If people stay on welfare for prolonged
periods of time, it administers a narcotic to the spirit. This dependence on welfare
undermines their humanity and makes them wards of the state.
Franklin Delano Roosevelt, 1935
This is an incredible day in the history of
this country. [It] has to go down as Independence Day for those who have been trapped in a
system that has been left dormant and left to allow people actually decay on the layers of
inter-generational welfare which has corrupted their souls and stolen their future.
Député E. Clay Shaw, Jr., principal auteur de la «Loi sur la responsabilité
personnelle et le travail», 1996
a «réforme» des aides sociales
votée par le Congrès américain et paraphée avec fanfare par Clinton en août 1996 a
fait grand bruit des deux côtés de l'Atlantique. Aux États-Unis, la décision du
Président de soutenir un train de mesures concoctées par la frange la plus
réactionnaire du parti républicain et qui jette aux orties certains des acquis les plus
précieux du New Deal n'a pas été sans troubler l'establishment démocrate ni secouer
ses alliés. De nombreuses voix se sont élevées jusqu'au sein du gouvernement pour
dénoncer ce revirement politique et le reniement qu'il implique.
UNE VRAIE-FAUSSE RÉFORME
Plusieurs hauts responsables du
Ministère des affaires sociales ont remis leur démission en signe de protestation, dont
le directeur de son Bureau des études, au motif que toutes les prévisions effectuées
par ses services concluent que la dite «réforme» se traduira par un accroissement
spectaculaire de la misère et de la précarité.(1) La
Présidente de la Ligue pour la protection de l'enfance, amie intime des Clinton, a
publiquement coupé les ponts avec le couple présidentiel avant de qualifier la décision
du leader des «Nouveaux démocrates» d'«infamie». Les organisations religieuses, les
syndicats et les associations caritatives l'ont condamné à l'unanimité. Hugh Price, le
président de l'Urban League, pourtant réputé pour sa modération, résumait le point de
vue des organisations progressistes en ces termes: «Cette loi est une abomination pour
les mères et les enfants les plus vulnérables de l'Amérique. Il semble que le Congrès
se soit lassé de la guerre contre la pauvreté et ait décidé de mener à la place une
guerre contre les pauvres» (New York Times 1996a).
Mais le débat a vite été
étouffé par les impératifs électoraux: il ne fallait pas gêner le Président dans sa
campagne de réélection. Clinton n'a d'ailleurs pas hésité à se servir de cette loi
comme d'un ultime moyen de chantage sur l'aile gauche de son propre parti, arguant en
substance, taisez-vous et renvoyez-moi à la Maison blanche car je suis le seul qui puisse
adoucir les effets les plus néfastes de cette «réforme». Quant aux forces
conservatrices du pays, elles ne pouvaient que se réjouir de voir le Président rallier
leurs positions et entériner un texte de loi en tous points similaires à ceux auxquels
il avait par deux fois opposé son veto quelques mois auparavant (c'était avant que la
saison électorale ne s'ouvre). Ainsi la United States Chamber of Commerce, principale
organisation patronale du pays, s'est-elle félicitée que Clinton ait réaffirmé
«l'éthique du travail de l'Amérique» tandis que Newt Gingrinch, chef de file des
républicains au Congrès, évoquait avec lyrisme un «moment historique où nous avons
travaillé ensemble à faire quelque chose qui est très bon pour l'Amérique».
En Europe, et singulièrement en
France, il n'a pas manqué de commentateurs aussi empressés que mal informés (la palme
revenant sans doute à Claude Imbert pour ses éditoriaux asinins dans Le Point)
pour présenter cette mesure comme l'avancée courageuse d'un président «de gauche»
visant à l'«adaptation» nécessaire des systèmes de protection aux nouvelles
réalités économiques. Selon cette vision où l'ignorance des réalités américaines le
dispute à la mauvaise foi idéologique, Clinton tracerait la voie à suivre aux
sociétés sclérosées du Vieux monde. L'efficience et le succès dans l'impitoyable
compétition économique mondiale seraient à ce prix.
