995,
pp. 447-464; également « Squeegees ’ Rank High on Next Police
Commissioner's Priority List », The New York Times, 4 décembre 1993.
(3) William
Bratton et William Andrews, « What We’ve Learned About Policing », City
Journal, 9-2, été 1999, pp. 14-27 (magazine de propagande publié par le Manhattan
Institute).
(4) Pour une
présentation critique de ces trois modèles de « réforme de la police »
récemment en compétition aux États-Unis, et leur récupération commune « par la
tradition policière la plus répressive », Jean-Paul Brodeur, « La police en
Amérique du Nord : des modèles aux effets de mode? », Les Cahiers de la
sécurité intérieure, 28-2, printemps 1997, p. 182.
(5)
« NYDP, Inc. », The Economist, 7925, 20 juillet 1995, p. 50, et
« The C.E.O. Cop », New Yorker Magazine, 70, 6 février 1995, pp.
45-54.
(6)
Citizen’s Budget Commission, New York, rapport annuel, octobre 1998.
(7) Judith A.
Greene, « Zero Tolerance : A Case Study of Police Policies and Practices in New
York City », Crime and Delinquency, 45-2, avril 1999, pp. 171-187.
(8) En 1993,
l’année où Rudolph Giuliani devient maire, New York se classait déjà à la 87ème
place sur 189 villes répertoriées (par ordre décroissant) sur l’échelle de la
criminalité du FBI. Elle se situe aujourd’hui autour de la 140ème place.
(9)
« Zero Tolerance will Clean up our Streets », Scottish Daily Record &
Sunday Mail, 10 février 1999. Sur ce thème de la « responsabilisation »
des citoyens et des « communautés » (géographiques ou ethniques) dans la
lutte contre le crime, lire David Garland, « Les contradictions de la société
punitive : le cas britannique », Actes de la recherche en sciences sociales,
124, septembre 1998, notamment pp. 56-59, et A. Crawford, The Local Governance of
Crime : Appeals to Community and Partnership, Oxford, Clarendon Press, 1997.
(10)
« Les Polonais sont particulièrement actifs dans le vol organisé de voitures; la
prostitution est dominée par la mafia russe, les criminels de la drogue viennent le plus
souvent du sud-est de l'Europe ou d'Afrique noire... Nous ne devrions plus être aussi
timorés envers les criminels étrangers que nous attrapons. Pour celui qui viole notre
droit de l'hospitalité, il n'y a qu'une solution : dehors et vite » (Gerhard
Schröder, propos de campagne tenus en juillet 1997 et rapportés par Le Monde du
28 janvier 1999). Le cas de l’Allemagne est intéressant car il illustre un processus
commun aux divers pays du continent européen : elle importe les théories et les
politiques sécuritaires made in USA à la fois directement des États-Unis (cf. la
tournée allemande de William Bratton en 1998) et par l’intermédiaire des autres
« comptoirs » de l’idéologie pénale étatsunienne (cf.
l’émulation envieuse de l’Angleterre de Tony Blair et l’intérêt marqué
bien qu’ambivalent pour le Milan de Gabriele Albertini).
(11)
« Lawsuit Seeks to Curb Street Crimes Unit, Alleging Racially Biased
Searches », The New York Times, 9 mars 1999. Pour une analyse nuancée de la
violence policière et des ses bases sociales à New York, lire Paul Chevigny, Edge of
the Knife : Police Violence in the Americas, New York, The New Press, 1995,
chapitre 2.
(12)
« Those NYDP Blues », U.S. News and World Report, 5 avril 1999. Selon
les données de la police de New York, les contrôles de rue visant à interdire le port
d’arme donnent lieu à 29 arrestations pour chaque personne détenant une arme, un
ratio très nettement supérieur à la norme habituelle (dix arrestations pour une
personne armée).
(13) Judith
A. Greene, « Zero Tolerance : A Case Study of Police Policies and Practices in
New York City », art. cit.
(14)
« Cop Rebellion Against Safir : 400 PBA Delegates Vote No Confidence, Demand
Suspension », New York Daily News, 14 avril 1999.
(15)
« Poll in New York Finds many Think Police are Biased », The New York Times,
16 mars 1999.
(16)
« Crackdown on Minor Offenses Swamps New York City Courts », The New York
Times, 2 février 1999.
(17) Malcolm
Feeley a montré que, pour les Américains des classes populaires qui commettent des
crimes et délits mineurs, la véritable sanction pénale réside moins dans la peine
légale qui leur est infligée comme aboutissement de la procédure judiciaire que dans
cette procédure elle-même, i.e., le traitement hautain et chaotique qu’ils
reçoivent des tribunaux et les coûts annexes (économiques, sociaux, moraux) qu’il
implique (Malcolm Feeley, The Process is the Punishment : Handling Cases in a Lower
Criminal Court, New York, Russell Sage Foundation, 1979, notamment pp. 199-243). |
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