Sociologie |
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Loïc Wacquant |
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L'État-pénitence
tend à se |
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Propos recueillis par Cécile Prieur et Marie-Pierre Subtil. Le Monde daté du mardi 7 décembre 1999. - Suivi de : «Loïc Wacquant, un disciple de Pierre Bourdieu au-delà de l'Atlantique.», Cécile Prieur et Marie-Pierre Subtil, Le Monde daté du mardi 7 décembre 1999. |
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Selon vous, en deux décennies, les États-Unis ont basculé du traitement social de la pauvreté à son traitement pénal. Comment en êtes-vous arrivé à explorer cette piste ? C'est en menant une enquête ethnographique au sein du ghetto noir de Chicago que je me suis rendu compte à quel point l'institution pénitentiaire est omniprésente au bas de la structure sociale des États-Unis. La plupart des jeunes du quartier où je conduisais mes observations avaient fait de la détention et dès que l'un d'eux venait à disparaître, on supposait tout naturellement qu'il avait atterri derrière les barreaux ! Quand Clinton a aboli l'aide sociale en 1996 pour la remplacer par un programme de travail forcé, il est devenu clair que le démantèlement du filet de protection sociale et le déploiement concomitant d'un filet policier et pénal au maillage de plus en plus serré répondait à un même objectif : criminaliser la misère afin d'asseoir le nouveau régime du salariat précaire et sous-payé. La transition de l'État-providence à l'État-pénitence ne concerne pas tous les Américains : elle cible les indésirables, les inutiles et les insoumis à l'ordre économique et ethnique qui se met en place suite à l'abandon du compromis social fordiste-keynésien et à la crise du ghetto, soit le sous-prolétariat noir des grandes villes, les fractions déqualifiées de la classe ouvrière, et tous ceux qui refusent le travail de misère et se tournent vers l'économie informelle de la rue, dont le secteur moteur est le commerce de la drogue. Comment la politique pénale et carcérale des Etats-Unis a-t-elle évolué durant cette période ? Au lendemain des émeutes d'Attica, il y a vingt-cinq ans, le débat pénal aux Etats-Unis tournait autour de la décarcération et des peines de substitution ; le nombre des reclus diminuait. Dix ans plus tard, contre toute attente, la population carcérale avait bondi de 380 000 à 780 000 détenus. Aujourd'hui, elle avoisine les deux millions, et nul ne sait désormais comment enrayer cette infernale machine à enfermer. Avec 700 détenus pour 100 000 habitants soit six à douze fois plus que dans les pays européens les États-Unis sont le second incarcérateur au monde juste derrière la Russie. C'est ce que j'appelle l'extension verticale du système, qui est sans précédent historique dans une période où la criminalité ne change pas d'échelle. À cela s'ajoute l'extension horizontale, puisque les populations placées sous main de justice extra muros (condamnés à des peines avec sursis ou libérés en conditionnelle) augmentent tout aussi vite. Au total, ce sont six millions d'Américains qui sont sous tutelle pénale, soit 5 % des adultes, mais aussi un homme noir sur dix et un jeune Noir sur trois. Pour développer cet État pénal surdimensionné, il fallait des moyens : l'Amérique a donc comprimé ses dépenses publiques en matière sanitaire, sociale, et éducative et, parallèlement, gonflé les personnels et les crédits policiers et pénitentiaires. Pensez que, sous Reagan et Bush, le seul poste « prison » augmente trois fois plus vite que le budget militaire ! Vous pensez qu'il existe un lien direct entre le développement du néolibéralisme et la pénalisation de la société ? Ce n'est pas une coïncidence si la Grande-Bretagne affiche à la fois le marché du travail le plus dérégulé, la croissance de la population carcérale la plus forte des grands pays d'Europe (+ 50 % en cinq ans) et la privatisation du système pénitentiaire