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
Selon vous, en deux décennies, les États-Unis ont basculé du traitement
social de la pauvreté à son traitement pénal. Comment en êtes-vous
arrivé à explorer cette piste ?
C'est en menant une enquête ethnographique au sein du ghetto noir
de Chicago que je me suis rendu compte à quel point l'institution
pénitentiaire est omniprésente au bas de la structure sociale des
États-Unis. La plupart des jeunes du quartier où je conduisais mes
observations avaient fait de la détention et dès que l'un d'eux venait
à disparaître, on supposait tout naturellement qu'il avait atterri
derrière les barreaux ! Quand Clinton a aboli l'aide sociale
en 1996 pour la remplacer par un programme de travail forcé, il est
devenu clair que le démantèlement du filet de protection sociale et
le déploiement concomitant d'un filet policier et pénal au maillage
de plus en plus serré répondait à un même objectif : criminaliser
la misère afin d'asseoir le nouveau régime du salariat précaire et
sous-payé.
La
transition de l'État-providence à l'État-pénitence ne concerne pas
tous les Américains : elle cible les indésirables, les inutiles
et les insoumis à l'ordre économique et ethnique qui se met en place
suite à l'abandon du compromis social fordiste-keynésien et à la crise
du ghetto, soit le sous-prolétariat noir des grandes villes, les fractions
déqualifiées de la classe ouvrière, et tous ceux qui refusent le travail
de misère et se tournent vers l'économie informelle de la rue, dont
le secteur moteur est le commerce de la drogue.
Comment
la politique pénale et carcérale des Etats-Unis a-t-elle évolué durant
cette période ?
Au lendemain des émeutes d'Attica, il y a vingt-cinq ans, le débat
pénal aux Etats-Unis tournait autour de la décarcération
et des peines de substitution ; le nombre des reclus diminuait.
Dix ans plus tard, contre toute attente, la population carcérale avait
bondi de 380 000 à 780 000 détenus. Aujourd'hui, elle avoisine
les deux millions, et nul ne sait désormais comment enrayer cette
infernale machine à enfermer. Avec 700 détenus pour 100 000
habitants soit six à douze fois plus que dans les pays
européens les États-Unis sont le second incarcérateur
au monde juste derrière la Russie. C'est ce que j'appelle l'extension
verticale du système, qui est sans précédent historique dans une période
où la criminalité ne change pas d'échelle. À cela s'ajoute l'extension
horizontale, puisque les populations placées sous main de justice
extra muros (condamnés à des peines avec sursis ou libérés
en conditionnelle) augmentent tout aussi vite. Au total, ce sont six
millions d'Américains qui sont sous tutelle pénale, soit 5 %
des adultes, mais aussi un homme noir sur dix et un jeune Noir
sur trois.
Pour
développer cet État pénal surdimensionné, il fallait des moyens :
l'Amérique a donc comprimé ses dépenses publiques en matière sanitaire,
sociale, et éducative et, parallèlement, gonflé les personnels et
les crédits policiers et pénitentiaires. Pensez que, sous Reagan et
Bush, le seul poste « prison » augmente trois fois plus
vite que le budget militaire !
Vous
pensez qu'il existe un lien direct entre le développement du néolibéralisme
et la pénalisation de la société ?
Ce n'est pas une coïncidence si la Grande-Bretagne affiche à la fois
le marché du travail le plus dérégulé, la croissance de la population
carcérale la plus forte des grands pays d'Europe (+ 50 %
en cinq ans) et la privatisation du système pénitentiaire la
plus avancée. De prime abord, un État pénal fort apparaît contradictoire
avec le dépérissement de l'État prôné par le libéralisme ; mais,
en réalité, « libéralisation » de l'économie et pénalisation
de la précarité vont de pair, l'une servant à renforcer l'autre. C'est
ainsi que s'invente sous nos yeux une nouvelle forme politique, un
État-centaure que j'appelle « libéral-paternaliste » : il
est libéral en amont, puisqu'il pratique la doctrine du laisser-faire
au niveau des mécanismes générateurs des inégalités sociales, mais
il est paternaliste et punitif quand il s'agit d'en gérer les conséquences
en aval, notamment dans les quartiers pauvres qui encaissent de plein
fouet la dérégulation du marché du travail et le recul de la protection
sociale.
Selon
vous, le basculement de l'État social vers l'État pénal et la théorie
de la tolérance zéro se diffusent en Europe. Quels éléments vous permettent
d'être aussi affirmatif ?
