Loïc Wacquant |
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LES PAUVRES EN
PÂTURE |
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Chercheur au Centre de sociologie européenne du Collège de France, professeur à lUniversité de Californie, Berkeley. Décembre 1996, paru in Hérodote, 85 (Spring),1997 :21-33 |
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a «réforme» des aides sociales votée par le Congrès américain et paraphée avec fanfare par Clinton en août 1996 a fait grand bruit des deux côtés de l'Atlantique. Aux États-Unis, la décision du Président de soutenir un train de mesures concoctées par la frange la plus réactionnaire du parti républicain et qui jette aux orties certains des acquis les plus précieux du New Deal n'a pas été sans troubler l'establishment démocrate ni secouer ses alliés. De nombreuses voix se sont élevées jusqu'au sein du gouvernement pour dénoncer ce revirement politique et le reniement qu'il implique. UNE VRAIE-FAUSSE RÉFORME Plusieurs hauts responsables du Ministère des affaires sociales ont remis leur démission en signe de protestation, dont le directeur de son Bureau des études, au motif que toutes les prévisions effectuées par ses services concluent que la dite «réforme» se traduira par un accroissement spectaculaire de la misère et de la précarité.(1) La Présidente de la Ligue pour la protection de l'enfance, amie intime des Clinton, a publiquement coupé les ponts avec le couple présidentiel avant de qualifier la décision du leader des «Nouveaux démocrates» d'«infamie». Les organisations religieuses, les syndicats et les associations caritatives l'ont condamné à l'unanimité. Hugh Price, le président de l'Urban League, pourtant réputé pour sa modération, résumait le point de vue des organisations progressistes en ces termes: «Cette loi est une abomination pour les mères et les enfants les plus vulnérables de l'Amérique. Il semble que le Congrès se soit lassé de la guerre contre la pauvreté et ait décidé de mener à la place une guerre contre les pauvres» (New York Times 1996a). Mais le débat a vite été étouffé par les impératifs électoraux: il ne fallait pas gêner le Président dans sa campagne de réélection. Clinton n'a d'ailleurs pas hésité à se servir de cette loi comme d'un ultime moyen de chantage sur l'aile gauche de son propre parti, arguant en substance, taisez-vous et renvoyez-moi à la Maison blanche car je suis le seul qui puisse adoucir les effets les plus néfastes de cette «réforme». Quant aux forces conservatrices du pays, elles ne pouvaient que se réjouir de voir le Président rallier leurs positions et entériner un texte de loi en tous points similaires à ceux auxquels il avait par deux fois opposé son veto quelques mois auparavant (c'était avant que la saison électorale ne s'ouvre). Ainsi la United States Chamber of Commerce, principale organisation patronale du pays, s'est-elle félicitée que Clinton ait réaffirmé «l'éthique du travail de l'Amérique» tandis que Newt Gingrinch, chef de file des républicains au Congrès, évoquait avec lyrisme un «moment historique où nous avons travaillé ensemble à faire quelque chose qui est très bon pour l'Amérique». En Europe, et singulièrement en France, il n'a pas manqué de commentateurs aussi empressés que mal informés (la palme revenant sans doute à Claude Imbert pour ses éditoriaux asinins dans Le Point) pour présenter cette mesure comme l'avancée courageuse d'un président «de gauche» visant à l'«adaptation» nécessaire des systèmes de protection aux nouvelles réalités économiques. Selon cette vision où l'ignorance des réalités américaines le dispute à la mauvaise foi idéologique, Clinton tracerait la voie à suivre aux sociétés sclérosées du Vieux monde. L'efficience et le succès dans l'impitoyable compétition économique mondiale seraient à ce prix. En fait, la dite «réforme» de l'aide sociale n'a rien d'une réforme puisqu'elle consiste à abolir le droit à l'assistance pour les enfants les plus démunis et à lui substituer l'obligation du salariat déqualifié et sous-payé pour leurs parents. Elle n'affecte qu'un secteur mineur des dépenses sociales de l'État américain celles ciblées sur les familles pauvres, les infirmes et les indigents à l'exclusion des programmes bénéficiant aux classes moyennes habituellement regroupés sous l'appellation «social insurance», par opposition au terme honni de «welfare». (2) Enfin, loin d'innover, cette «réforme» ne