la plus avancée. De prime abord, un État pénal fort apparaît contradictoire avec le dépérissement de l'État prôné par le libéralisme ; mais, en réalité, « libéralisation » de l'économie et pénalisation de la précarité vont de pair, l'une servant à renforcer l'autre. C'est ainsi que s'invente sous nos yeux une nouvelle forme politique, un État-centaure que j'appelle « libéral-paternaliste » : il est libéral en amont, puisqu'il pratique la doctrine du laisser-faire au niveau des mécanismes générateurs des inégalités sociales, mais il est paternaliste et punitif quand il s'agit d'en gérer les conséquences en aval, notamment dans les quartiers pauvres qui encaissent de plein fouet la dérégulation du marché du travail et le recul de la protection sociale. Selon vous, le basculement de l'État social vers l'État pénal et la théorie de la tolérance zéro se diffusent en Europe. Quels éléments vous permettent d'être aussi affirmatif ? Dans presque tous les pays d'Europe, on relève une forte hausse de la population pénitentiaire, parmi laquelle prédominent chômeurs, précaires et étrangers, mais aussi un net durcissement des politiques pénales, plus ouvertement tournées vers la défense sociale au détriment de la réinsertion, et une généralisation du recours au pénal pour juguler les effets délétères de la montée de l'insécurité salariale. Il n'est pas jusqu'aux dispositifs d'assistance aux plus démunis qui ne se recomposent selon une logique panoptique et punitive. Partout se propage un discours anti-crime rigide et simpliste d'un autre âge qu'on nous présente comme souple et nouveau au seul motif qu'il vient d'Amérique, et notamment de New York, Mecque de la religion sécuritaire. En France, la sécurité a été promue priorité gouvernementale mais seulement après avoir été au préalable ravalée à la seule sécurité physique (ou criminelle), arbitrairement séparée de la sécurité salariale, sociale, médicale ou éducative. Cette thématique provient directement d'instituts néo-conservateurs américains qui l'ont exportée vers la Grande-Bretagne, sas d'acclimatation européen, et journalistes, officiels et universitaires concourent à la répandre. Paradoxalement, les gouvernements de gauche sont encore plus demandeurs de pénal que ceux de droite, parce que, s'étant convertis à la vision néolibérale en matière économique et sociale, ils se retrouvent en déficit de légitimité. On réaffirme le droit à la sécurité avec d'autant plus de vigueur qu'on est incapable d'assurer le droit au travail puisque, dans ce domaine, on nous prie de nous résigner au fait que « l'État ne peut pas tout faire »... Reste que la violence dans les quartiers populaires, et notamment la violence des jeunes, a augmenté ces dernières années... Il faut d'abord mettre un sérieux bémol aux discours de panique qu'on entend aujourd'hui à ce sujet et se poser la question de savoir d'où cette violence provient. Toute la violence n'a pas un caractère politique, mais il est clair que nombre d'actes collectifs expriment le refus d'un pouvoir dont on ne reconnaît pas la légitimité parce qu'il n'a à offrir qu'un horizon bouché, fait de stages-bidons, d'emplois-placards et de misère morale et matérielle au quotidien. Les prétendues violences urbaines, c'est-à-dire celles qui remettent en question l'autorité de l'État, peuvent s'analyser comme un signe de démocratie : le signe que les gens ne se laissent pas écraser par le Moloch du marché de l'emploi déqualifié. Quand ils se révoltent contre les brutalités policières, ces jeunes envoient un message politique aux représentants de l'État. Mais ceux-ci s'empressent de le dépolitiser parce qu'ils n'ont pas d'autres outils pour le traiter, c'est-à-dire pas d'autre politique économique sans parler de cette cacophonie bureaucratique qu'on appelle politique de la ville. Les politiques de traitement en temps réel de la délinquance, telles qu'elles sont préconisées par le gouvernement, n'ont donc, selon vous, aucune utilité ?