Dans presque tous les pays d'Europe, on relève une forte hausse de
la population pénitentiaire, parmi laquelle prédominent chômeurs,
précaires et étrangers, mais aussi un net durcissement des politiques
pénales, plus ouvertement tournées vers la défense sociale au détriment
de la réinsertion, et une généralisation du recours au pénal pour
juguler les effets délétères de la montée de l'insécurité salariale.
Il n'est pas jusqu'aux dispositifs d'assistance aux plus démunis qui
ne se recomposent selon une logique panoptique et punitive. Partout
se propage un discours anti-crime rigide et simpliste d'un autre âge
qu'on nous présente comme souple et nouveau au seul motif qu'il vient
d'Amérique, et notamment de New York, Mecque de la religion sécuritaire.
En
France, la sécurité a été promue priorité gouvernementale mais seulement
après avoir été au préalable ravalée à la seule sécurité physique
(ou criminelle), arbitrairement séparée de la sécurité salariale,
sociale, médicale ou éducative. Cette thématique provient directement
d'instituts néo-conservateurs américains qui l'ont exportée vers la
Grande-Bretagne, sas d'acclimatation européen, et journalistes, officiels
et universitaires concourent à la répandre. Paradoxalement, les gouvernements
de gauche sont encore plus demandeurs de pénal que ceux de droite,
parce que, s'étant convertis à la vision néolibérale en matière économique
et sociale, ils se retrouvent en déficit de légitimité. On réaffirme
le droit à la sécurité avec d'autant plus de vigueur qu'on est incapable
d'assurer le droit au travail puisque, dans ce domaine, on nous prie
de nous résigner au fait que « l'État ne peut pas tout faire »...
Reste
que la violence dans les quartiers populaires, et notamment la violence
des jeunes, a augmenté ces dernières années...
Il faut d'abord mettre un sérieux bémol aux discours de panique qu'on
entend aujourd'hui à ce sujet et se poser la question de savoir d'où
cette violence provient. Toute la violence n'a pas un caractère politique,
mais il est clair que nombre d'actes collectifs expriment le refus
d'un pouvoir dont on ne reconnaît pas la légitimité parce qu'il n'a
à offrir qu'un horizon bouché, fait de stages-bidons, d'emplois-placards
et de misère morale et matérielle au quotidien. Les prétendues violences
urbaines, c'est-à-dire celles qui remettent en question l'autorité
de l'État, peuvent s'analyser comme un signe de démocratie : le
signe que les gens ne se laissent pas écraser par le Moloch du marché
de l'emploi déqualifié. Quand ils se révoltent contre les brutalités
policières, ces jeunes envoient un message politique aux représentants
de l'État. Mais ceux-ci s'empressent de le dépolitiser parce qu'ils
n'ont pas d'autres outils pour le traiter, c'est-à-dire pas d'autre
politique économique sans parler de cette cacophonie bureaucratique
qu'on appelle politique de la ville.
Les
politiques de traitement en temps réel de la délinquance, telles qu'elles
sont préconisées par le gouvernement, n'ont donc, selon vous, aucune
utilité ?
C'est une supercherie extraordinaire de faire croire qu'on va vraiment
faire reculer la délinquance et, pire encore, les fameuses
incivilités avec l'appareil policier et pénal. Car, dans
tous les pays démocratiques, seule une infime proportion des infractions
commises fait l'objet d'une action en justice (aux États-Unis, 4 %
à peine des atteintes aux personnes sont traitées avec succès par
le système judiciaire). Pour avoir un impact même minime, il faudrait
donc le surdévelopper dans des proportions inimaginables.
Ensuite, en banalisant le recours à l'appareil répressif, on diminue
d'autant son effet stigmatisant et dissuasif.
Enfin, la « policiarisation » des quartiers de relégation
peut même nourrir la délinquance en y enracinant une culture de résistance
à l'autorité.
Quant à la prison, elle déstabilise gravement les familles et les
zones pauvres soumises à son tropisme : elle est une formidable
fabrique de précarité sui generis. Et, en bout de course, l'échec
programmé de la gestion pénale de la misère servira de justification...
à son extension indéfinie.
Mais,
c'est là le hic, l'utilité visée des politiques répressives n'est
ni criminelle ni pénologique : elle est purement électorale.
