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Bourdieu a offert tour à tour une démonstration éclatante
et un cinglant démenti à ses propres théories
sociales au fil d’une vie pleine à déborder qui, de
tournants imprévus en méandres insensibles, est restée
solidement ancrée par son engagement indéfectible en
faveur de la science, la construction d’institutions intellectuelles
et la justice sociale. Bourdieu a eu une trajectoire improbable sur
les plans sociologique et académique. Comme Raymond Aron aimait
à le dire, il était l’exception qui confirme les lois
de la transmission du capital culturel qu’il avait établies
dans ses premiers ouvrages (avec Jean Claude Passeron), Les Héritiers
(1964) et La Reproduction (1970) : petit fils de métayer,
fils d’un paysan tardivement devenu facteur dans une lointaine province
rurale, il s’est élevé jusqu’au sommet de la hiérarchie
culturelle française pour devenir le sociologue vivant le plus
cité au monde. Formé pour rejoindre la haute caste des
philosophes, l’espèce intellectuelle suprême dans la
France de l’après-guerre, il s’est tourné et a fait
sienne une discipline basse, alors moribonde, la sociologie, qu’il
a contribué à rénover et à revitaliser
et dont il a étendu l’influence dans la sphère publique
comme personne ne l’avait fait avant lui.
Mais Bourdieu a également
incarné nombre de ses innovations et enseignements théoriques
les plus distinctifs par sa propre pratique et production scientifiques.
Son idée selon laquelle l’action sociale est gouvernée
par des dispositions acquises par immersion durable dans des jeux
sociaux s’exprime dans son insistance et sa capacité à
fusionner le travail théorique de haute abstraction et les
activités de recherche les plus banales. Son plaidoyer pour
une science sociale réflexive capable de maîtriser les
biais qui l’affectent de manière à mieux démonter
les « rites d’institution » trouve une application exemplaire
dans sa Leçon sur la leçon (1982), une vivisection
de sa propre conférence inaugurale au Collège de France,
et dans Homo Academicus (1984), une analyse impitoyable des
déterminants sociaux de la production intellectuelle dans l’université
française, et donc de lui-même en tant que créature
académique. Sa conviction que le rationalisme est totalement
compatible avec l’historicisme et qu’il dote la sociologie d’une mission
civique urgente est matérialisée par les écrits
divers, mais convergents, qui ont marqué les dernières
années de sa vie, tels que les Méditations pascaliennes
(1997), Science de la science et réflexivité
(2001), et les essais politiques rassemblés dans Contre-feux
(1 et 2; 1997 et 2001). Elle l’est aussi par son engagement personnel
dans les luttes sociales contre la mondialisation néo-libérale
et pour la défense de l’autonomie intellectuelle et des rebuts
du nouvel ordre économique, sans-emploi, sans-abri et sans-papiers.
Son combat pour un « corporatisme de l’universel » s’est
concrétisé dans ses inlassables efforts pour disséminer
les instruments de la pensée critique et créer un « intellectuel
collectif » capable de faire avancer une Realpolitik transnationale
de la raison.
Pierre Bourdieu
est né en août 1930 et a grandi dans le Béarn,
une région rurale du sud-ouest de la France enclavée
au pied des Pyrénées, dans un minuscule village où
la langue la plus communément parlée était encore
l’occitan. Il a passé sa scolarité primaire parmi les
enfants de paysans, d’ouvriers et de petits commerçants dans
un autre village, réputé pour son archaïsme, qui
devait devenir par la suite le terrain de l’une de ses premières
enquêtes ethnographiques ainsi que le sujet de son dernier livre,
sous presse au moment de sa disparition le 23 janvier 2002, Le
Bal des célibataires (2002), dans lequel il diagnostique
la crise de la société paysanne de sa jeunesse sous
l’effet de la dislocation des stratégies matrimoniales et des
rapports de genre. Après d’excellentes études comme
pensionnaire au lycée public de la ville voisine de Pau, où
il était connu comme un avide joueur de rugby et de pelote
basque, le jeune Bourdieu reçut une bourse de l’État.