fait que recycler des remèdes issus tout droit de l'ère coloniale et qui ont déjà fait la preuve de leur inefficacité par le passé (Katz 1996): établir une démarcation tranchée entre pauvres «méritants» et pauvres indolents, pousser ces derniers par la contrainte sur les segments inférieurs du marché du travail, et «redresser» les comportements supposément déviants et dévoyés qui seraient la cause de la misère des uns et des autres. Sous couvert de «réforme», la «Loi sur la responsabilité individuelle et le travail de 1996» instaure le dispositif social le plus régressif promulgué par un gouvernement démocratique au vingtième siècle. Son passage confirme et accélère le remplacement progressif d'un (semi) État-providence par un État carcéral et policier au sein duquel la criminalisation de la marginalité et le «containement punitif» des catégories déshéritées font office de politique sociale (Wacquant 1996a). LES FEMMES ET LES ENFANTS D'ABORD, LES NOIRS TOUJOURS L'objectif affiché de cette loi est de résorber non pas la pauvreté mais la soi-disant dépendance des familles assistées à l'égard des programmes sociaux, c'est-à-dire de dégraisser les effectifs et les budgets des programmes consacrés aux membres les plus vulnérables de la société américaine: les femmes et les enfants du prolétariat et du sous-prolétariat (Sidel 1996), et secondairement les vieillards sans ressource et les immigrés récents. En effet la «réforme» de 1996 ne touche ni à Medicare, l'assurance médicale des salariés retraités, ni aux caisses de retraite Social Security, qui sont pourtant les principaux postes des dépenses sociales de l'État américain avec 143 milliards de dollars et 419 milliards respectivement en 1994. Elle porte exclusivement sur les programmes catégoriels réservés aux pauvres assistés, Aid to Families with Dependent Children (AFDC), Supplemental Security Income (SSI, l'allocation aux personnes âgées indigentes et infirmes) et les coupons alimentaires (food stamps). Or ces programmes ne couvrent qu'une fraction de la population officiellement répertoriée comme pauvre: 39 millions d'américains vivent en deçà du «seuil fédéral de pauvreté» (15.000 dollars par an pour une famille de quatre personnes) mais moins de 14 millions (dont 9 millions d'enfants) touchent l'allocation AFDC. En 1992, 43% seulement des familles pauvres recevaient une aide pécuniaire, 51% des coupons alimentaires, et à peine 18% bénéficiaient d'une aide au logement (Folbre 1996: 68). Ce sont les récipiendaires d'AFDC et des food stamps qui font faire les frais de la «réforme», bien que ces programmes soient dix fois moins coûteux que ceux réservés aux classes moyennes, avec 22 milliards annuels pour AFDC (en comptabilisant ensemble dépenses fédérales et locales) et 23 milliards pour l'assistance alimentaire. Car la «Loi sur la responsabilité individuelle et le travail» prévoit d'économiser 56 milliards de dollars en cinq ans en réduisant le montant des allocations, en plafonnant leur distribution et en excluant de leur champ des millions d'ayants-droit dont une majorité d'enfants et de personnes âgées sans ressources. Ces mesures draconiennes sont populaires auprès de l'électorat des classes moyennes blanches parce que le secteur du «welfare» est perçu comme profitant essentiellement aux Noirs. Qu'importe que la plupart de ses bénéficiaires soient de souche européenne (39% des allocataires AFDC sont blancs, 37% sont afro-américains et 18% latinos). L'idée fixe demeure que l'assistance aux pauvres ne sert qu'à entretenir dans l'oisiveté et le vice les habitants du ghetto, chez qui il encouragerait ces «comportements anti-sociaux» que dénote et dénonce le terme mi-savant, mi-journalistique d'«underclass» (Mead 1992). L'association étroite entre aide sociale et couleur de peau rend ces programmes particulièrement vulnérables au plan politique (Quadagno 1994). Elle permet de mobiliser contre ce pan de l'État charitable la force des stéréotypes raciaux et des préjugés de classe qui, en se combinant, font du pauvre du ghetto un parasite social, voire un véritable «ennemi» de la société américaine (Brodkin 1993). (3) La justification des coupes brutales est que l'assistance sociale est trop généreuse, qu'elle sape la volonté au travail de ses récipiendaires et qu'elle entretient une culture de «dépendance» délétère tant pour les intéressés que pour le pays. Justification réitérée à quelques variantes près