Elle consiste à séduire les franges autoritaristes de l'électorat
en réaffirmant au plan symbolique le rôle de l'État comme garant d'ordre.
Ce n'est pas un hasard si le virage sécuritaire du gouvernement Jospin
s'est subitement accéléré en décembre dernier, au moment où la scission
du Front national libérait un volant de voix à attirer...
Existe-t-il
une alternative à cette pénalisation croissante ?
Oui, c'est ce que montre la sociologie comparée et l'expérience présente
de pays voisins comme l'Allemagne, l'Autriche ou la Finlande. Mais
pour s'en apercevoir, il faut récuser la séparation entre l'économique
et le social, et entre l'individuel et le social, qui forme le socle
de la pensée néo-libérale. Partir de cette fausse dichotomie entre
conduites individuelles et causes sociales (que Lionel Jospin ravalait
même dans un récent entretien au Monde au rang d' « excuses
sociologiques », terme fétiche des intellectuels à la solde
des thinks tanks de la nouvelle droite anglo-américaine), c'est
s'enfermer dans une impasse qui mène droit à une escalade pénale sans
fin. Il faut ensuite reconnaître les véritables causes de ces phénomènes : le
travail de sape du chômage et l'insécurité diffuse qu'engendre la
généralisation du salariat précaire. On parle beaucoup des immigrés
de la deuxième génération terme impropre puisque, par
définition même, ils ne sont pas immigrés ! , mais
on parle bien peu de la deuxième génération du chômage de masse.
On
reste stupéfait de constater qu'aujourd'hui l'Europe est gouvernée
par des partis d'obédience sociale-démocrate et que personne n'aborde
sérieusement la question de l'Europe sociale. Cela témoigne bien du
degré de colonisation mentale de l'élite politique européenne par
l'idéologie néo-libérale de l'individualisme et de la marchandisation.
C'est d'autant plus grave que nous sommes à un moment charnière :
maintenant que l'intégration européenne est réalisée aux plans militaire
et monétaire, il est urgent d'ouvrir le chantier de la construction
d'un État social continental, sans quoi c'est l'Europe policière et
pénitentiaire qui occupera le terrain et prendra en charge les laissés-pour-compte
de la nouvelle économie des services.
Loïc Wacquant,
un disciple de Pierre Bourdieu au-delà de l'Atlantique.
Cécile Prieur et Marie-Pierre Subtil,
Le Monde daté du mardi 7 décembre 1999.
À Paris, il se déplace avec sa valise
à roulettes, qu'il tire avec un air d'éternel étudiant. Lorsqu'il
passe au Collège de France, c'est qu'il arrive des États-Unis ou qu'il
y repart. Depuis quinze ans, Loïc Wacquant vit outre-Atlantique, tout
en gardant un pied en France. Agé de trente-huit ans, diplômé
d'HEC, titulaire d'une maîtrise de sociologie passée à Nanterre et
d'un doctorat de sociologie de l'université de Chicago, cet ancien
élève de Pierre Bourdieu, dont les premiers travaux portaient sur
les mutations de la société coloniale en Nouvelle-Calédonie, est aujourd'hui
professeur à l'université de Berkeley (Californie), où il enseigne
la sociologie.
Chercheur au Centre de sociologie européenne, au Collège de France,
il « suit » également des étudiants parisiens et participe
actuellement à un programme de recherches financé par l'Union européenne,
intitulé « État social, État pénal en France ». Sur le sujet,
Loïc Wacquant est intarissable. Plus qu'une thèse, c'est une cause
qu'il défend, celle du sous-prolétariat, sacrifié selon lui sur l'autel
du libéralisme. Si c'est dans le ghetto noir de Chicago, où il a appris
le métier de boxeur, qu'il a découvert l'importance aux États-Unis
du système pénal et policier chez les plus défavorisés, l'Europe,
estime-t-il, est tentée de suivre le modèle américain.
Dans le livre Les Prisons de la misère, qui vient d'être publié
par les éditions Raisons d'agir, lancées par Pierre Bourdieu (189 pages,
40 francs, 6,1 euros), il décrit la montée en puissance
de l'appareil policier et pénal aux États-Unis et les mécanismes de
diffusion, en Europe, des doctrines néolibérales américaines. Polémiste,
il s'en prend nommément à plusieurs de ses confrères français et fustige
les intellectuels de gauche qui appellent de leurs voeux une « refondation »
de la République.
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