En fait, la dite «réforme» de
l'aide sociale n'a rien d'une réforme puisqu'elle consiste à abolir le droit à
l'assistance pour les enfants les plus démunis et à lui substituer l'obligation du
salariat déqualifié et sous-payé pour leurs parents. Elle n'affecte qu'un secteur
mineur des dépenses sociales de l'État américain celles ciblées sur les familles
pauvres, les infirmes et les indigents à l'exclusion des programmes bénéficiant
aux classes moyennes habituellement regroupés sous l'appellation «social
insurance», par opposition au terme honni de «welfare». (2) Enfin, loin d'innover, cette «réforme» ne fait que recycler des
remèdes issus tout droit de l'ère coloniale et qui ont déjà fait la preuve de leur
inefficacité par le passé (Katz 1996): établir une démarcation tranchée entre pauvres
«méritants» et pauvres indolents, pousser ces derniers par la contrainte sur les
segments inférieurs du marché du travail, et «redresser» les comportements
supposément déviants et dévoyés qui seraient la cause de la misère des uns et des
autres.
Sous couvert de «réforme», la
«Loi sur la responsabilité individuelle et le travail de 1996» instaure le dispositif
social le plus régressif promulgué par un gouvernement démocratique au vingtième
siècle. Son passage confirme et accélère le remplacement progressif d'un (semi)
État-providence par un État carcéral et policier au sein duquel la criminalisation de
la marginalité et le «containement punitif» des catégories déshéritées font office
de politique sociale (Wacquant 1996a).
LES FEMMES ET LES ENFANTS D'ABORD, LES
NOIRS TOUJOURS
L'objectif affiché de cette loi
est de résorber non pas la pauvreté mais la soi-disant dépendance des
familles assistées à l'égard des programmes sociaux, c'est-à-dire de dégraisser les
effectifs et les budgets des programmes consacrés aux membres les plus vulnérables de la
société américaine: les femmes et les enfants du prolétariat et du sous-prolétariat
(Sidel 1996), et secondairement les vieillards sans ressource et les immigrés récents.
En effet la «réforme» de 1996
ne touche ni à Medicare, l'assurance médicale des salariés retraités, ni aux caisses
de retraite Social Security, qui sont pourtant les principaux postes des dépenses
sociales de l'État américain avec 143 milliards de dollars et 419 milliards
respectivement en 1994. Elle porte exclusivement sur les programmes catégoriels
réservés aux pauvres assistés, Aid to Families with Dependent Children (AFDC),
Supplemental Security Income (SSI, l'allocation aux personnes âgées indigentes et
infirmes) et les coupons alimentaires (food stamps). Or ces programmes ne couvrent
qu'une fraction de la population officiellement répertoriée comme pauvre: 39 millions
d'américains vivent en deçà du «seuil fédéral de pauvreté» (15.000 dollars par an
pour une famille de quatre personnes) mais moins de 14 millions (dont 9 millions
d'enfants) touchent l'allocation AFDC. En 1992, 43% seulement des familles pauvres
recevaient une aide pécuniaire, 51% des coupons alimentaires, et à peine 18%
bénéficiaient d'une aide au logement (Folbre 1996: 68).
Ce sont les récipiendaires
d'AFDC et des food stamps qui font faire les frais de la «réforme», bien que ces
programmes soient dix fois moins coûteux que ceux réservés aux classes moyennes, avec
22 milliards annuels pour AFDC (en comptabilisant ensemble dépenses fédérales et
locales) et 23 milliards pour l'assistance alimentaire. Car la «Loi sur la
responsabilité individuelle et le travail» prévoit d'économiser 56 milliards de
dollars en cinq ans en réduisant le montant des allocations, en plafonnant leur
distribution et en excluant de leur champ des millions d'ayants-droit dont une
majorité d'enfants et de personnes âgées sans ressources.