tout au long du siècle à chaque fois que la question de la pauvreté resurgit sur la scène politique étatsunienne (Patterson 1986). En vérité, la valeur moyenne de l'allocation AFDC a baissé de 45% en deux décennies, passant de 676 dollars par mois en moyenne en 1970 à quelques 377 dollars en 1993 (en dollars constants d'aujourd'hui), soit moins de la moitié du seuil de pauvreté (U.S. House of Representative 1994: 324). Ce qui signifie que les familles qui la touchent ne peuvent guère «dépendre» de cette allocation et qu'elles doivent forcément trouver d'autres revenus pour survivre. De fait, la majorité des allocataires AFDC exercent une activité pécuniaire, légale ou illégale, formelle ou informelle, et triment dur pour joindre les deux bouts (Rank 1994). En outre, la moitié des récipiendaires quittent le programme dans l'année qui suit leur inscription et les deux tiers sous deux ans. Autant dire que l'allocation AFDC est loin d'être devenue un «way of life» comme l'affirment les idéologues néo-conservateurs. Sur le papier, la «réforme» engagée par Clinton vise à «faire passer les gens de l'assistance à l'emploi». Mais, d'une part, la plupart des mères assistées exercent déjà une activité rémunérée, bien qu'aux marges du salariat. D'autre part, et cela est révélateur de l'intention du législateur, le volet emploi de la loi est inexistant. Aucun budget de formation professionnelle ni de création de postes n'y figure. Les 4 milliards de dollars de subventions pour frais de garderie (étalés sur six ans) ne sont qu'une goutte d'eau dans l'océan des besoins en la matière. Les «opportunités d'emploi» auxquelles fait généreusement référence le législateur sont laissées au bon vouloir des entreprises. (4) On voit mal comment et pourquoi celles-ci se mettraient soudain à embaucher à tour de bras une population cruellement sous-qualifiée (la moitié des allocataires AFDC n'ont pas achevé leurs études secondaires et 1% seulement possèdent un diplôme universitaire) et fortement stigmatisée alors que le marché du travail regorge déjà de main d'uvre bon marché (Holzer 1996). De fait, la nouvelle législation se garde bien de s'affronter aux causes économiques de la pauvreté: stagnation du revenu moyen familial depuis vingt ans et baisse continue du salaire minimum depuis trois décennies; croissance explosive du salariat dit «contingent», qui comprend aujourd'hui un quart de la main d'uvre du pays; érosion de la couverture sociale et médicale des salariés peu qualifiés; persistance de très forts taux de chômage dans les quartiers de relégation des grandes villes mais aussi dans bon nombre de comtés ruraux; réticence des employeurs à embaucher les habitants des ghettos et les personnes déqualifiées vivant de l'aide sociale (National Research Council 1993). Il est plus commode, et plus rentable électoralement, de s'attaquer aux pauvres. METTRE LES PAUVRES AU PAS L'énorme pavé de plus de quatre cent pages approuvé par Clinton, dont nul ne maîtrise complètement la logique ni ne saisit toutes les ramifications tant son architecture est complexe, s'appuie sur quatre principes qui tendent, en se conjuguant, à mettre hors-la-loi la misère et à reporter son poids sur les familles les plus déshéritées. Premièrement, la nouvelle législation abroge le droit à l'assistance dont jouissaient les enfants au titre du Social Security Act de 1935. À la place, elle instaure l'obligation pour les parents assistés de travailler au bout de deux ans ainsi qu'une durée cumulée maximale de cinq ans d'assistance sur une vie. Une fois épuisé son «quota», une mère sans ressource dont les enfants ont cinq ans révolus ne disposera plus d'aucun secours de la part de l'État: il lui faudra accepter n'importe quel emploi disponible (s'il en existe) et se tourner vers l'entraide familiale, la mendicité ou l'économie criminelle. En second lieu, le gouvernement fédéral cède la responsabilité des programmes d'assistance aux cinquante états de l'Union et, par-delà, aux milliers de comtés chargés de fixer les critères d'éligibilité, de distribuer les allocations et de mettre en place les éventuels programmes de formation et d'orientation professionnelles (pour peu qu'ils trouvent des financements pour) nécessaires pour «diriger les gens vers l'emploi». Dans ce cadre décentralisé, les états et comtés ont toute latitude pour imposer des conditions d'attribution des aides plus restrictives que celles énoncées