L’un de ses professeurs, ancien élève de l’École
Normale Supérieure, lui conseilla de s’inscrire en classe préparatoire
dans la khâgne du lycée Louis-le-Grand, qui rassemblait
alors les meilleurs élèves du pays dans une atmosphère
de compétition et de dévotion scolaires.
*
C’est ainsi que Bourdieu
est entré à l’École Normale Supérieure
où, comme son succès le commandait, il choisit la reine
des disciplines, la philosophie. Mais, en réaction à
l’air du temps, dominé par l’existentialisme de Sartre qui
imprégnait tant l’enseignement que la vie intellectuelle, il
se lança dans l’étude de la logique et de l’histoire
des sciences avec Alexandre Koyré, Jules Vuillemin, Eric Weil
(dont il suivit le fameux séminaire sur la Philosophie du
droit de Hegel), Martial Guéroult (grand spécialiste
de Leibniz sous la direction duquel il écrivit un mémoire
de recherche sur les Animadversiones), Gaston Bachelard et
Georges Canguilhem (qui avaient été, quelques années
auparavant, les mentors de Michel Foucault). Après avoir passé
l’agrégation de philosophie, avec, au sein de sa promotion,
Jacques Derrida, Louis Marin et Emmanuel LeRoy Ladurie, le normalien
frais émoulu s’en alla enseigner la philosophie au lycée
de Moulins, une petite ville du centre de la France, pour « se
rendre utile ». Un an plus tard, en 1955, il était appelé
sous les drapeaux à Versailles, mais foncièrement rétif
à l’autorité militaire, il fut rapidement envoyé,
pour raisons disciplinaires, faire son service en Algérie,
dans le cadre de la « pacification » de la colonie d’Afrique
du nord.
Cette confrontation
de première main avec les effroyables réalités
de la guerre menée par la France pour endiguer l’inéluctable
montée du nationalisme algérien devait changer le destin
intellectuel de Bourdieu pour toujours : il éveilla son
intérêt pour la société algérienne
tant du point de vue politique que scientifique et enclencha sa conversion
de la philosophie à la science sociale. Son premier livre,
Sociologie de l’Algérie, écrit en 1957 et traduit
aux États-Unis chez Beacon Press en 1962, est une étude
impeccablement savante qui dresse une synthèse originale des
savoirs historique, ethnologique et sociologique, mais il affiche
aussi le drapeau de l’Algérie indépendante à
venir sur sa couverture et pointe les contradictions de la société
colonisée et les illusions du mouvement nationaliste (anticipant
le bourbier dans lequel nombre de pays du Tiers-monde allaient s’enfoncer
pour des décennies après l’indépendance).
Bourdieu mena ses premières
enquêtes anthropologiques dans trois places fortes de la guérilla
nationaliste de régions dévastées par la guerre
de Kabylie, Collo et Ouarsenis. D’emblée, il maria l’ethnographie
avec les statistiques et l’interprétation microscopique avec
l’explication macroscopique afin de dresser une cartographie du cataclysme
social provoqué par le capitalisme colonial et la lutte pour
l’indépendance. Il chercha à relier les structures sociales
en mouvement aux formes culturelles, comme on peut le constater dans
Travail et travailleurs en Algérie (1963, sur la découverte
du travail salarié et la formation du prolétariat algérien
urbain), Le Déracinement (1964, avec Abdelmalek Sayad,
sur la destruction de l’agriculture et de la société
traditionnelles), et dans son recueil classique d’essais d’ethnologie,
Algeria 1960 (1977, sur le sens de l’honneur en Kabylie et
le « désenchantement du monde » sous la pression
de l’économie de marché et du travail salarié).