Ces mesures draconiennes sont
populaires auprès de l'électorat des classes moyennes blanches parce
que le secteur du «welfare» est perçu comme profitant essentiellement aux Noirs.
Qu'importe que la plupart de ses bénéficiaires soient de souche européenne (39% des
allocataires AFDC sont blancs, 37% sont afro-américains et 18% latinos). L'idée fixe
demeure que l'assistance aux pauvres ne sert qu'à entretenir dans l'oisiveté et le vice
les habitants du ghetto, chez qui il encouragerait ces «comportements anti-sociaux» que
dénote et dénonce le terme mi-savant, mi-journalistique d'«underclass» (Mead
1992). L'association étroite entre aide sociale et couleur de peau rend ces programmes
particulièrement vulnérables au plan politique (Quadagno 1994). Elle permet de mobiliser
contre ce pan de l'État charitable la force des stéréotypes raciaux et des préjugés
de classe qui, en se combinant, font du pauvre du ghetto un parasite social, voire un
véritable «ennemi» de la société américaine (Brodkin 1993). (3)
La justification des coupes
brutales est que l'assistance sociale est trop généreuse, qu'elle sape la volonté au
travail de ses récipiendaires et qu'elle entretient une culture de «dépendance»
délétère tant pour les intéressés que pour le pays. Justification réitérée à
quelques variantes près tout au long du siècle à chaque fois que la question de la
pauvreté resurgit sur la scène politique étatsunienne (Patterson 1986). En vérité, la
valeur moyenne de l'allocation AFDC a baissé de 45% en deux décennies, passant de 676
dollars par mois en moyenne en 1970 à quelques 377 dollars en 1993 (en dollars constants
d'aujourd'hui), soit moins de la moitié du seuil de pauvreté (U.S. House of
Representative 1994: 324). Ce qui signifie que les familles qui la touchent ne peuvent
guère «dépendre» de cette allocation et qu'elles doivent forcément trouver d'autres
revenus pour survivre. De fait, la majorité des allocataires AFDC exercent une activité
pécuniaire, légale ou illégale, formelle ou informelle, et triment dur pour joindre les
deux bouts (Rank 1994). En outre, la moitié des récipiendaires quittent le programme
dans l'année qui suit leur inscription et les deux tiers sous deux ans. Autant dire que
l'allocation AFDC est loin d'être devenue un «way of life» comme l'affirment les
idéologues néo-conservateurs.
Sur le papier, la «réforme»
engagée par Clinton vise à «faire passer les gens de l'assistance à l'emploi». Mais,
d'une part, la plupart des mères assistées exercent déjà une activité rémunérée,
bien qu'aux marges du salariat. D'autre part, et cela est révélateur de l'intention du
législateur, le volet emploi de la loi est inexistant. Aucun budget de formation
professionnelle ni de création de postes n'y figure. Les 4 milliards de dollars de
subventions pour frais de garderie (étalés sur six ans) ne sont qu'une goutte d'eau dans
l'océan des besoins en la matière. Les «opportunités d'emploi» auxquelles fait
généreusement référence le législateur sont laissées au bon vouloir des entreprises.
(4) On voit mal comment et pourquoi celles-ci se mettraient
soudain à embaucher à tour de bras une population cruellement sous-qualifiée (la
moitié des allocataires AFDC n'ont pas achevé leurs études secondaires et 1% seulement
possèdent un diplôme universitaire) et fortement stigmatisée alors que le marché du
travail regorge déjà de main d'uvre bon marché (Holzer 1996).
De fait, la nouvelle
législation se garde bien de s'affronter aux causes économiques de la pauvreté:
stagnation du revenu moyen familial depuis vingt ans et baisse continue du salaire minimum
depuis trois décennies; croissance explosive du salariat dit «contingent», qui comprend
aujourd'hui un quart de la main d'uvre du pays; érosion de la couverture sociale et
médicale des salariés peu qualifiés; persistance de très forts taux de chômage dans
les quartiers de relégation des grandes villes mais aussi dans bon nombre de comtés
ruraux; réticence des employeurs à embaucher les habitants des ghettos et les personnes
déqualifiées vivant de l'aide sociale (National Research Council 1993). Il est plus
commode, et plus rentable électoralement, de s'attaquer aux pauvres.