par la loi fédérale. Nombre d'entre eux ont déjà abaissé la durée cumulée d'assistance à vie de cinq à deux ans et supprimé diverses catégories d'allocation. (5) Il n'y a là rien de surprenant, vu que la loi met en place un système de primes et de pénalités financières encourageant les états à éliminer par tous les moyens les assistés, dont 25% doivent impérativement être «mis au travail» dans l'année qui vient et 50% d'ici à l'an 2002. (6) Or les budgets sociaux des états sont déjà en forte régression et tout indique qu'ils vont continuer à baisser (Greenberg 1994). La possibilité de transformer une partie des allocations sociales en subvention aux employeurs qui accepteraient d'embaucher des assistés ne résout rien. Elle ne fait que transférer le peu d'argent qui circule de la poche des pauvres à celles des entreprises. Il est donc assuré que, par crainte d'attirer les assistés des régions avoisinantes tout autant que pour satisfaire au rigorisme fiscal de leur électorat, les états font s'aligner sur le «moins donnant» social et rogner plus encore leurs programmes pour les plus défavorisés (qui eux ne votent pratiquement pas). Ceux qui en doutent peuvent méditer ce précédent: quand la tutelle des hôpitaux psychiatriques est passée de Washington aux membres de l'Union dans les années soixante-dix, les gouvernements locaux se sont empressés de les fermer et de jeter leurs malades à la rue, gonflant le flot des sans-abris et des épaves humaines qui hantent depuis la métropole américaine. Troisièmement, et c'est là le dispositif à la fois le plus anodin et le plus dangereux, les budgets de l'assistance sont désormais déterminés non pas en fonction des besoins des populations mais par dotations fixes appelées «block grants». Le montant du programme «Temporary Assistance to Needy Families» (le successeur bien nommé de «Aid to Families with Dependent Children») pour l'ensemble du pays s'établit ainsi à 16,3 milliards de dollars par an jusqu'en l'an 2002. Ce qui veut dire qu'en cas de montée du chômage et de la pauvreté du fait d'une récession ou de changements démographiques, les états devront faire face à une demande d'aide accrue avec des moyens constants sans compter les effets de l'inflation, qui n'entre pas dans le calcul des dotations TANF. Ce dispositif, dont l'objet est de plafonner le niveau des aides sociales quelles que soient les pressions à la hausse, ne manquera pas d'aiguiser les tensions entre comtés et villes d'un état confronté à une résurgence de la misère sans les ressources pour faire face. Il promet par conséquent de renforcer la tendance au «localisme défensif» qui est l'une des causes majeures de l'extrême concentration de la misère dans les agglomérations américaines (Weir 1995). Enfin, la nouvelle législation sur l'aide sociale exclut purement et simplement du registre des aides, y compris de l'assistance médicale aux indigents, un assortiment de catégories sociales privées de moyens de pression politique: les immigrés légaux arrivés depuis moins de dix ans (qui pourtant paient impôts et cotisations sociales), les personnes condamnées pour infraction à la législation fédérale sur les stupéfiants, les enfants pauvres souffrant de handicaps physiques (315.000 d'entre eux perdront leur allocation dans les six ans à venir), et les filles-mères qui refuseraient de vivre chez leurs parents. Elle ampute également l'allocation des mères assistées qui rechigneraient à identifier le père naturel d'un de leurs enfants et interdit à tout adulte sans ressource ni progéniture de recevoir des coupons alimentaires pendant plus de six mois durant une période de trois ans. Et ce n'est là que la partie émergée d'un vaste entrelacs de «stratégies de disentitlement» (Lipsky 1984) qui ont pour but d'obstruer les canaux de distribution des aides. (7) MISÈRE D'ÉTAT ET ÉTAT DE MISÈRE La «Loi sur la responsabilité individuelle et le travail» n'entrera pleinement en vigueur qu'en juillet 1997. Ses dispositions sont si nombreuses, complexes et contradictoires que nul ne sait comment et à quel rythme elles seront appliquées. D'autant que les états disposent d'une large marge de manuvre et que l'appareil judiciaire va être sollicité pour enrayer leur mise en uvre par les organisation de défense des déshérités et par les maires des métropoles pénalisées par la mesure d'exclusion des aides infligée aux immigrés. (8) Nul doute que les comportements des