C'est une supercherie extraordinaire de faire croire qu'on va vraiment
faire reculer la délinquance et, pire encore, les fameuses
incivilités avec l'appareil policier et pénal. Car, dans
tous les pays démocratiques, seule une infime proportion des infractions
commises fait l'objet d'une action en justice (aux États-Unis, 4 %
à peine des atteintes aux personnes sont traitées avec succès par
le système judiciaire). Pour avoir un impact même minime, il faudrait
donc le surdévelopper dans des proportions inimaginables. Mais, c'est là le hic, l'utilité visée des politiques répressives n'est ni criminelle ni pénologique : elle est purement électorale. Elle consiste à séduire les franges autoritaristes de l'électorat en réaffirmant au plan symbolique le rôle de l'État comme garant d'ordre. Ce n'est pas un hasard si le virage sécuritaire du gouvernement Jospin s'est subitement accéléré en décembre dernier, au moment où la scission du Front national libérait un volant de voix à attirer... Existe-t-il une alternative à cette pénalisation croissante ? Oui, c'est ce que montre la sociologie comparée et l'expérience présente de pays voisins comme l'Allemagne, l'Autriche ou la Finlande. Mais pour s'en apercevoir, il faut récuser la séparation entre l'économique et le social, et entre l'individuel et le social, qui forme le socle de la pensée néo-libérale. Partir de cette fausse dichotomie entre conduites individuelles et causes sociales (que Lionel Jospin ravalait même dans un récent entretien au Monde au rang d' « excuses sociologiques », terme fétiche des intellectuels à la solde des thinks tanks de la nouvelle droite anglo-américaine), c'est s'enfermer dans une impasse qui mène droit à une escalade pénale sans fin. Il faut ensuite reconnaître les véritables causes de ces phénomènes : le travail de sape du chômage et l'insécurité diffuse qu'engendre la généralisation du salariat précaire. On parle beaucoup des immigrés de la deuxième génération terme impropre puisque, par définition même, ils ne sont pas immigrés ! , mais on parle bien peu de la deuxième génération du chômage de masse. On reste stupéfait de constater qu'aujourd'hui l'Europe est gouvernée par des partis d'obédience sociale-démocrate et que personne n'aborde sérieusement la question de l'Europe sociale. Cela témoigne bien du degré de colonisation mentale de l'élite politique européenne par l'idéologie néo-libérale de l'individualisme et de la marchandisation. C'est d'autant plus grave que nous sommes à un moment charnière : maintenant que l'intégration européenne est réalisée aux plans militaire et monétaire, il est urgent d'ouvrir le chantier de la construction d'un État social continental, sans quoi c'est l'Europe policière et pénitentiaire qui occupera le terrain et prendra en charge les laissés-pour-compte de la nouvelle économie des services.
Loïc Wacquant,
un disciple de Pierre Bourdieu au-delà de l'Atlantique. À Paris, il se déplace avec sa valise à roulettes, qu'il tire avec un air d'éternel étudiant. Lorsqu'il passe au Collège de France, c'est qu'il arrive des États-Unis ou qu'il y repart. Depuis quinze ans, Loïc Wacquant vit outre-Atlantique, tout en gardant un pied en France. Agé de trente-huit ans, diplômé d'HEC, titulaire d'une maîtrise de sociologie passée à Nanterre et d'un doctorat de sociologie de l'université de Chicago, cet ancien élève de Pierre Bourdieu, dont les premiers travaux portaient sur les mutations de la société coloniale en Nouvelle-Calédonie, est aujourd'hui professeur à l'université de Berkeley (Californie), où il enseigne la sociologie. Chercheur au Centre de sociologie européenne, au Collège de France, il « suit » également des étudiants parisiens et participe actuellement à un programme de recherches financé par l'Union européenne, intitulé « État social, État pénal en France ». Sur le sujet, Loïc Wacquant est intarissable. Plus qu'une thèse, c'est une cause qu'il défend, celle du sous-prolétariat, sacrifié selon lui sur l'autel du libéralisme. Si c'est dans le ghetto noir de Chicago, où il a appris le métier de boxeur, qu'il a découvert l'importance aux États-Unis du système pénal et policier chez les plus défavorisés, l'Europe, estime-t-il, est tentée de suivre le modèle américain.
Dans le livre Les Prisons de la misère, qui vient d'être publié
par les éditions Raisons d'agir, lancées par Pierre Bourdieu (189 pages,
40 francs, 6,1 euros), il décrit la montée en puissance
de l'appareil policier et pénal aux États-Unis et les mécanismes de
diffusion, en Europe, des doctrines néolibérales américaines. Polémiste,
il s'en prend nommément à plusieurs de ses confrères français et fustige
les intellectuels de gauche qui appellent de leurs voeux une « refondation »
de la République. |
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