METTRE LES PAUVRES AU PAS
L'énorme pavé de plus de
quatre cent pages approuvé par Clinton, dont nul ne maîtrise complètement la logique ni
ne saisit toutes les ramifications tant son architecture est complexe, s'appuie sur quatre
principes qui tendent, en se conjuguant, à mettre hors-la-loi la misère et à reporter
son poids sur les familles les plus déshéritées.
Premièrement, la nouvelle
législation abroge le droit à l'assistance dont jouissaient les enfants au titre
du Social Security Act de 1935. À la place, elle instaure l'obligation pour les parents
assistés de travailler au bout de deux ans ainsi qu'une durée cumulée maximale de
cinq ans d'assistance sur une vie. Une fois épuisé son «quota», une mère sans
ressource dont les enfants ont cinq ans révolus ne disposera plus d'aucun secours de la
part de l'État: il lui faudra accepter n'importe quel emploi disponible (s'il en existe)
et se tourner vers l'entraide familiale, la mendicité ou l'économie criminelle.
En second lieu, le
gouvernement fédéral cède la responsabilité des programmes d'assistance aux cinquante
états de l'Union et, par-delà, aux milliers de comtés chargés de fixer les
critères d'éligibilité, de distribuer les allocations et de mettre en place les
éventuels programmes de formation et d'orientation professionnelles (pour peu qu'ils
trouvent des financements pour) nécessaires pour «diriger les gens vers l'emploi». Dans
ce cadre décentralisé, les états et comtés ont toute latitude pour imposer des
conditions d'attribution des aides plus restrictives que celles énoncées par la loi
fédérale. Nombre d'entre eux ont déjà abaissé la durée cumulée d'assistance à vie
de cinq à deux ans et supprimé diverses catégories d'allocation. (5) Il n'y a là rien de surprenant, vu que la loi met en place un
système de primes et de pénalités financières encourageant les états à éliminer par
tous les moyens les assistés, dont 25% doivent impérativement être «mis au travail»
dans l'année qui vient et 50% d'ici à l'an 2002. (6)
Or les budgets sociaux des
états sont déjà en forte régression et tout indique qu'ils vont continuer à baisser
(Greenberg 1994). La possibilité de transformer une partie des allocations sociales en
subvention aux employeurs qui accepteraient d'embaucher des assistés ne résout rien.
Elle ne fait que transférer le peu d'argent qui circule de la poche des pauvres à celles
des entreprises. Il est donc assuré que, par crainte d'attirer les assistés des régions
avoisinantes tout autant que pour satisfaire au rigorisme fiscal de leur électorat, les
états font s'aligner sur le «moins donnant» social et rogner plus encore leurs
programmes pour les plus défavorisés (qui eux ne votent pratiquement pas). Ceux qui en
doutent peuvent méditer ce précédent: quand la tutelle des hôpitaux psychiatriques est
passée de Washington aux membres de l'Union dans les années soixante-dix, les
gouvernements locaux se sont empressés de les fermer et de jeter leurs malades à la rue,
gonflant le flot des sans-abris et des épaves humaines qui hantent depuis la métropole
américaine.
Troisièmement, et c'est là le
dispositif à la fois le plus anodin et le plus dangereux, les budgets de l'assistance
sont désormais déterminés non pas en fonction des besoins des populations mais par dotations
fixes appelées «block grants». Le montant du programme «Temporary
Assistance to Needy Families» (le successeur bien nommé de «Aid to Families with
Dependent Children») pour l'ensemble du pays s'établit ainsi à 16,3 milliards de
dollars par an jusqu'en l'an 2002. Ce qui veut dire qu'en cas de montée du chômage et de
la pauvreté du fait d'une récession ou de changements démographiques, les états
devront faire face à une demande d'aide accrue avec des moyens constants sans
compter les effets de l'inflation, qui n'entre pas dans le calcul des dotations TANF.