administrations, des associations caritatives, des pauvres et de leurs familles vont s'ajuster au nouveau système de contraintes crées par la «réforme». On sait qu'en matière de politique sociale, les prévisions ne sont pas des prédictions (Marmor, Mashaw et Harvey 1990). Néanmoins il n'est guère difficile d'anticiper les principaux effets de cette loi ceteris paribus. Elle va tout d'abord provoquer un nouvel abaissement du niveau de vie des familles américaines les plus pauvres puisque la valeur monétaire des aides et leur accessibilité vont fortement diminuer. D'après les prévisions du Bureau des études du Ministère des affaires sociales, entre 2,5 et 3,5 millions d'enfants indigents seront privés de toute aide en 2002 par la seule application du quota des cinq ans maximum d'assistance alors que les États-Unis ont déjà le taux de pauvreté enfantine le plus élevé de tous les pays occidentaux. Au 1er janvier 1997, un demi-million de résidents étrangers perdront les modestes aides qu'ils recevaient jusque là, telle l'allocation «Supplemental Security Income» de 420 dollars par mois accordée aux personnes âgées invalides ou aveugles. Une étude du Center on Budget and Policy Priorities de Washington calcule que les ménages survivant en deçà de la moitié du seuil de pauvreté (soit disposant de moins de 7.800 dollars annuels pour quatre personnes) supporteront la moitié des coupes dans le programme de coupons alimentaires (23 milliards de dollars de moins en six ans) et que quelques 300.000 enfants d'immigrés perdront de ce fait leur aide alimentaire. En jetant sur les segments périphériques du marché du travail des centaines de milliers de postulants supplémentaires corvéables à merci, la «réforme» de l'aide sociale va déprimer le niveau des salaires déqualifiés et contribuer à grossir les bataillons des «working poor» (Wacquant 1996b). L'économie informelle de la rue est donc assurée de connaître un regain de croissance, et avec elle la criminalité et l'insécurité qui rongent le tissu de la vie quotidienne dans le ghetto. Le nombre des personnes et familles sans-abri est appelé à se gonfler, de même que celui des indigents et des malades laissés sans soin. (9) Les villes vont pouvoir affaiblir les dernières organisations salariales à conserver un certain poids, les syndicats d'employés municipaux, en remplaçant progressivement les fonctionnaires locaux tenant des postes subalternes par la main d'uvre gratuite des programmes de travail forcé (workfare) auxquels les assistés sont tenus de participer. Au plan idéologique, cette «réforme» remet au goût du jour les stéréotypes malthusiens les plus éculés des «mauvais pauvres». Elle réaffirme la fiction selon laquelle il suffirait de raviver par la contrainte matérielle les «valeurs familiales» et l'ardeur au travail des assistés pour vaincre la misère et la «dépendance» dont ils souffrent (Fraser and Gordon 1989). Stéréotypes taillés sur mesure pour légitimer la nouvelle politique de la misère de l'État américain. Ce dernier pourra donc ainsi répondre à la montée de la misère et de la violence qui lui est étroitement liée dans le contexte urbain américain en amplifiant le «grand renfermement» des pauvres, et notamment des jeunes Noirs du ghetto qui sont la cible principale de ses interventions pénales (Donziger 1996). Aujourd'hui l'Amérique consacre dix fois plus d'argent à l'«industrie de la répression criminelle» qu'elle n'en alloue au soutien de ses citoyens déshérités. Tout indique que cet écart va continuer à se creuser. VERS UN COMPLEXE COMMERCIAL CARCÉRO-ASSISTENTIEL Une autre conséquence de la «Loi sur la responsabilité et le travail» est d'accélérer la «marchandisation» rampante de l'aide sociale. L'État charitable américain a une longue tradition de sous-traitance au privé (Katz 1996). Depuis sa phase d'expansion des années soixante, une part considérable des biens et des services alloués aux pauvres le sont par le truchement d'associations à but non-lucratif et d'entreprises commerciales. En 1980, 40% des dépenses sociales des états étaient reversées aux premières et 20% aux secondes; 40% seulement passaient par le canal d'administrations publiques (Salamon 1993). La «réforme» de l'aide sociale avalisée par Clinton décuple le marché privé des services sociaux car l'État américain ne possède pas les capacités bureaucratiques requises pour mettre en uvre sa nouvelle politique de la misère. En effet, pour