Alliées à
sa personnalité sociale et à sa formation de philosophe,
les circonstances particulières dans lesquelles Bourdieu s’est
formé à l’anthropologie, à la sociologie et aux
statistiques et a mené les enquêtes de terrain qui devaient
servir de tremplin empirique à son ouvrage pivot, Esquisse
d’une théorie de la pratique (1972), expliquent le souci
de réflexivité qui est sa marque de fabrique :
retourner sans cesse ses outils sociologiques sur sa propre pratique
scientifique pour réfléchir de manière critique
sur les conditions sociales et les opérations concrètes
de construction de l’objet était pour lui une exigence pratique
incontournable, parfois même une question de vie et de mort,
dans l’Algérie en guerre. Le besoin de contrôler les
distorsions que la posture analytique — que Bourdieu appellera
plus tard « le point de vue scolastique » — introduit
dans la relation entre l’observateur et l’observé, entre la
vie sociale telle qu’elle se déploie et les compte-rendus qu’en
donne le sociologue, est la pierre angulaire de son œuvre. Elle informe
tous ses travaux, depuis Le Métier de sociologue. Fondements
épistémologiques (1968, avec J.-C. Chamboredon
et J.-C. Passeron) jusqu’au Sens pratique (1980) et aux
Méditations pascaliennes et à sa dissection « des
trois formes de l’erreur scolastique » qui nous conduit « à
confondre les choses de la logique et la logique des choses »
en matière de science, d’esthétique et d’éthique.
Peu à peu, le
brillant étudiant destiné aux honneurs philosophiques
et à l’étude historique de l’épistémologie
(son projet initial, après avoir rempli ses obligations militaires,
était d’enseigner la philosophie et d’entrer à la faculté
de médecine de Toulouse, comme l’avait fait Canguilhem qui
supervisait alors sa carrière) s’est mué en anthropologue.
Bourdieu apprit l’arabe et le berbère, d’abord sur le terrain
puis à l’École des langues orientales de Paris, et s’imprégna
du structuralisme de Lévi-Strauss; il enseigna à l’Université
d’Alger, menant de front un large programme d’enquêtes statistiques
et d’études de terrain jusqu’en 1960, quand le complot des
généraux d’Alger le força à fuir précipitamment
pour Paris — les « libéraux » tels que lui étaient
alors menacés de mort. De retour en France, il devint assistant
à la Sorbonne puis à l’Université de Lille où,
pour la première fois, il entreprit la lecture systématique
de Durkheim, Weber, Marx, Schutz et Saussure, qu’il enseigna, ainsi
que de l’anthropologie britannique et la sociologie américaine,
dont il était un consommateur avide. Il continuait dans le
même temps à analyser les données de terrain collectées
lors des fréquents séjours qu’il fit dans l’Algérie
rurale et urbaine durant les mois de vacances scolaires jusqu’en 1964.
*
C’est
à ce moment que Bourdieu devint directeur d’études à
l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
et fonda le Centre de Sociologie européenne, avec l’imprimatur
d’Aron qui avait reçu pour ce faire une importante subvention
de la Fondation Ford. Là, il réunit et forma pendant
près de trente ans une prolifique équipe de chercheurs
qui ont travaillé sur les sujets les plus variés mais
obéissant trois principes : d’abord faire apparaître
les rapports entre culture, pouvoir et inégalité sociale;
ensuite allier constamment la rigueur théorique à l’observation
systématique, en double opposition aux tendances empiristes
de la sociologie américaine, d’une part, et au penchant « théoréticiste »
d’un milieu intellectuel français à jamais fasciné
par le modèle littéraire, d’autre part; enfin reconnaître
pleinement la « double objectivité » du social en
tant qu’il se compose de distributions de ressources matérielles
et de positions, d’un côté, et, de l’autre, de classifications
incorporées par le biais desquelles les agents construisent
symboliquement et vivent subjectivement le monde au jour le jour.
Ainsi Bourdieu est-il passé insensiblement de l’anthropologie
à la sociologie, métier qu’il vint à embrasser
parce qu’il lui semblait être le mieux apte à saisir
la complexité de la réalité sociale — plutôt
que de tenir cette réalité commodément à
distance, comme le font la philosophie et l’ethnologie structuraliste.
Et il s’appliqua à marier dans sa pratique de la recherche
le rationalisme de Bachelard et le matérialisme de Marx avec
la préoccupation néo-kantienne de Durkheim pour les
formes symboliques, et la vision agonistique de Weber de Lebensordnungen
en compétition perpétuelle avec les phénoménologies
de Husserl et de Merleau-Ponty. Le résultat fut une construction
théorique originale, élaborée par et pour
la production de nouveaux objets de recherche, visant à
dénouer la dialectique aux multiples faces des structures mentales
et sociales dans le déploiement de la domination.