Ce dispositif, dont l'objet est
de plafonner le niveau des aides sociales quelles que soient les pressions à la hausse,
ne manquera pas d'aiguiser les tensions entre comtés et villes d'un état confronté à
une résurgence de la misère sans les ressources pour faire face. Il promet par
conséquent de renforcer la tendance au «localisme défensif» qui est l'une des causes
majeures de l'extrême concentration de la misère dans les agglomérations américaines
(Weir 1995).
Enfin, la nouvelle législation
sur l'aide sociale exclut purement et simplement du registre des aides, y compris
de l'assistance médicale aux indigents, un assortiment de catégories sociales privées
de moyens de pression politique: les immigrés légaux arrivés depuis moins de dix ans
(qui pourtant paient impôts et cotisations sociales), les personnes condamnées pour
infraction à la législation fédérale sur les stupéfiants, les enfants pauvres
souffrant de handicaps physiques (315.000 d'entre eux perdront leur allocation dans les
six ans à venir), et les filles-mères qui refuseraient de vivre chez leurs parents. Elle
ampute également l'allocation des mères assistées qui rechigneraient à identifier le
père naturel d'un de leurs enfants et interdit à tout adulte sans ressource ni
progéniture de recevoir des coupons alimentaires pendant plus de six mois durant une
période de trois ans. Et ce n'est là que la partie émergée d'un vaste entrelacs de
«stratégies de disentitlement» (Lipsky 1984) qui ont pour but d'obstruer les
canaux de distribution des aides. (7)
MISÈRE D'ÉTAT ET ÉTAT DE MISÈRE
La «Loi sur la responsabilité
individuelle et le travail» n'entrera pleinement en vigueur qu'en juillet 1997. Ses
dispositions sont si nombreuses, complexes et contradictoires que nul ne sait comment et
à quel rythme elles seront appliquées. D'autant que les états disposent d'une large
marge de manuvre et que l'appareil judiciaire va être sollicité pour enrayer leur
mise en uvre par les organisation de défense des déshérités et par les maires
des métropoles pénalisées par la mesure d'exclusion des aides infligée aux immigrés. (8) Nul doute que les comportements des administrations, des
associations caritatives, des pauvres et de leurs familles vont s'ajuster au nouveau
système de contraintes crées par la «réforme». On sait qu'en matière de politique
sociale, les prévisions ne sont pas des prédictions (Marmor, Mashaw et Harvey 1990).
Néanmoins il n'est guère difficile d'anticiper les principaux effets de cette loi ceteris
paribus.
Elle va tout d'abord provoquer
un nouvel abaissement du niveau de vie des familles américaines les plus pauvres puisque
la valeur monétaire des aides et leur accessibilité vont fortement diminuer. D'après
les prévisions du Bureau des études du Ministère des affaires sociales, entre 2,5 et
3,5 millions d'enfants indigents seront privés de toute aide en 2002 par la seule
application du quota des cinq ans maximum d'assistance alors que les États-Unis ont
déjà le taux de pauvreté enfantine le plus élevé de tous les pays occidentaux. Au 1er
janvier 1997, un demi-million de résidents étrangers perdront les modestes aides qu'ils
recevaient jusque là, telle l'allocation «Supplemental Security Income» de 420 dollars
par mois accordée aux personnes âgées invalides ou aveugles. Une étude du Center on
Budget and Policy Priorities de Washington calcule que les ménages survivant en deçà de
la moitié du seuil de pauvreté (soit disposant de moins de 7.800 dollars annuels
pour quatre personnes) supporteront la moitié des coupes dans le programme de coupons
alimentaires (23 milliards de dollars de moins en six ans) et que quelques 300.000 enfants
d'immigrés perdront de ce fait leur aide alimentaire.