appliquer le «plafond» de cinq ans d'aide sociale à vie ou pour autoriser la simple attribution de coupons alimentaires, il faut désormais disposer de données biographiques précises sur la trajectoire assistantielle des postulants. À ce jour aucun état ni comté ne possède de telles informations. Les fichiers administratifs existants ne contiennent que des données dispersées et fragmentaires qui sont généralement effacées au bout de quelques mois. En outre ces fichiers ne sont ni uniformes ni compatibles d'un lieu à l'autre; et dans nombre de régions rurales, les dossiers des assistés sont encore traités manuellement. (10) Pour pallier ces carences de l'appareil public, les mêmes firmes qui se disputent le florissant marché de l'emprisonnement privé s'offrent de fournir les systèmes informatiques «clef en main» et les services administratifs et humains nécessaires pour respecter la nouvelle loi. Des grandes entreprises comme Electronic Data System (la compagnie fondée et dirigée par Ross Perot), Lockeed Information Services (filiale du géant de l'armement Lockheed Martin), Andersen Consulting, IBM, et Unysis vont faire concurrence aux associations caritatives et bénévoles sur le marché des services aux pauvres (New York Times 1996b). Moyennant copieuse rémunération, ces entreprises prendront en charge le suivi de la population des assistés. À l'instar de la population carcérale, celle-ci fera dorénavant l'objet d'un fichage extensif autorisant la multiplication des points de contrôle et de sanction. Situées au point de recoupement du social et du pénal, ces entreprises spécialisées dans la tutelle des pauvres et des prisonniers (qui étaient pauvres au dehors et le redeviendront en sortant) sont l'élément moteur non pas d'un simple «complexe carcéro-commercial», comme l'ont suggéré certains criminologues (Lilly et Knepper 1993), mais d'un complexe commercial carcéro-assistentiel sans précédent ni équivalent dans le monde occidental. Conformément à la tradition politique américaine, cet ensemble institutionnel composite en gestation se caractérise par l'interpénétration des secteurs public et privé, d'une part, et par la fusion des fonctions de marquage, de redressement moral et de répression de l'État de l'autre. LES PAUVRES EN PÂTURE Dans The Poverty of Welfare Reform, le juriste Joel Handler (1995: 137) relève que «la politique pénale et la politique sociale ont des allures étrangement similaires ces temps-ci». Les développements législatifs de l'été 1996 ont pleinement confirmé cette intuition. Ainsi, de même que la vaste campagne d'incarcération qui a engorgé les prisons américaines a pris pour mot d'ordre «Trois crimes et vous êtes out», (11) la récente «réforme» des aides aux pauvres pourrait se résumer par le slogan: «Deux ans d'aides et vous êtes out». C'est dire qu'on aurait tort de voir dans l'assentiment de Clinton à ce bouleversement de la politique américaine de la misère une décision «électoraliste» bien qu'elle soit aussi cela : le New York Times a cru y discerner «une maîtresse manuvre de campagne». Il ne s'agit pas non plus d'un simple accident de parcours provoqué par l'accumulation de bévues tactiques suivies d'un bouleversement imprévu du paysage politique, comme essayait récemment de s'en convaincre David Ellwood (1996), l'architecte du plan initial de réforme de Clinton retourné à ses études à Harvard pour mieux y contempler (de loin) le désastre humain qu'il a contribué à faire advenir. (12) L'abolition du programme AFDC s'inscrit bien dans un vaste mouvement de reconstruction de l'État charitable américain qui vise à comprimer et à remodeler la sphère de la citoyenneté sociale dans un sens paternaliste et répressif tout en élargissant les prérogatives des entreprises privées au sein même de l'action publique. Le but de la récente «réforme» des aides sociales discipliner les pauvres est conforme à l'histoire de l'assistance aux États-Unis sur la longue durée (Piven and Cloward 1994). Il ne doit cependant pas masquer la fonction que celle-ci remplit dans la conjoncture présente à l'égard des américains plus fortunés. À ces derniers, elle signifie sans équivoque que nul ne saurait se soustraire au salariat sans encourir une véritable dégradation matérielle et symbolique. Et elle rappelle que chacun ne doit compter que sur lui-même dans cette «guerre de tous contre tous» qu'est la vie sociale. Jeter les pauvres en pâture permet ainsi de réaffirmer avec éclat le primat idéologique de l'individualisme méritocratique au moment où la généralisation de l'insécurité salariale frappe de plein fouet les classes moyennes et managériales et menace d'ébranler durablement la croyance pratique dans le mythe national du «rêve américain» (Wacquant 1996c). NOTES (1) Le Président Clinton avait d'ailleurs refusé de transmettre au Congrès les résultats de ces études, craignant la publicité négative qui en résulterait.