En une courte décennie,
Bourdieu élargit ses analyses innovantes de la contribution
du système d’enseignement à la perpétuation des
inégalités sociales dans Les Héritiers
à l’analyse d’autres pratiques culturelles avec Un Art moyen.
Essais sur les usages sociaux de la photographie (1965), L’Amour
de l’art. Les musées d’art européens et leur public
(1966, avec Alain Darbel) et une série d’enquêtes sur
les microcosmes de la religion, la littérature, la science,
la philosophie, le droit, la politique et la haute couture. Dans ces
travaux et dans nombre d’autres, qui culminent avec Les Règles
de l’art (1992), ouvrage dans lequel il dévoile la « structure
et la genèse du champ artistique » à l’époque
de Flaubert (en manière de réponse à la théorie
de la création de Sartre dans L’Idiot de la famille),
il affina et déploya l’arsenal conceptuel qui arme la science
de la pratique et la théorie de la violence symbolique qui
lui valent d’être entré au panthéon de la sociologie.
Bourdieu a inventé le concept de capital culturel et
l’a inséré dans une théorie générale
du capital comme « énergie sociale » congelable et
convertible. Il a exhumé et remodelé le concept aristotélicien-thomiste
d’habitus afin d’élaborer une philosophie « dispositionnelle »
de l’action comme découlant de « schèmes de perception
et d’appréciation » socialement constitués et incarnés
dans l’individu. Il a forgé l’outil analytique nouveau de champ,
désignant des espaces relativement autonomes de forces objectives
et de luttes organisées autour de formes spécifiques
d’autorité, afin d’insuffler du dynamisme historique à
la notion de structure, traditionnellement statique et réifiée.
Et il a « sociologisé » le concept husserlien de
doxa afin d’ancrer « l’attitude naturelle de la vie quotidienne »
dans la coïncidence entre les structures mentales et les structures
sociales qui fait que le monde nous apparaît magiquement comme
allant de soi et que son architecture se trouve placée hors
de prise de la conscience et de l’action correctrice.
Ce travail inséparablement
théorique et empirique a trouvé son achèvement
dans les deux maîtres-livres que sont La Distinction
(1979) et Le Sens pratique (1980), qui ont valu à Bourdieu
d’être élu à la chaire de Sociologie du Collège
de France en 1981. Dans La Distinction, Bourdieu effectue une
révolution copernicienne dans l’étude des rapports entre
classe et culture en abolissant la frontière sacrée
qui sépare la culture bourgeoise de la consommation ordinaire.
En reliant les domaines les plus variés de l’existence, des
manières de table aux affinités amoureuses en passant
par l’esthétique et la politique, il démontre que le
jugement n’est pas un don inné mais une capacité socialement
apprise qui permet de mener des luttes de classes déniées
par l’intermédiaire des batailles symboliques de la vie quotidienne
et des prises de positions adoptées dans les divers « champs
de production culturelle ». Il révèle que l’espace
social est organisé par les deux principes de différenciation
croisés que sont le capital économique et le capital
culturel, dont la distribution définit les deux oppositions
qui sous-tendent les principales lignes de clivage et de conflit dans
les sociétés avancées, celle entre dominants
et dominés (définis par leur volume de capital) et celle
entre les fractions rivales de la classe dominante, représentées
par le « patron » (bourgeois) et l’« intellectuel »
(artiste), qui s’opposent selon la composition de leur capital. Cette
théorie de l’espace social, de la formation des groupes et
de la compétition symbolique est généralisée
dans Le Sens pratique, ouvrage qui différencie deux
modes de domination, personnel et structural, et qui retrace leur
fonctionnement par le truchement de la conformation du « corps
comme opérateur analogique » de la pratique. D’où
la place centrale accordée à la catégorie du
pouvoir symbolique, défini comme la capacité
de conserver ou de transformer la réalité sociale en
façonnant ses représentations, soit en inculquant des
instruments cognitifs de construction de la réalité
qui cachent ou révèlent son arbitraire.