En jetant sur les segments
périphériques du marché du travail des centaines de milliers de postulants
supplémentaires corvéables à merci, la «réforme» de l'aide sociale va déprimer le
niveau des salaires déqualifiés et contribuer à grossir les bataillons des «working
poor» (Wacquant 1996b). L'économie informelle de la rue est donc assurée de
connaître un regain de croissance, et avec elle la criminalité et l'insécurité qui
rongent le tissu de la vie quotidienne dans le ghetto. Le nombre des personnes et familles
sans-abri est appelé à se gonfler, de même que celui des indigents et des malades
laissés sans soin. (9) Les villes vont pouvoir affaiblir les
dernières organisations salariales à conserver un certain poids, les syndicats
d'employés municipaux, en remplaçant progressivement les fonctionnaires locaux tenant
des postes subalternes par la main d'uvre gratuite des programmes de travail forcé
(workfare) auxquels les assistés sont tenus de participer.
Au plan idéologique, cette
«réforme» remet au goût du jour les stéréotypes malthusiens les plus éculés des
«mauvais pauvres». Elle réaffirme la fiction selon laquelle il suffirait de raviver par
la contrainte matérielle les «valeurs familiales» et l'ardeur au travail des assistés
pour vaincre la misère et la «dépendance» dont ils souffrent (Fraser and Gordon 1989).
Stéréotypes taillés sur mesure pour légitimer la nouvelle politique de la misère de
l'État américain. Ce dernier pourra donc ainsi répondre à la montée de la misère et
de la violence qui lui est étroitement liée dans le contexte urbain américain en
amplifiant le «grand renfermement» des pauvres, et notamment des jeunes Noirs du ghetto
qui sont la cible principale de ses interventions pénales (Donziger 1996). Aujourd'hui
l'Amérique consacre dix fois plus d'argent à l'«industrie de la répression
criminelle» qu'elle n'en alloue au soutien de ses citoyens déshérités. Tout indique
que cet écart va continuer à se creuser.
VERS UN COMPLEXE COMMERCIAL
CARCÉRO-ASSISTENTIEL
Une autre conséquence de la
«Loi sur la responsabilité et le travail» est d'accélérer la «marchandisation»
rampante de l'aide sociale. L'État charitable américain a une longue tradition de
sous-traitance au privé (Katz 1996). Depuis sa phase d'expansion des années soixante,
une part considérable des biens et des services alloués aux pauvres le sont par le
truchement d'associations à but non-lucratif et d'entreprises commerciales. En 1980, 40%
des dépenses sociales des états étaient reversées aux premières et 20% aux secondes;
40% seulement passaient par le canal d'administrations publiques (Salamon 1993).
La «réforme» de l'aide
sociale avalisée par Clinton décuple le marché privé des services sociaux car
l'État américain ne possède pas les capacités bureaucratiques requises pour mettre
en uvre sa nouvelle politique de la misère. En effet, pour appliquer le «plafond»
de cinq ans d'aide sociale à vie ou pour autoriser la simple attribution de coupons
alimentaires, il faut désormais disposer de données biographiques précises sur la
trajectoire assistantielle des postulants. À ce jour aucun état ni comté ne possède de
telles informations. Les fichiers administratifs existants ne contiennent que des données
dispersées et fragmentaires qui sont généralement effacées au bout de quelques mois.
En outre ces fichiers ne sont ni uniformes ni compatibles d'un lieu à l'autre; et dans
nombre de régions rurales, les dossiers des assistés sont encore traités manuellement. (10)
Pour pallier ces carences de
l'appareil public, les mêmes firmes qui se disputent le florissant marché de
l'emprisonnement privé s'offrent de fournir les systèmes informatiques «clef en main»
et les services administratifs et humains nécessaires pour respecter la nouvelle loi. Des
grandes entreprises comme Electronic Data System (la compagnie fondée et dirigée par
Ross Perot), Lockeed Information Services (filiale du géant de l'armement Lockheed
Martin), Andersen Consulting, IBM, et Unysis vont faire concurrence aux associations
caritatives et bénévoles sur le marché des services aux pauvres (New York Times 1996b).