(2) C'est là un cas particulier de l'allodoxia favorisée par la réinterprétation incontrôlée car le plus souvent inconsciente qu'un terme du débat sociopolitique subit en passant d'un cadre national à un autre. Ainsi, les observateurs européens traduisent «welfare» par «État-providence», vocable qui renvoit à l'ensemble des systèmes de protection et de transfert sociaux à vocation universaliste, alors que les américains mettent sous ce terme les seuls programmes catégoriels réservés aux populations relevant de la charité d'Etat. (3) La dimension raciale de la «réforme» des aides sociales, fortement euphémisée mais omniprésente dans le débat politique américain, est passée complètement inaperçue des commentateurs européens. (4) Lors de la phase finale de la campagne présidentielle, Clinton lança un vibrant appel à la conscience civique des entreprises, des Églises et des associations caritatives pour qu'elles «créent les emplois nécessaires pour que la réforme réussisse», arguant que les patrons qui se plaignent sans cesse du «welfare» ont l'obligation morale d'embaucher les (ex-) allocataires. Manière de se défausser par avance de l'échec prévisible du volet emploi de la dite «réforme». (5) Quelques semaines après le passage de la «Loi sur la responsabilité et le travail», le gouverneur du Michigan, qui veut faire de son état un «modèle national» dans la réforme des aides sociales, a proposé de supprimer toute assistance aux mères déshéritées qui ne travailleraient pas dans les six semaines suivant la naissance de leur enfant. (6) La définition du «travail» en question (salariat privé, emploi public subventionné, travail d'utilité collective, stage de formation, etc.) reste floue et doit être fixée par chaque état dans le cadre d'un accord contractuel avec le gouvernement fédéral. Le nombre d'heures à effectuer sera de 20 heures par semaine lors de l'année à venir et de 30 heures hebdomadaires par la suite. (7) L'une de ces stratégies consiste à redéfinir dans un sens restrictif les afflictions médicales considérées comme relevant de l'infirmité. C'est la tâche à laquelle se sont attelés les bureaux d'aide sociale de plusieurs états, dans le but de «reclassifier» des milliers d'infirmes comme aptes au travail, donc interdits d'assistance. (8) Le maire (républicain) de New York, Rudolph Giuliani, qui pourtant mène une guerre sans pitié aux pauvres de sa propre ville, s'est élevé contre cette mesure en arguant qu'elle violait la Constitution américaine. C'est surtout qu'elle menace de mettre à la rue des dizaines de milliers de new yorkais d'origine étrangère alors que la législation de l'état de New York fait obligation aux comtés (donc ici à la ville de New York) de porter assistance aux personnes «en détresse». (9) La nouvelle législation interdit par exemple aux hôpitaux la prise en charge sur aide médicale gratuite des drogués et le suivi prénatal des femmes condamnées pour possession ou trafic de drogue. (10) D'après le politologue de Berkeley, Henry Brady, chargé par l'American Academy of Arts and Sciences de rédiger un rapport sur le sujet, créer les systèmes informationnels requis pour mettre en application la nouvelle législation sur l'assistance demandera un effort administratif et financier colossal de plusieurs années comparable à celui exigé par la création du système des caisses de retraite Social Security lors du New Deal. Or la dite loi ne prévoit aucun budget et n'assigne au gouvernement fédéral aucune mission de coordination des efforts des états et comtés. (11) Selon la loi dite «Three Strikes and You're Out», toute personne coupable de trois crimes (ou de certaines catégories de délits, comme le vol à l'arraché ou la possession de crack) est automatiquement condamnée à la prison à perpétuité. (12) C'est lui qui a introduit au sein de l'administration démocrate l'idée d'une limitation dans le temps des aides sociales.
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