Décrypter
les mécanismes de la violence symbolique sous ses diverses
formes est le but central de livres tels que Ce que parler veut
dire (1984, dans lequel Bourdieu s’affronte à la linguistique
structurale et étend sa théorie de la pratique de sorte
à embrasser les échanges linguistiques et discursifs),
L’Ontologie politique de Martin Heidegger (1988, une résolution
sociologique de la controverse au vitriol sur les attendus politiques
de la philosophie de Heidegger et un questionnement radical de la
prétention philosophique à un statut extra-social),
La Noblesse d’État. Grandes Écoles et esprit de corps
(1989, une exploration des bases sociales de la domination technocratique
dans les sociétés avancées qui esquisse une théorie
de l’État comme organisation revendiquant « le monopole
de l’usage légitime de la violence symbolique »), et,
enfin, La Domination masculine (1988, comprise comme paradigme
de ce pouvoir particulier qui s’exerce à travers la connaissance
et la méconnaissance).
*
Bien qu’il soit devenu
célèbre très jeune (dès le milieu des
années soixante suite à la publication des Héritiers)
et qu’il se soit vu remis la charge de « maître à
penser » parisien une décennie après la disparition
de Michel Foucault, Bourdieu a toujours évité — et
même activement dénoncé — les distractions
du vedettariat médiatique et il s’est appliqué à
préserver l’autonomie intellectuelle qu’il considérait
comme la condition vitale d’une sociologie rigoureuse et d’une politique
vigoureuse. Plutôt que de s’adonner aux « jeux mondains »
pour lesquels les intellectuels médiatiques de France sont
à juste titre renommés, il a consacré ses énergies
à la construction d’institutions de production scientifique
protégées des dépendances qu’impliquent les commandes
d’État et la loi du marché. Ses entreprises de publication
et d’édition, menées avec ses assistantes de longue
date, Rosine Christin et Marie-Christine Rivière, sont emblématiques
de cette posture. Pendant vingt-cinq ans, Bourdieu a dirigé
la collection « Le sens commun » au sein de la prestigieuse
maison des Éditions de Minuit, dans laquelle il a publié
des classiques oubliés ou méconnus (Durkheim, Mauss,
Cassirer, Schumpeter et Bakhtine), des traductions d’auteurs contemporains
marquants (parmi lesquels Bateson, Bernstein, Goffman, Goody et Labov)
et les recherches originales de la nouvelle génération
d’historiens et sociologues français.
De même, la revue
transdisciplinaire qu’il fonda en 1975 et dirigea jusqu’aux derniers
mois de sa vie, Actes de la recherche en sciences sociales,
s’est efforcée de dénationaliser la science sociale,
de démonter les prénotions du sens commun ordinaire
et savant et de se défaire des formes et des formalismes établis
de la communication scientifique en mêlant analyses, matériaux
bruts, documents de terrain et illustrations, conformément
à la devise : « montrer et démontrer ».
Cette combinaison rare d’exigence conceptuelle, de réflexivité
méthodologique et de pertinence socio-politique a permis aux
Actes de faire office de porte-voix pour une science militante
de la société qui a touché un lectorat s’étendant
bien au-delà du cénacle universitaire (le dernier numéro
publié sous la responsabilité de Bourdieu esquisse une
archéologie sociologique de l’institution des « Votes »
quelques mois avant les campagnes électorales françaises
décisives du printemps 2002).
Durant une décennie
à compter de 1989, Bourdieu a dirigé Liber, une
« revue européenne des livres » publiée simultanément
dans neuf langues et pays européens, qu’il avait créée
afin d’accélérer la circulation transfrontalière
et la fécondation mutuelle des travaux novateurs dans les science
sociales, les « humanités » et la littérature.
Liber a révélé au passage une facette
artistique de sa personnalité intellectuelle qui trouva une
expression plus large dans ses collaborations avec l’artiste conceptuel
Hans Haacke (dans leur livre, Libres échanges, 1994),
avec l’auteur dramatique Philippe Adrien et le sculpteur Daniel Buren
— une tentative de collaboration avec Jean-Luc Godard échoua
en raison d’une incompatibilité de styles. Conscient des nombreux
obstacles qui entravent la dissémination d’une sociologie qui
vise avant tout à saper toutes les formes d’imposition symbolique,
Bourdieu a également publié plusieurs recueils reprenant
des conférences publiques et des séminaires donnés
tant en France qu’à l’étranger — Questions de
sociologie (1980), Choses dites (1987), et Raisons pratiques.