Moyennant copieuse
rémunération, ces entreprises prendront en charge le suivi de la population des
assistés. À l'instar de la population carcérale, celle-ci fera dorénavant l'objet d'un
fichage extensif autorisant la multiplication des points de contrôle et de sanction.
Situées au point de recoupement du social et du pénal, ces entreprises spécialisées
dans la tutelle des pauvres et des prisonniers (qui étaient pauvres au dehors et le
redeviendront en sortant) sont l'élément moteur non pas d'un simple «complexe
carcéro-commercial», comme l'ont suggéré certains criminologues (Lilly et Knepper
1993), mais d'un complexe commercial carcéro-assistentiel sans précédent ni
équivalent dans le monde occidental. Conformément à la tradition politique américaine,
cet ensemble institutionnel composite en gestation se caractérise par
l'interpénétration des secteurs public et privé, d'une part, et par la fusion des
fonctions de marquage, de redressement moral et de répression de l'État de l'autre.
LES PAUVRES EN PÂTURE
Dans The Poverty of Welfare
Reform, le juriste Joel Handler (1995: 137) relève que «la politique pénale et la
politique sociale ont des allures étrangement similaires ces temps-ci». Les
développements législatifs de l'été 1996 ont pleinement confirmé cette intuition.
Ainsi, de même que la vaste campagne d'incarcération qui a engorgé les prisons
américaines a pris pour mot d'ordre «Trois crimes et vous êtes out», (11) la récente «réforme» des aides aux pauvres pourrait se
résumer par le slogan: «Deux ans d'aides et vous êtes out».
C'est dire qu'on aurait tort de
voir dans l'assentiment de Clinton à ce bouleversement de la politique américaine de la
misère une décision «électoraliste» bien qu'elle soit aussi cela : le New
York Times a cru y discerner «une maîtresse manuvre de campagne». Il ne
s'agit pas non plus d'un simple accident de parcours provoqué par l'accumulation de
bévues tactiques suivies d'un bouleversement imprévu du paysage politique, comme
essayait récemment de s'en convaincre David Ellwood (1996), l'architecte du plan initial
de réforme de Clinton retourné à ses études à Harvard pour mieux y contempler (de
loin) le désastre humain qu'il a contribué à faire advenir. (12)
L'abolition du programme AFDC s'inscrit bien dans un vaste mouvement de reconstruction
de l'État charitable américain qui vise à comprimer et à remodeler la sphère de
la citoyenneté sociale dans un sens paternaliste et répressif tout en élargissant les
prérogatives des entreprises privées au sein même de l'action publique.
Le but de la récente
«réforme» des aides sociales discipliner les pauvres est conforme à
l'histoire de l'assistance aux États-Unis sur la longue durée (Piven and Cloward 1994).
Il ne doit cependant pas masquer la fonction que celle-ci remplit dans la conjoncture
présente à l'égard des américains plus fortunés. À ces derniers, elle signifie sans
équivoque que nul ne saurait se soustraire au salariat sans encourir une véritable
dégradation matérielle et symbolique. Et elle rappelle que chacun ne doit compter que
sur lui-même dans cette «guerre de tous contre tous» qu'est la vie sociale. Jeter les
pauvres en pâture permet ainsi de réaffirmer avec éclat le primat idéologique de
l'individualisme méritocratique au moment où la généralisation de l'insécurité
salariale frappe de plein fouet les classes moyennes et managériales et menace
d'ébranler durablement la croyance pratique dans le mythe national du «rêve
américain» (Wacquant 1996c).
NOTES
(1) Le Président Clinton avait d'ailleurs refusé de transmettre au Congrès
les résultats de ces études, craignant la publicité négative qui en résulterait.
(2) C'est là un cas particulier de l'allodoxia
favorisée par la réinterprétation incontrôlée car le plus souvent
inconsciente qu'un terme du débat sociopolitique subit en passant d'un cadre
national à un autre. Ainsi, les observateurs européens traduisent «welfare» par
«État-providence», vocable qui renvoit à l'ensemble des systèmes de protection et de
transfert sociaux à vocation universaliste, alors que les américains mettent sous ce
terme les seuls programmes catégoriels réservés aux populations relevant de la charité
d'Etat.
(3) La dimension raciale de la «réforme» des aides
sociales, fortement euphémisée mais omniprésente dans le débat politique américain,
est passée complètement inaperçue des commentateurs européens.
(4) Lors de la phase finale de la campagne
présidentielle, Clinton lança un vibrant appel à la conscience civique des entreprises,
des Églises et des associations caritatives pour qu'elles «créent les emplois
nécessaires pour que la réforme réussisse», arguant que les patrons qui se plaignent
sans cesse du «welfare» ont l'obligation morale d'embaucher les (ex-)
allocataires. Manière de se défausser par avance de l'échec prévisible du volet emploi
de la dite «réforme».
(5) Quelques semaines après le passage de la «Loi sur
la responsabilité et le travail», le gouverneur du Michigan, qui veut faire de son état
un «modèle national» dans la réforme des aides sociales, a proposé de supprimer toute
assistance aux mères déshéritées qui ne travailleraient pas dans les six semaines
suivant la naissance de leur enfant.
(6) La définition du «travail» en question (salariat
privé, emploi public subventionné, travail d'utilité collective, stage de formation,
etc.) reste floue et doit être fixée par chaque état dans le cadre d'un accord
contractuel avec le gouvernement fédéral. Le nombre d'heures à effectuer sera de 20
heures par semaine lors de l'année à venir et de 30 heures hebdomadaires par la suite.
(7) L'une de ces stratégies consiste à redéfinir
dans un sens restrictif les afflictions médicales considérées comme relevant de
l'infirmité. C'est la tâche à laquelle se sont attelés les bureaux d'aide sociale de
plusieurs états, dans le but de «reclassifier» des milliers d'infirmes comme aptes au
travail, donc interdits d'assistance.
(8) Le maire (républicain) de New York, Rudolph
Giuliani, qui pourtant mène une guerre sans pitié aux pauvres de sa propre ville, s'est
élevé contre cette mesure en arguant qu'elle violait la Constitution américaine. C'est
surtout qu'elle menace de mettre à la rue des dizaines de milliers de new yorkais
d'origine étrangère alors que la législation de l'état de New York fait obligation aux
comtés (donc ici à la ville de New York) de porter assistance aux personnes «en
détresse».
(9) La nouvelle législation interdit par exemple aux
hôpitaux la prise en charge sur aide médicale gratuite des drogués et le suivi
prénatal des femmes condamnées pour possession ou trafic de drogue.
(10) D'après le politologue de Berkeley, Henry Brady,
chargé par l'American Academy of Arts and Sciences de rédiger un rapport sur le sujet,
créer les systèmes informationnels requis pour mettre en application la nouvelle
législation sur l'assistance demandera un effort administratif et financier colossal de
plusieurs années comparable à celui exigé par la création du système des caisses de
retraite Social Security lors du New Deal. Or la dite loi ne prévoit aucun budget et
n'assigne au gouvernement fédéral aucune mission de coordination des efforts des états
et comtés.
(11) Selon la loi dite «Three Strikes and You're Out»,
toute personne coupable de trois crimes (ou de certaines catégories de délits, comme le
vol à l'arraché ou la possession de crack) est automatiquement condamnée à la prison
à perpétuité.
(12) C'est lui qui a introduit au sein de
l'administration démocrate l'idée d'une limitation dans le temps des aides sociales.
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Édité par Paul E. Peterson. Princeton: Princeton University Press. |