Sur la théorie de l’action (1994) — dans lesquels
il livre aux lecteurs de différents pays et horizons intellectuels
les outils requis pour saisir la substance, les relations et les implications
des diverses trames de son œuvre.
C’est ce même
alliage d’autonomie scientifique et d’engagement civique qui définit
la ligne des éditions Raisons d’Agir, la maison d’édition
hybride, à la fois universitaire et militante, créée
dans la foulée du mouvement de grève de décembre
1995 contre le plan Juppé qui visait à « dégonfler »
l’État social conformément aux prescriptions du pacte
de stabilité européen. Lancée par son livre brûlot
Sur la télévision (1998), dans lequel Bourdieu
dresse une anatomie critique des carences du journalisme, et prolongeant
l’énorme succès d’audience de l’ouvrage collectif La
Misère du monde (1993, un millier de pages de socioanalyse
des nouvelles figures de la souffrance sociale dans la société
contemporaine qui furent adaptées au théâtre et
en vidéo), Raisons d’Agir Éditions est devenu du jour
au lendemain un véritable phénomène de l’édition
avec cinq « best-sellers » en deux ans et a contribué
à diffuser largement la critique que Bourdieu développe
des causes cachées et des conséquences imprévues
de la révolution néo-libérale en marche. Le documentaire
de Pierre Carles La sociologie est un sport de combat (2000)
saisit bien les voies par lesquelles les théories sociologiques
et les prises de position publiques de Bourdieu ont influé
sur la réflexion et l’action d’innombrables militants et citoyens
ordinaires impliqués dans les mouvements sociaux contestataires
de par l’Europe, des écologistes ou des homosexuels jusqu’aux
défenseurs des sans-abri et des immigrés, en passant
par les associations antiracistes et les syndicalistes désarmés
par l’obsolescence des instruments traditionnels de lutte salariale.
Les changements subtils dans le délicat mariage que Bourdieu
a effectué pendant quarante ans entre science sociale et action
politique sont finement documentés dans son premier livre posthume,
Interventions, 1961-2001 (édité par Franck Poupeau
et Thierry Discepolo, 2002).
Les nombreux groupes
d’intellectuels militants que Bourdieu a guidés ou aiguillonnés
durant la dernière décennie du siècle — parmi
lesquels le Parlement International des Écrivains, l’Association
pour la Réflexion sur l’Enseignement Supérieur et la
Recherche (ARESER), le Comité International de Soutien aux
Intellectuels Algériens (CISIA), Raisons d’agir et les États
Généraux du mouvement social — sont autant d’incarnations,
chacun à son échelle, de « l’intellectuel collectif »
qu’il ambitionnait de construire au-delà des frontières
entre les disciplines et les nations afin de faire peser les compétences
symboliques jointes des artistes et des savants sur le débat
public et ainsi de reconstruise un vrai programme progressiste fidèle
aux idéaux historiques de la Gauche, partout trahie par la
dérive néo-libérale des partis socialistes et
travaillistes au pouvoir. Contre les prophéties chics et chiquées
du postmodernisme, il affirmait haut et fort sa croyance non seulement
dans la science sociale comme entreprise de connaissance mais aussi
dans la capacité de la sociologie à informer un « rationalisme
utopique » indispensable pour préserver les institutions
de justice sociale de la nouvelle barbarie du marché sans entrave
et de l’État désengagé. Bourdieu concevait une
science sociale unifiée comme « un service public »
dont la mission est de « dénaturaliser et défataliser »
le monde social et de « nécessiter les conduites »
en révélant les causes objectives et les raisons subjectives
qui font que les individus font ce qu’ils font, sont ce qu’ils sont,
et éprouvent ce qu’ils éprouvent. Et de leur donner
par là même les instruments pour maîtriser l’inconscient
social qui gouverne leur pensée et limite leur action, comme
il s’est efforcé sans relâche de le faire pour les siennes.
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